1. Une réaction habile face aux émeutes
2. Des raisons plus structurelles
a. Le « printemps » de 1988 et l’impact de la décennie noire
b. Un pouvoir non personnalisé
c. Des « soupapes de sécurité »
1. Une réaction habile face aux émeutes
L’année 2011 a débuté, en Algérie, par des émeutes violentes dans 20 des 48 wilayas du pays. Connue pour être une terre de « jacqueries » régulièrement secouée de soubresauts, l’Algérie vécut, entre le 5 et le 8 janvier 2011, un mouvement d’insurrection, fondé sur des revendications à la fois politiques et sociales, dénonçant le pouvoir et la vie chère, et qui fut une véritable surprise tant aux yeux des autorités que des Algériens eux-mêmes. « De Bab el-Oued, quartier chaud de la capitale, à Tirigou, cité des laissés-pour-compte d’Oran, la deuxième ville du pays, en passant par Bouira et Béjaïa, en Kabylie, Chlef et Relizane dans le Nord-Ouest, Tiaret dans les hauts Plateaux, Djelfa et Laghouat aux portes du désert, l’Algérie [s’embrasa] en quelques heures. Liaisons ferroviaires interrompues, axes routiers coupés, rideaux de magasins baissés et rues livrées à des hordes de jeunes armées de sabres et de barres de fer… Un très fort sentiment d’insécurité planait sur les grandes villes du pays »89. Le 12 février suivant, une marche fut organisée à Alger, à l’initiative de la CNCD, la coordination nationale pour le changement et la démocratie, et ce, en dépit de l’interdiction de manifester dans cette ville en vigueur depuis juin 2011. Le mouvement s’essouffla rapidement et le nombre de participants, estimé à 8.000 personnes le premier jour, décrut rapidement les jours suivants.
Ainsi s’achevait la séquence algérienne du « Printemps arabe » qui secoua le Maghreb et le Moyen-Orient à la même époque. Le contraste avec la Tunisie, pays voisin, était frappant puisque les manifestations populaires qui y débutèrent à partir du 17 décembre 2010, après l’immolation du jeune Mohamed Bouazizi, se muèrent, en quelques semaines, en une vraie révolution qui provoqua la chute de Zine el-Abidine Ben Ali, le 14 janvier 2011.
L’échec du Printemps arabe en Algérie doit beaucoup à l’habileté des autorités algériennes, et ce, dès les premières heures des émeutes de janvier 2011.
Sur le plan du maintien de l’ordre, les manifestations ont été bien contenues. La police, reprise en main quelques mois avant le début des émeutes par le général Abdelghani Hamel, avait pour consigne de ne pas recourir aux armes létales. Contrairement à d’autres moments de l’histoire de l’Algérie, elle géra la situation avec un certain doigté puisque, de source gouvernementale, une seule victime fut à déplorer parmi les manifestants. De même, le 22 février 2011, lors de la marche organisée par le CNCD, 30.000 policiers avaient été déployés à Alger, ce qui dissuada rapidement les manifestants de poursuivre leur mouvement de protestation.
Le régime parvînt également à calmer les revendications en ne tardant pas à prendre des mesures destinées à faire baisser les prix du sucre et de l’huile, deux produits dont la flambée des cours avait suscité un fort mécontentement. Dès le 8 janvier 2011, le Gouvernement annonça une série de décisions en ce sens, mêlant subventions et exonérations fiscales et douanières sur les matières premières entrant dans leur fabrication. Au-delà, à la suite des manifestations de janvier et février 2011 et des grèves organisées dans plusieurs secteurs, les autorités n’hésitèrent pas à puiser dans les importantes réserves financières du pays – réserves dont ne disposaient pas, il faut le relever, ni Bel Ali ni Moubarak – pour ramener la « paix ». Ainsi, plusieurs corps de fonctionnaires virent leur salaire augmenter avec effet rétroactif. Au total, l’équivalent de presque 20 milliards d’euros auraient été dépensés en trois mois pour financer ces diverses mesures sociales.
