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Par Bernard Mazo(1)
Algérie Littérature Action N° 133 - 136
Je dédie cet article à mon ami Hamid Nacer-khodja, gardien inspiré de la mémoire de Jean Sénac.
Si j’ose élever la voix tandis que mes frères tombent
C’est pour vous transmettre le relais de leur Espérance
Cette petite flûte de nos montagnes
Où la liberté s’engouffre
S’unit au souffle de l’homme
Jean Sénac, Œuvres poétiques(2)
Cette voix passionnée, c’est celle du poète insurgé Jean Sénac, ce ton exalté, au lyrisme exacerbé, c’est celui d’un Européen né en Algérie en 1926, près d’Oran, de père inconnu, et qui, dès 1954, devait dénoncer les premières convulsions sanglantes d’une insurrection algérienne pour laquelle il prendrait d’emblée fait et cause.
Ce bâtard né du viol de sa mère, Jeanne Comma, modiste à Oran, n’ayant jamais connu son père, voua sa vie aussi torturée que brève à la poésie et au pays qui l’avait vu naître, d’abord au service d’une Algérie martyrisée durant la guerre d’indépendance, puis celle-ci obtenue, ayant voulu opter pour la nationalité algérienne — qui lui fut refusée — à celui d’une Algérie construisant son développement autonome.
Jean Sénac, adoubé par René Char qui écrivit dans sa préface au premier recueil du jeune poète, intitulé Poèmes et publié en 1954 chez Gallimard: «Les poèmes qui m’accompagnent ici sont de Jean Sénac. Ils chantent à longue voix nourrie et pure le paysage de l’atelier du soleil, atelier qui a la nuit pour toiture et l’homme comme exploit décevant et merveilleux. Le vent ami tourne dans mes doigts les pages du cahier où une écriture de jeune homme s’établit en poésie», devait connaître une fin tragique. Oublié dans son pays électif, déplaisant au pouvoir en place qui avait supprimé son émission poétique radiophonique: Poésie sur tous les fronts, il s’était réfugié en 1968, à Alger, au coeur de l’ex-quartier européen, dans une chambre sordide au 2 de la rue Elisée Reclus qu’il avait surnommée «ma cave-vigie». Le nom de cette rue n’était-il pas doublement symbolique à ses yeux, désignant d’un côté Reclus le libertaire, de l’autre la situation de reclus qu’il avait choisi au point de signer nombre de ses derniers poèmes de cette même épithète? C’est d’ailleurs dans ce refuge, où il demeurait claustré des semaines entières, que l’on devait, dans la nuit du 30 août 1973, le découvrir mort, assassiné de cinq coups de couteau. Il avait 47 ans.
Très étrangement, comme le souligne René de Ceccaty dans sa préface aux Œuvres poétiques(2) du poète, cet ouvrage volumineux de plus de 800 pages qui rassemble la quasi-totalité des textes poétiques de Sénac, accompagné d’une postface de Hamid Nacer-Khodja, il semble que Jean Sénac ait eu très jeune la prémonition, à travers divers poèmes, de sa fin tragique. Ainsi, écrivait-il déjà le 29 octobre 1950 — il n’avait à l’époque que 24 ans: «Pourquoi suivre cette trace / d’avance tout est conclu / Quand vous laverez ma face n’y sera plus».
Deux ans avant son assassinat, il avait, dans un poème daté du 15 octobre 1971, écrit ces vers:
«L’heure est venue pour vous de m’abattre, de tuer
En moi votre propre liberté, de nier Ça n’est plus bien
La fête qui vous obsède. Soleil frappé, des années saccagées
Remontera
MON CORPS».
(Œuvres Poétiques)
Un an plus tard il confiait à l’un de ses amis les plus proches, de passage à Paris, Serge Tamagnot: «Ils me tueront ou bien ils me feront assassiner. Mais je ne quitterai jamais en lâche ce pays où j’ai tant donné de moi-même. Ils feront de moi un nouveau Federico Garcia Lorca».(3) Op. cit.
Enfin, le 24 mai 1973 — il ne lui restait que trois mois à vivre —, c’est la visite anticipée de la mort:
«Le temps qu’elle mettra pour arriver au Centre
Ce n’est plus bien longtemps
Pour le moment elle hante
Les coins ardents».
De surcroît, à la même époque n’avait-il pas déclaré: «Vous verrez que je serai assassiné, et ils feront croire que c’était une affaire de mœurs».
Comment, bien sûr, ne pas songer à l’assassinat de Pasolini, homosexuel comme l’était Sénac? L’hypothèse d’un assassinat politique n’est pas à écarter, mais le saura-ton jamais?
En tous cas, El Moudjahid, l’organe officieux du pouvoir en place ne signale que par quelques lignes la disparition brutale de Sénac. On arrêtera cependant un petit délinquant, qui avouera être l’auteur du crime pour un vol qui aurait mal tourné. Il semble que ce coupable providentiel aurait été discrètement remis en liberté quelques temps plus tard.
