Tipasa est un nom phénicien que l'on retrouve en quelques autres points d'Afrique : il signifie " lieu de passage ". On pouvait donc s'attendre à y découvrir les restes d'un de ces nombreux relais de cabotage jalonnant - à une distance moyenne d'une trentaine de kilomètres - la route maritime de Carthage aux Colonnes d'Hercule. En venant d'Icosim (Alger) pour se rendre à Iol (Cherchel), les navigateurs phéniciens disposaient très probablement d'un point de relâche, vers l'estuaire de l'oued Mazafran. Il leur fallait une sécurité intermédiaire : ce fut Tipasa, l'escale.
Les fouilles de M. P. Cintas précisèrent, seulement en 1943, l'emplacement de la petite nécropole qui accompagna le port pendant environ cinq siècles précédant la chute de Carthage. Ces fouilles expliquèrent en même temps la présence étonnante de l'étrange vaisseau de pierre échoué dans le port c'est le plus ancien caveau punique de Tipasa, les autres ayant été creusés de plus en plus vers l'Est. Il remonte au VIème ou Vème siècle avant notre ère. Respecté par les carriers romains qui débitaient les pierres de la falaise, il se coucha un jour sous l'action de la mer. En dehors du témoignage que les Phéniciens nous laissaient avec leurs tombes, nous ne savons rien de l'histoire de Tipasa avant le premier siècle de notre ère. A quel point le passage des navigateurs en ce lieu fut-il également un passage de la mer vers l'intérieur, un comptoir d'échange, un point de contact avec les populations libyques ? Nous l'ignorons. Mais nous trouvons, d'une part, un type de caveaux funéraires (néopunique) intermédiaire, si l'on peut dire, entre les vieux caveaux puniques à chambre profonde et les tombes plus récentes construites presque en surface. Nous rencontrons d'autre part ici, comme en bien d'autres lieux d'Afrique, certains caissons funéraires et des stèles portant le « signe de Tanit », traces indiscutables de l'influence phénicienne à Tipasa.
On ne sait rien non plus de l'époque où, la domination carthaginoise ayant disparu, ce coin de la côte maurétanienne dépendit de princes indigènes. Un contemporain de Jules César, le roi Bocchus, fit de Iol la capitale des pays maures couvrant, à peu de chose près, les territoires de l'Algérie. Tipasa était donc approximativement au centre de ses Etats. Elle se trouvait sur une route conduisant de la capitale au mausolée royal auquel on devait donner le nom de " Tombeau de la Chrétienne ". Bocchus mourut sans laisser d'héritier, ce qui mit à la disposition d'Auguste son vaste royaume ; mais ses sujets étaient trop turbulents, et le pays ne paraissait pas encore mûr pour l'annexion.
Juba II - fils du roi de Numidie vaincu avec les Pompéens et qui s'était suicidé pour ne pas survivre à son malheur - avait été entraîné à Rome à l'âge de 5 ou 6 ans, et avait figuré à l'un des triomphes de César. Il reçut une éducation gréco-romaine et fut fait citoyen romain par son protecteur. Marié avec la fille de Cléopâtre, reine d'Egypte et d'Antoine le Triumvir, qui, comme lui, avait été élevée à Rome après la mort tragique de ses parents, il reçut un immense empire couvrant presque le Maroc et l'Algérie modernes. S'efforçant d'y introduire ou d'y répandre les moeurs latines, il avait la lourde charge de maintenir dans le devoir les populations barbares sur lesquelles il régnait, ce qui l'obligea parfois à faire appel au Gouverneur de la Province d'Afrique. Jamais sa fidélité à Rome ne s'est démentie, et sa capitale, Iol, devenue Caesarea, était à la fois un grand port, une ville d'art et un foyer de civilisation gréco-romaine.
Lorsque son fils Ptolémée, d'abord emprisonné, fut mis à mort à Lyon par l'empereur Caligula jaloux de son faste, le royaume de Maurétanie fut simplement annexé et partagé en deux : Maurétanie Tingitane, correspondant approximativement au Maroc, et Maurétanie Césarienne, couvrant notre Algérie. A Césarée résidait le Procurateur représentant l'Empereur : commandant de l'armée et de la flotte mises à sa disposition, chargé de la perception des impôts et de l'administration du pays, il réunissait en ses mains tous les pouvoirs. Un de ses principaux buts était, tout en assurant l'ordre, de favoriser le développement des colonies romaines.