Enfin, au niveau politique, la réponse des autorités fut double. D’une part, elles laissèrent la presse s’exprimer librement et offrirent ainsi à l’opinion publique un défouloir bienvenu lui permettant d’exprimer sa colère. D’autre part, elles souhaitèrent ne pas se montrer immobiles face aux revendications en acceptant de s’engager dans un processus de réformes. Le 15 avril 2011, le président Bouteflika annonça, dans une intervention télévisée, une série de mesures devant permettre de consolider la démocratie en Algérie. Certaines d’entre elles furent rapidement adoptées comme la levée de l’état d’urgence et les votes de nouvelles lois sur les élections90, les partis politiques et les associations91. De même, la perspective d’une révision de la Constitution fut également envisagée avec, au préalable la tenue de consultations permettant de définir les paramètres d’un jeu politique ouvert et la tenue d’élections véritablement démocratiques. À ce jour, ce processus de réformes ne semble pas avoir vu d’effets concrets et paraît avoir été délibérément allongé(92). Les autorités algériennes ont su apporter une réponse habile qui a permis de calmer un certain nombre de revendications.
2. Des raisons plus structurelles
a. Le « printemps » de 1988 et l’impact de la décennie noire
Pour la plupart des personnalités auditionnées par la mission d’information, la principale raison qui explique que l’Algérie n’ait pas été confrontée aux mêmes troubles que ses voisins arabes, en 2011, réside dans le douloureux souvenir de la décennie noire qui affecte, encore aujourd’hui, de nombreux Algériens. Cette terrible guerre civile fit près de 200.000 victimes et des dizaines de milliers de disparus. Elle succéda à une période d’ouverture démocratique, en 1988, qui, pour beaucoup, fut le premier « printemps arabe » de la région. Entre le 5 et le 10 octobre 1988, de graves émeutes se déclarèrent dans toute l’Algérie. Face à ces évènements très violents et mal anticipés par le pouvoir, le président Chadli, après avoir proclamé l’état de siège, fit appel à l’armée pour rétablir l’ordre ce qui, selon un bilan officieux, aurait provoqué la mort de 500 à 600 personnes. Toutefois, le 10 octobre 1988, le chef de l’État intervînt à la télévision et annonça une série de réformes favorables au multipartisme et à la liberté d’expression. C’est dans ce contexte que les islamistes montèrent rapidement en puissance, favorisés notamment par le choc qu’avait constitué, aux yeux de nombreux Algériens la terrible répression d’octobre 1988. Le FIS remporta les élections municipales de 1989 puis fut sur le point de gagner le scrutin législatif de 1990 avant que le processus électoral ne soit suspendu, entre les deux tours, le 26 décembre 1991 et laisse place à la guerre civile qui fit souffrir l’Algérie tout au long des années 90.
Ce « printemps algérien », constitua assurément une expérience traumatisante pour le peuple algérien puisqu’il se termina par un terrible bain de sang qui s’étala sur une décennie. Il est donc aisé d’imaginer que face aux soubresauts qu’a connus le monde arabe au cours de l’année 2011, les Algériens aient préféré faire preuve de prudence. De plus, par un « matraquage médiatique [tendant] à identifier les révoltés des « printemps arabe » à des agents travaillant à la déstabilisation de la région » (93), le pouvoir algérien a assurément su faire de la Tunisie, de la Libye, de l’Egypte ou de la Syrie des épouvantails et l’histoire récente ne peut d’ailleurs pas forcément donner tort à ce type de raisonnement : les violences libyennes et syriennes évoquent beaucoup, pour l’inconscient collectif algérien, les périodes les plus sombres et font office de repoussoir.
b. Un pouvoir non personnalisé
Les révolutions arabes de 2011 ont vu des peuples chasser – ou essayer de chasser – des dictateurs : Ben Ali en Tunisie, Moubarak en Égypte, Kadhafi en Lybie ou Bachar El Assad en Syrie. Dans ces pays, le pouvoir était dans les mains d’une famille ou d’un clan qui avait accaparé les richesses et le système économique et contrôlait l’ensemble des instruments répressifs pour préserver leur position.