Ce qui est clair, c’est que non seulement Jean Sénac n’était plus utile au nouveau régime dirigé par Boumediene, qui avait succédé à Ben Bella, mais qu’il était devenu un élément perturbateur et trop ostensiblement critique vis-à-vis des nouvelles orientations prises par le pouvoir en place. De plus, comment accepter qu’un Pied-noir, qu’un Français non musulman, ostensiblement homosexuel, pût ainsi dénoncer, et avec quelle violence, les dérives totalitaires de cette Algérie devenue indépendante au prix de tant de sacrifices et de tant de sang versé?
Lui qui avait si longtemps et si passionnément rêvé d’une terre algérienne ensoleillée, où cohabiteraient harmonieusement Arabes, Berbères, Juifs et Européens ne voit autour de lui qu’une Alger «libérée du colonialisme» mais en proie à la corruption, au clientélisme, et une caste dominante dogmatique.
«Je suis né algérien. Cette naissance ! Elle traverse comme une nébuleuse le zodiaque de mon amour et me laisse nu, interrogation, livré à la rage des hommes. J’ai grandi comme une plaie suppure. J’ai rêvé comme on montre une faille.»
Cette déclaration d’écorché vif, ce coup de gueule lancé à la face du lecteur, on les découvre dans les toutes premières lignes d’Ebauche du père, ce livre où Jean Sénac se livre tout entier, ces mémoires masquées en pseudo roman selon la volonté de l’auteur, cette autofiction publiée aux éditions Gallimard en 1989, c'est-à-dire seize années après l’assassinat du poète, alors même qu’elle avait été rédigée entre février 1959 et octobre1962.
Dix ans après la rédaction finale d’Ebauche du Père, Sénac y fait allusion dans un texte inédit de 1972 que révèle Rabah Belamri, mort en 1995, à qui l’on doit la publication du récit chez Gallimard et qui en transcrit ce passage dans sa préface au livre: «Cette nuit, dans sa minuscule cave, après avoir franchi les ordures, les rats, les quolibets et les ténèbres humides, à la lueur d’une bougie, dix ans après l’indépendance, interdit de vie au milieu de son peuple, écrire. Tout reprendre par le début et d’abord cet essai de roman qui jaunit depuis octobre 1962 dans une valise et dont je ne déplacerai pas une virgule…»
Sénac se souvient-il alors de ce qu’il avait écrit dans les toutes premières lignes de son récit: «J’ai horreur du récit et je ne désire point écrire un roman. J’ai trop d’impatience pour tenter aujourd’hui un poème. J’ai trop de choses à dire pour ordonner mon chant. (…) Savoir, ce serait posséder le Père quand il nous fait si cruellement défaut…».
«Le Père [qui] nous fait si cruellement défaut»: le voici l’amer et si tragique aveu de celui qui se nommait lui-même, par une sombre dérision, le bâtard: «Je portais ce titre, bâtard, comme une charge de poudre, dangereuse, aveuglante, perçue par les autres à des signes certains».
Oui, le voici le terrible fardeau, telle la tunique de Nessus dont Sénac ne parviendra jamais à se débarrasser tout au long de son existence — «Je ne t’ai pas vaincue, O ma naissance obscure», écrira-t-il beaucoup plus tard —, la voici cette blessure jamais refermée qu’il arborera comme une marque d’infamie et aussi comme un défi à la face de la société, et qui nourrira continûment, non seulement sa posture de révolté, mais l’œuvre tout entière dans sa violence exacerbée et aussi sa tendresse jamais démentie pour les faibles et les opprimés. La figure du père inconnu ne cessera de le hanter: «Je reviendrai sans cesse sur le Père… Le Père. Le Père qui n’est pas…».
Oui, il reviendra sans cesse, obsessionnellement, vers ce «père qui n’est pas», ce géniteur inconnu qui «a fui encore tout moite de son sperme» et qui l’a laissé «irréalisé», un père à la personnalité masquée, improbable, qui est sa «soif» et son «néant». Au fait, qui peut-il être celui qu’il a peut-être rencontré un jour, à Oran, sans pouvoir l’identifier? Un Gitan sans attaches, un émigré espagnol comme la mère qu’il a violée, un violeur pathologique ou un dangereux séducteur? Tondeur de chien, ou coiffeur tenant échoppe dans la dangereuse proximité de la boutique où Jeanne Comma travaille en tant que modiste?
Mais est-elle vraiment importante l’identité du père inconnu, de ce «déserteur», identité à laquelle Jean Sénac préfèrera substituer des projections phantasmatiques dans Ebauche du père: «Comment j’ai vu le Père alors? Indiscutablement beau».
Oui, était-elle vraiment importante cette identité pour l’enfant qu’était Jean Sénac, alors même que d’autres hommes allaient traverser très brièvement sa jeune existence?