Pline l'Ancien nous apprend que, quelques années à peine après l'annexion de la Maurétanie, l'empereur Claude établit à Tipasa une colonie à laquelle il octroya le droit latin : privilège important, donnant tous les droits de citoyenneté romaine aux magistrats municipaux et à leurs descendants, c'est-à-dire, pratiquement, au bout de quelque temps, aux notables de la ville. Il est vraisemblable que Tipasa, limitée à la colline actuelle du forum, reçut alors sa première enceinte.
Nous savons que tous les habitants de condition libre reçurent, eux aussi, les droits et toutes les prérogatives dont jouissaient les citoyens romains. De quand date cette promotion importante ? Est-ce sous le règne d'Hadrien ou sous celui d'Antonin le Pieux? Un fragment d'inscription, trouvé au cours des fouilles de 1951, nous prouve en effet que c'est sous le dernier de ces empereurs que fut construite la porte orientale de la grande enceinte, à l'intérieur de laquelle la colonie aelienne put se développer. Il est à remarquer que cette construction coïncide avec une époque d'insécurité et de troubles qui donna lieu à une guerre impitoyable contre les Maures. Et si, au milieu du second siècle, l'Afrique Romaine entrait dans une ère de sécurité, il n'en avait pas moins été nécessaire de faire appel à des troupes de renfort - et particulièrement de cavalerie - prélevées sur la Syrie, sur la Pannonie (Hongrie, Bulgarie), sur la Germanie et sur l'Espagne : elles avaient mis trois ans pour rétablir l'ordre.
Pour Tipasa, comme pour presque toutes les autres villes d'Afrique, c'est au second siècle et au début du troisième - sous les derniers Antonins et sous les Sévères - que commence une magnifique ère de prospérité. Prospérité des gros propriétaires du Sahel riche en blé et en huile ; prospérité de négociants en relations commerciales non seulement avec les autres ports africains, mais avec l'Espagne, la Gaule et l'Italie ; prospérité d'une escale sur les routes maritimes comme sur la grande voie côtière de Maurétanie, à l'aboutissement d'un réseau routier venant de la Mitidja occidentale, terre à céréales, de la riche vallée supérieure du Chélif, de la région de Médéa et des HautsPlateaux si favorables à l'élevage. Toutes ces voies rendaient bien aux Tipasiens, par le courant commercial qu'elles leur apportaient, les sacrifices pécuniaires qu'ils consentaient pour leur entretien : certaines bornes milliaires, retrouvées le long de ces voies, prouvent qu'elles étaient entretenues -au moins en partie- par les Tipasiens, auteurs des dédicaces aux Empereurs. Tipasa ne présentait pas alors l'aspect luxueux de la proche capitale ou même des grandes villes de Numidie et de Proconsulaire ; mais ses monuments nous prouvent l'aisance de nombreux habitants et la richesse d'une république dont la limite des terres extérieures s'étendait jusqu'à la Mitidja.
Il semble que le christianisme fit son apparition ici au début du IIIème siècle. Il se consolida en prenant lentement la place des cultes païens. C'est de la fin du IIIème siècle qu'il faut vraisemblablement dater les martyres de Salsa dont l'Eglise fit une sainte, ou de Rogatus, Vitalis et Victorinus, honorés dans l'enclos voisin de la basilique d'Alexandre. Très vite, le christianisme se développa intensément autour du souvenir de ses martyrs. Il put se montrer au grand jour après la paix constantinienne. Désormais, il semble que les Tipasiens soient avant tout des chrétiens militants. Ils subissent sans faiblir la courte persécution de Julien dit l'Apostat, et sont inébranlables devant le schisme donatiste.
En 372, Firmus, berbère révolté contre Rome, vient mettre le siège devant Tipasa, à la tête de bandes armées de pillards et de mécontents. S'ils étaient tous attirés par l'appât que représentait le sac d'une ville, les donatistes étaient animés d'une haine religieuse d'autant plus forte que les Tipasiens étaient plus attachés au vrai christianisme. L'enceinte de la ville et - si nous en croyons l'historien de la petite Salsa - la partie Est de cette enceinte, défendue avec acharnement par les habitants, résista victorieusement aux assauts répétés de Firmus. La capitale Caesarea, avec son immense muraille longue de sept kilomètres, et Icosium (Alger), n'eurent pas le même bonheur : elles furent prises et saccagées, ce qui eut sans doute pour résultat un accroissement rapide de la prospérité de Tipasa.