Ce « modèle » ne peut être transposé à l’Algérie.
Tout d’abord, il serait injurieux de comparer le président Bouteflika aux anciens despotes d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient. D’ailleurs, les manifestations du début de l’année 2011 n’ont jamais eu pour mot d’ordre de renverser le chef de l’État. Au contraire, le président Bouteflika a toujours joui d’une certaine popularité, en particulier pour avoir contribué, après son élection, par le processus de « réconciliation nationale », à clore la décennie noire et à ramener la paix civile dans le pays.
En outre, l’Algérie n’est pas une dictature militaire et le pouvoir doit y être analysé avec subtilité. Si l’appareil étatique repose sur des institutions classiques qui nous sont familières – présidence de la République, gouvernement, parlement bicaméral, conseil constitutionnel, double ordre de juridictions… – il doit être analysé à travers une « grille de lecture » propre à l’Algérie. En effet, au-delà de la façade officielle, le pouvoir semble impliquer plusieurs rouages de l’État dans un mode de fonctionnement relativement collégial et autonome mais empreint d’opacité. « Conseil d’administration » ou « conclave » sont des termes fréquemment entendus par la mission d’information, au cours de ses auditions, pour désigner cette façon d’exercer le pouvoir, également appelée « Nidham » (« système ») par les Algériens. En tout état de cause, il apparaît difficile de cerner les contours exacts de ce « cercle » dirigeant qui, selon certains observateurs attentifs de la vie politique algérienne, « n’est pas une somme d’individus mais un ensemble de rouages interdépendants et d’inégale importance » composé, en premier lieu « du rouage suprême, l’institution présidentielle, qui en assure la pérennité » mais aussi de « deux autres rouages indispensables, l’Armée nationale populaire (ANP) et les services de renseignements (hier Sécurité militaire, aujourd’hui Département du renseignement et de la sécurité, DRS) » (94). Cette relative opacité du cœur du pouvoir algérien et le fait qu’il semble être quelque peu autonome vis-à-vis de l’architecture officielle des institutions soulèvent régulièrement la question de la réalité du pouvoir algérien et de l’identité des véritables responsables du pays(95).
Quoiqu’il en soit, cet exercice collégial du pouvoir en Algérie, s’il peut être déroutant pour un observateur non au fait des subtilités de la vie politique locale, a aussi pour conséquence de ne pas remettre toute l’autorité dans les mains d’un seul homme. Et cette caractéristique a assurément joué dans le fait que les événements de janvier 2011 n’ont pas eu plus de conséquences : contrairement à ses voisins orientaux, l’Algérie n’avait pas à offrir la figure d’un tyran exerçant un pouvoir sans partage.
c. Des « soupapes de sécurité »
Une autre raison qui a fait que 2011 n’a pas été l’année d’une révolution algérienne fut l’existence, à ce moment-là – et encore aujourd’hui – d’espaces de liberté qui n’existaient pas en Tunisie ou en Libye. Et ces marges de manœuvre ont assurément permis de diminuer la pression exercée sur les dirigeants en permettant à l’opinion publique de se défouler au moment opportun.
Ainsi la liberté de presse – la presse écrite essentiellement96 – est-elle une réalité, en Algérie, et ce, depuis la fin des années 80. Il existe aujourd’hui plus de 80 titres (le tiers environ étant francophones) et leur lecture est édifiante de par les propos, souvent très critiques, qu’on peut lire. Certes, il y a quelques tabous et cela fut visible, il y a peu, lorsque certains journaux ne purent en totale liberté évoquer la santé du chef de l’État97. Certes il y a sans doute, dans certains cas, une part d’auto censure étant donné que le pouvoir dispose de moyens de pression potentiellement très efficaces dans la mesure où il contrôle l’impression des journaux et les recettes publicitaires. Il n’en demeure pas moins que les journalistes savent être féroces et n’hésitent pas à critiquer ouvertement le pouvoir voire le régime, à soulever des affaires de corruption ou à remettre en cause les politiques menées par les autorités. Les caricaturistes Hic dans El Watan ou Dilem, « le Plantu algérien », dans Liberté, sont certainement les acteurs les plus connus de la presse algérienne et leurs dessins ne sont pas tendres avec les dirigeants algériens, y compris ceux dont aurait pu croire, tel le Président Bouteflika ou le général Mediène, chef du DRS, qu’ils auraient été intouchables98.
