Des personnalités racontent une histoire singulière qu'ils ont eue avec « Le Monde »
L'historien Benjamin Stora, spécialiste de l'Algérie coloniale et ancien militant trotskiste, s'est longtemps senti plus en affinité avec la pensée de Jean-Paul Sartre qu'avec celle d'Albert Camus. Jusqu'à ce qu'il tombe, le 16 avril 1994, sur un article du « Monde » saluant le roman inédit de Camus, « Le Premier Homme ».
Dans mon enfance algérienne, le seul journal qu'on lisait, qu'on soit « arabe » ou « européen », c'était la gazette locale, La Dépêche de Constantine. J'ai découvert Le Monde après mon arrivée en France, en mai ou juin 1968. Je commençais à m'intéresser à la politique, à militer . J'avais besoin de savoir ce qui se passait aux quatre coins de la planète et, mieux encore, de comprendre.
A l'époque, l'histoire et la sociologie m'intéressaient davantage que la littérature. Je suis devenu, au milieu des années 1970, un assidu du « Monde des livres » pour y trouver les ouvrages importants, les polémiques, les grandes figures – tout était là.
Quant à Camus… Comme la plupart des jeunes de ma génération, je l'avais lu en classe de terminale. Mais je n'en gardais pas un souvenir important. Je n'étais pas vraiment emporté par sa lecture.
Un roman « imparfait »
Tout a basculé en avril 1994 – une année terrible : la guerre civile ravageait l'Algérie, les premières vagues d'intellectuels débarquaient en France… Le Monde était le seul quotidien français, qui racontait ce qui se passait là-bas. Je le lisais tous les jours.
Cet après-midi-là, dans l'édition du 16 avril, je tombe, non pas sur un reportage, mais sur un article de critique littéraire, qui parle d'Albert Camus. J'ai cru longtemps, à tort, l'avoir lu dans les pages du « Monde des livres ». Il était consacré au roman inachevé de l'écrivain, publié par Gallimard – trente-quatre ans après sa mort : Le Premier Homme. Ce très bel article signé Florence Noiville, que je viens de relire, résiste à l'air du temps. Il y a dans ces mots des accents, une sensibilité, qui m'avaient à l'époque profondément troublé. Et qui me touchent encore aujourd'hui. A peine avais-je fini l'article que j'ai directement acheté le livre.
Je l'ai lu le soir même – et j'en avais les larmes aux yeux. Je l'ai relu, une semaine plus tard. Quelle force ! On était, après la chute du mur de Berlin, en pleine crise des idéologies. A l'époque, je commençais un travail de remise à plat de ma façon d'écrire, de réfléchir. Cette capacité qu'a le roman – et, singulièrement, ce roman « imparfait » de Camus - à ressaisir l'Histoire à partir du « je », à travers des destins personnels…
Sartre s'éloigne doucement
Le Premier Homme arrivait à son heure. Le fait qu'il soit inachevé, avec cette écriture rapide, « jamais retravaillée », comme le souligne Catherine Camus dans l'article du Monde, lui donnait un attrait supplémentaire : on a peut-être la chance de trouver, dans un livre pas fini, pas corrigé, une vérité, une authenticité qui n'apparaîtrait pas dans un roman bouclé, rodé, lissé…
Cette lecture a totalement bouleversé l'image que j'avais de Camus et de la littérature. Vingt ans plus tôt, alors que j'étais un jeune étudiant d'extrême gauche, j'avais été influencé par la pensée de Jean-Paul Sartre – dont on sait avec quelle violence, il s'est opposé à Camus sur la question algérienne. Et soudain, c'est Camus dont je me sentais proche. Et de Sartre, je m'éloignais doucement. Un papier comme celui du Monde était, à l'époque, inimaginable dans la presse algérienne : Camus, répétait-on, était un auteur colonial. Le Premier Homme, que je n'aurais pas découvert si vite, sans cet article, a confirmé mes intuitions : travailler sur la mémoire, celle des personnes, des individus, est une tâche essentielle. Y compris pour les historiens.
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