La fin du IVème siècle et le début du Vème, époque tragique pour le monde romain menacé de la mer du Nord à la mer Noire par les barbares dont l'immense migration ne s'arrêtait que pour progresser à nouveau, fut, pour Tipasa comme pour le reste de l'Afrique, une période d'illusions, car ici, le commerce était florissant et la population nombreuse : 10.000 à 15.000 habitants, vraisemblablement. Le christianisme se développait en toute quiétude, les récoltes se vendaient bien, et les malheurs de l'Empire semblaient ne jamais devoir atteindre les heureuses provinces.
Quand eurent-elles connaissance des événements terribles et quelle attention apportèrent-elles à ce 31 décembre 406 où le Rhin, à moitié gelé près de Mayence, donna le signal de la mise en marche à une partie des populations qui n'attendaient qu'une occasion pour franchir le limes et ravager la Gaule? Pouvait-on s'imaginer, sous le beau ciel de Tipasa, que ces Vandales si lointains, que cette population mouvante de 80.000 individus, - vieillards, femmes et enfants compris, - contenue un instant en Espagne par un traité qui en faisait des fédérés, se mettrait à nouveau en marche et traverserait Gibraltar? Pouvait-on se douter que sa quinzaine de milliers de combattants, précédée par une vague de terreur, ne trouverait aucun obstacle sérieux pour l'arrêter? Tipasa tomba, comme toute l'Afrique, vers l'an 430. Les murailles furent abattues, sans doute par les habitants eux-mêmes, contraints par une poignée de vainqueurs, au démantèlement de cette enceinte jusque-là inviolée. Et les Tipasiens passèrent par une foule de nouvelles épreuves matérielles et spirituelles.
La religion catholique abolie par le roi Hunéric, les églises furent livrées au clergé arien. Mais tous les habitants qui purent trouver place sur des bateaux émigrèrent en Espagne. Ceux qui restèrent furent soumis à de nouvelles persécutions, et c'est à ce moment qu'il faut placer l'épisode douloureux des langues et des mains coupées. Tipasa tomba ensuite dans l'ombre que confère la misère et la décadence. Une partie des émigrés d'Espagne rentra vraisemblablement ; ce ne fut que pour lutter contre les tribus barbares déchaînées par l'effondrement de l'ordre romain.
Les Byzantins, qui reprirent Caesarea en 534, sans pouvoir arracher la Maurétanie à l'anarchie, délivrèrent probablement vers la même date la malheureuse cité. Les réfections, les réparations et l'agrandissement de certaines basiliques (entre autres celle de Sainte-Salsa) sont leur oeuvre.
Après la conquête musulmane, Tipasa n'est plus que ruines... Son nom s'est transformé en " Tefassed " : « abîmé », « gâté ». Les deys y prélevèrent par mer tout ce qui pouvait être utilisé facilement dans la région d'Alger. Et trop longtemps, beaucoup trop longtemps, les ruines ne furent qu'une carrière de pierre et le marbre un matériau idéal pour faire de la chaux...
En 1854, l'emplacement de la cité romaine fut concédé à un particulier, à charge par lui de construire un village de colonisation qui, hélas ! est bâti en plein coeur de la colonie romaine. Les maquis de lentisques et de palmiers nains firent place peu à peu à de magnifiques propriétés, tandis que, fort heureusement, le parc de M. Trémaux mettait toute une partie des ruines à l'abri de nouvelles destructions. Puis, à la prudente politique de protection, s'est substituée, grâce aux efforts obstinés de l'Administration et au désintéressement de certains propriétaires, la constitution d'un vaste parc archéologique domanial. Dans l'admirable cadre agreste, protégé avec autant de soins que les monuments eux-mêmes, a été tracé tout un réseau jalonné de sentiers. Pour chaque arbuste coupé ou déplacé, afin d'exécuter des fouilles dont le paysage ne souffrira jamais, des centaines de plants d'essence méditerranéenne apportent leurs promesses.
(extrait de la plaquette de Jean Baradez, directeur des fouilles de Tipasa. Cette plaquette
"Tipasa , ville antique de Maurétanie" (illustrée, munie d'une carte) a été tirée en 1952, sur les presses de l'Imprimerie Officielle à Alger, sur ordre du Gouverneur Général de l'Algérie.)
"Tipasa , ville antique de Maurétanie" (illustrée, munie d'une carte) a été tirée en 1952, sur les presses de l'Imprimerie Officielle à Alger, sur ordre du Gouverneur Général de l'Algérie.)
Les commentaires récents