De nombreux journaux affichent régulièrement une tonalité critique vis-à-vis du pouvoir et El Watan a même pu organiser, en juillet 2012, un colloque à l’occasion du cinquantenaire de l’Algérie qui n’a pas hésité à remettre en cause un certain nombre d’idées reçues et de mythes fondateurs de l’historiographie officielle algérienne.
Aux côtés de la liberté de la presse, l’émigration et les familles vivant à l’étranger – notamment en France – sont également des « soupapes de sécurité » indispensable à la stabilité de l’Algérie d’aujourd’hui. La « respiration » des hommes et des idées entre les deux rives de la Méditerranée sont une donnée essentielle pour appréhender la réalité algérienne actuelle. Sans cette possibilité offerte à la jeunesse algérienne de pouvoir partir – en tout cas, l’espoir de pouvoir, un jour, émigrer –, le pouvoir algérien serait assurément confronté à une population beaucoup plus hostile qui aurait probablement réagi de manière différente au cours des dernières années. D’où l’importance que revêt la question des visas attribuée par notre pays aux ressortissants de l’Algérie. C’est là une question qui est bien évidemment un enjeu de la relation bilatérale mais qui est aussi, par la force des choses, un pilier de la stabilité du régime algérien.
89 () Cherif Ouazani, Algérie, pourquoi tant de haine ?, Jeune Afrique, 9 mai 2011.
90 () La loi sur la représentation politique des femmes a permis l’élection d’un tiers de femmes à l’Assemblée populaire nationale lors du scrutin du 10 mai 2012.
91 () Votre rapporteur doit souligner que les entretiens de la mission tant à Paris qu’à Alger ont montré que ces deux derniers textes ont eu des effets plutôt négatifs en permettant la multiplication de nouveaux micro-partis à quelques semaines des élections législatives mais aussi en rendant plus restrictive la législation sur les associations.
92 () Le projet de loi sur l’audiovisuel annoncé en 2011 n’a été déposé qu’au printemps dernier et la commission chargée de préparer la révision constitutionnelle n’a été installée que le 8 avril 2013 (voir infra).
93 () Luiz Martinez, Algérie : l’après-Bouteflika a commencé, Politique internationale, n° 140, été 2013, p. 151
94 () Cherif Ouazani, Une mécanique bien huilée, Jeune Afrique, 23 juin 2013.
95 () Il est intéressant de relever que le conseil des ministres ne s’est réuni que deux fois en 2012 et une seule fois en 2013 (le dimanche 29 septembre dernier).
96 () Contrôlée par l’Etat, la télévision algérienne semble être peu regardée au profit des chaînes étrangères, arabes ou françaises.
97 () Voir notamment http://www.lemonde.fr/afrique/article/2013/05/20/la-presse-algerienne-denonce-la-censure-sur-l-etat-de-sante-de-bouteflika_3382101_3212.html
98 () Les caricatures de Hic Dilem peuvent être consultées sur les sites internet de leurs journaux respectifs : http://www.elwatan.com/divers/dessins.php et http://www.liberte-algerie.com/dilem/galerie .
PAR LA COMMISSION DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES de FRANCE
en conclusion des travaux d’une mission d’information constituée le 14 novembre 2012,
sur l’Algérie
Président
M. Axel Poniatowski
Rapporteur
M. Jean-Pierre DUFAU
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