Les citoyens de la Cité Mahieddine (Alger) se souviennent
Le 25 juillet 1957 à 3h30, la tête du chahid Badèche Benhamdi tombait sous le couperet de la guillotine actionnée par le bourreau Maurice Meissonnier, à la prison de Serkadji (ex-Barberousse). Accusé de l’attentat, dans la matinée du 28 décembre 1957, au 108 rue Michelet (Didouche Mourad), qui coûta la vie à Amédée Froger, maire de Boufarik et président de la Fédération des maires d’Algérie, chef incontesté et véritable pilier de la colonisation.
Badèche Benhamdi, 27 ans, journalier, célibataire, natif de la commune de Ouled Slimane, près de Bou Saâda (M’sila ), qui vivait dans une baraque du bidonville de la cité Mahieddine (Sidi M’hamed), où il y a été interpellé, dans la nuit du 25 février 1957, par les paras légionnaires, les Bérets verts du 1er Régiment des étrangers parachutistes (1er REP). Transféré à la villa Susini, il y subit les pires sévices de la part des sicaires tortionnaires (l’autre accusé dans cette affaire, le chahid Belkacem Belebame, succomba suite à ces tortures). Ecroué à la prison de Serkadji, il est jugé et condamné à mort le 11 avril 1957 (moins de deux mois après son arrestation).
La mort d’Amédée Froger donna lieu aux pires représailles des colons contre la population algérienne : chasse à l’homme, lynchages et descentes punitives coûtèrent la vie à des centaines de victimes innocentes. La furie et la rage des pieds-noirs étaient à leur paroxysme et pour cause, attenter à la vie d’Amédée Froger, c’était porter atteinte à un symbole sacré, un totem de la colonisation, un sacrilège qui provoqua l’hystérie guerrière des ultras et le bain de sang qui s’en est suivi (prémices aux actions criminelles et génocidaires de la sinistre OAS). Cet épisode historique, (le plus meurtrier à Alger avec l’attentat de la rue de Thèbes), deux années à peine après l’appel du 1er Novembre 1954, fut certainement un moment crucial dans notre lutte de Libération nationale.
Exacerbant les clivages entre les antagonistes, le fossé qui séparait les deux communautés ne cessait irrémédiablement de s’approfondir. Ce déversement de haine radicalisa les positions des apôtres de la colonisation qui, après la cuisante et humiliante défaite de Diên Biên Phu au Vietnam, ne tenaient surtout pas à courir le risque de perdre l’Algérie, joyau de la couronne de l’empire colonial français. «De Dunkerque à Tamanrasset», tel était alors leur credo (cher surtout à un ancien président socialiste, ex-ministre de la Justice qui signa la mise à mort du chahid Badèche Benhamdi). D’énormes moyens militaires et civils sont alors engagés pour venir à bout de ce mouvement de rébellion mené par le FLN. Des pouvoir spéciaux sont accordés à l’armée d’occupation, le général Massu, chef du corps expéditionnaire, devient le maître absolu en Algérie, il avait carte blanche pour pacifier cette contrée.
Du côté algérien, cette fuite en avant meurtrière des pieds-noirs et le grand nombre de victimes qu’elle provoqua jetèrent des pans entiers des sceptiques et des réticents de la population dans les rangs de la lutte armée, dissipant les illusions velléitaires des tenants de la solution politique ou encore le rejet du chimérique et fumeux projet d’intégration de l’Algérie, dotée d’une large autonomie au sein d’une fédération française prônée par «un illustre prix Nobel pied-noir», enfant de Belcourt (quartier du chahid Badèche Benhamdi, pour lequel il ne daigna même pas lever le petit doigt pour le sauver du couperet de la guillotine). Deux mois après la mort de Froger, le CCE de Abane Ramdane et de Larbi Ben M’hidi déclencha la grève des 8 jours.
C’était le commencement de la «Bataille» ou plutôt du génocide d’Alger. Il est toutefois étonnant qu’un événement aussi lourd de conséquences sur les décisions politiques et militaires des belligérants engagés dans le conflit algérien soit si peu connu chez nous. Il est donc légitime de se poser des questions sur le pourquoi d’une telle omission. Aux historiens de nous apporter un éclairage objectif sur cet épisode aussi important de notre lutte de libération !