Le grand-père mineur, Alexandre Lassassin, le légionnaire un temps si doux avec lui comme avec sa mère, Edmond Sénac, le père adoptif, tous ceux-là qui n’auraient jamais pu compenser l’absence du père et qui, successivement, l’abandonneront en chemin ; enfin, au premier chef, Albert Camus, son père spirituel qu’il «tua» symboliquement pour sa tiédeur supposée vis-à-vis de la guerre d’indépendance des Algériens? Quelle était donc cette malédiction inscrite sur son front, qui voulait qu’ils l’abandonnassent tous, les uns après les autres? Faut-il voir là une explication à l’homosexualité dévorante de Sénac qui cherchera désespérément, d’aventure en aventure, la tendresse et l’amour masculin dont il fut sevré continûment tout au long de son enfance?
Cette béance de la bâtardise jamais comblée ne va-t-elle pas avoir une seconde et durable conséquence, quelques années plus tard, en orientant le jeune poète vers un rejet violent de la société coloniale installée en Algérie, de son arrogance vis-à-vis des autochtones algériens, de son exploitation d’une population musulmane méprisée, levain de toutes les frustrations futures qui conduiront au déclenchement de la guerre d’indépendance?
C’est ainsi que le deuxième élan de révolte du jeune Sénac, sonnant comme un défi altier à la société européenne qui méprise en lui le «bâtard», ce sera de proclamer à la face de la société française coloniale d’Algérie, au milieu de laquelle il avait été élevé, son appartenance viscérale à une terre et à ceux qui lui en paraissent les légitimes propriétaires: Berbères, Kabyles, Arabes, à peine alphabétisés, méprisés et dénués de tout, et de plus sans représentation parlementaire et politique à l’Assemblée siégeant à Alger. Cette attitude de sa part sans équivoque et jamais démentie ira jusqu’à participer activement et clandestinement aux activités révolutionnaires du F.L.N.
Dès 1954, quelques mois avant le déclenchement de la Toussaint rouge, Jean Sénac écrivait dans son journal de bord: «Parce que je suis algérien et que j’aime mon pays, parce que j’aime aussi profondément la France réelle, j’embrasse la cause des Arabes, notre cause.».
Trois ans plus tard, dans Ebauche du Père, son lyrisme est encore plus explicite: «Je suis né algérien (…). Je suis né arabe, espagnol, berbère, juif, français. Je suis né mozabite et bâtisseur de minarets, fils de grande tente et gazelle des steppes… comme Djamila…».
Ce «je suis né algérien» il le répétera jusqu’à plus soif: «Je suis né algérien ! Il m’a fallu tourner en tous sens dans les siècles pour devenir algérien et ne plus avoir de comptes à rendre à ceux qui me parlent d’autres cieux. (…) O folie ! Je dis que je suis algérien et ils me rient au nez…»
Ce cri, jeté à la fois comme un défi à la face des Européens et comme une déclaration d’amour à tout un peuple qu’il voit opprimé, il tentera de l’assumer de tout son être, de toutes ses fibres ; il en fera le corps même, la chair et le sang, tout au long de sa vie, de son œuvre poétique et théâtrale ; et ce cri, il le poussera au paroxysme au moment du déclenchement de la lutte armée, le 1er novembre 1954 et durant les sept années durant lesquelles se déroulera la guerre d’Algérie. Hélas, l’écho de ce cri demeurera inaudible pour nombre de ceux qu’il considère comme des frères de sang, y compris pour certains intellectuels et écrivains. L’un d’entre ces derniers ne lui envoie par dire en 1957: «Tu ne seras jamais accepté demain en Algérie comme poète algérien. Tu t’appelles Jean, la place ira de droit aux Malek, Kateb, Omar».
Mais il suffit d’aller à Alger, de se rendre dans les médiathèques de la ville blanche, de parler avec les écrivains algériens comme je l’ai fait il y a quelques années, pour mesurer l’immense admiration que ceux-ci portent à l’œuvre de Sénac, sans compter les différentes manifestations officielles ou non qui sont consacrées à son œuvre et à sa vie.
Voici donc esquissé le destin unique et douloureux du «bâtard» Jean Sénac, de ce poète algérien assassiné par l’un de ceux auxquels il n’avait cessé de s’adresser dans ses poèmes de feu et de passion, comme dans l’admirable Chant funèbre pour un gaouri, un de ses plus beaux textes, écrit à Alger, Pointe-Pescade, entre le 23 et le 26 janvier 1964, où l’on peut lire ces vers d’une beauté foudroyée:
«Jeunes gens ne demandez pas d’autographe au poète.
Il y a si longtemps que je n’écris plus au stylo mais à la bouche !
Je ne sais plus signer que d’un baiser avide.
Les mots dans mes doigts
Saignent (…)»
(Œuvres poétiques)
(1) : Bernard Mazo, né en 1939 à Paris, est poète, auteur de nombreux recueils. Membre de l’Académie Mallarmé et secrétaire général du Prix Apollinaire, il codirige le mensuel Aujourd’hui poème (Paris).
(2) : Actes Sud, 1999.
(3) : Op. cit.
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