Le chahid Badèche Benhamdi, lui aussi, n’échappe pas aux aléas de ce syndrome de l’oubli qui gangrène notre mémoire collective. Son nom, hormis sur la plaque commémorative dédiée aux chouhada guillotinés de la prison de Serkadji, ne figure nulle part ailleurs. Mieux encore, après son supplice le 25 juillet 1957, enterré au cimetière El Alia, il n’eut même pas droit à une sépulture. Avec le temps, sa tombe est devenue, hélas, un passage piétiné par tous les passants. Il a fallu l’obstination de certains citoyens de la cité Mahieddine qui, même s’ils n’ont pas vécu cette époque, ont milité et œuvré inlassablement pour la réhabilitation de la mémoire d’un des leurs, «Oulid El Houma», pour qu’enfin, et avec la participation du mouvement associatif, il eut, en septembre 2013, une sépulture digne d’un chahid qui fit don de sa vie pour l’indépendance de notre pays.
Le chahid Didouche Mourad disait : «Si nous venons à disparaître, défendez nos mémoires.» Il nous incombe par conséquent, à nous citoyens de la cité Mahieddine et de la commune de Sidi M’hamed, ainsi que nos frères de la commune de Ouled Slimane (M’sila), le double devoir de défendre et d’honorer la mémoire de nos chouhada et en particulier celle du martyr Badèche Behamdi, l’unique guillotiné de notre commune. Cependant, il ne suffit pas seulement de célébrer l’héroïsme de nos martyrs ou de glorifier leur bravoure par des chants et des hymnes panégyriques, il est surtout important d’expliquer à notre jeunesse actuelle désabusée, victime des méfaits et des carences d’une époque de désenchantement, aux horizons incertains et qui vit un malaise identitaire, en mal de repères et de modèles positifs, le pourquoi du sacrifice de ces aïeux qui, à leur âge, avaient les notions de patriotisme, l’amour de la patrie, le don de soi n’étaient pas de vains mots, des slogans creux, galvaudés, ou bien des professions de foi désincarnées et rébarbatives.
Bien au contraire, ils avaient valeur toute à la fois de principes, de repères, de programme politique et de projet de société et qui donnaient surtout du sens à leur vie et leur combat contre le joug colonial. Il est aussi impérieux de transmettre et d’inculquer à cette jeunesse (il serait honnête de reconnaître notre responsabilité collective dans cette incapacité de transmission de ce legs générationnel, ce qui explique probablement ce sentiment de désespérance qui semble tétaniser nos jeunes d’aujourd’hui), les valeurs et les idéaux de nos martyrs, ces combattants pour la liberté, qui avaient à leur époque, pour unique lot quotidien : l’ignorance, l’humiliation et la discrimination raciale (les voilà les fameux bienfaits de la colonisation).
Face au luxe fastueux et à l’arrogance des pieds- noirs, leur seul luxe c’était leur sens de la dignité et de l’honneur (bafoués et foulés aux pieds par la horde coloniale) et surtout cette fabuleuse fraternelle et généreuse solidarité, qui leur permit de transcender leurs clivages régionaux, eux les damnés de la terre venus de tous les coins du pays, trouvant refuge pour survivre à la misère dans les gourbis des bidonvilles de la capitale à l’instar de la cité Mahieddine, une réserve d’indigènes, ghettos ou township pour sous- humains, enclavés dans la prospère et festive ville européenne. Ils en firent des creusets de la nation algérienne et des foyers du patriotisme, dont tant d’enfants offrirent leur vie pour l’indépendance de notre chère patrie.
Envers ces chouhada, pour ces justes, qui rendirent l’espoir et la fierté au peuple algérien, nous avons une dette, celle de l’espoir à rendre non seulement à notre jeunesse, mais aussi à toute l’humanité, car leur combat, ce combat des opprimés, ils l’ont mené au nom de la justice et de la liberté et leur sacrifice, le sacrifice suprême, le plus beau, le plus noble : le don de soi. Ils l’ont consenti tout simplement au nom de la dignité humaine.
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