Responsable de la wilaya II (1959-1962)
Un chef vaillant qui déjoua le Plan Challe dans le nord-constantinois.
C’est aujourd’hui le 27 mai, le 9e anniversaire de la mort de Salah Boubnider, décédé à l’âge de 76 ans, après avoir mené une vie de combattant héroïque pour l’indépendance de son pays et de militant engagé pour une Algérie républicaine, moderne et progressiste. Enfant d’une modeste famille de la ville d’Oued Zénati, après la mort de son père et assez jeune, il quitta la médersa pour se consacrer à la subsistance de sa famille.
Jeune scout (SMA), il eut comme «morched» Abdelhamid Mehri (ministre du GPRA et ex-secrétaire général du FLN). Après les massacres du 8 Mai 1945 qui touchèrent durement la région de Guelma et d’Oued Zénati, il s’enrôla dans une cellule du MTLD-PPA, puis dans une de l’OS que dirigeait Slimane Barkat (un évadé de prison de Annaba). Il fut arrêté lors de la fameuse affaire de Tébessa en 1950 et condamné à 18 mois de prison. Lors de son court séjour à la prison de Annaba, il se lia d’amitié avec Zighoud Yousssef dit «Si Ahmed», avant son transfert à la prison de Barberousse à Alger. A sa sortie de prison en 1952, il reprit ses activités de militant dans l’OS (Organisation secrète). Début 1955, il forme un groupe d’une dizaine de militants, dont Kahlarras Abdelmajid, Belloucif Rabah, Mahjoub Laïfa et rejoint en février de cette année-là le groupe de Smendou que dirigeait Zighoud, qui venait juste d’assurer la relève de Didouche Mourad, tombé au champ d’honneur.
Il fut aussitôt chargé par Zighoud du secteur de Constantine-Aïn Abid-Oued Zénati. Il s’avéra être un meneur d’hommes exceptionnel, au point qu’au cours d’un accrochage avec les forces ennemies, alors que ses compagnons commençaient à perdre tout espoir lorsqu’ils virent poindre dans le ciel des avions de combat, il se mit à les encourager en les assurant que ces avions étaient les nôtres venus à leur rescousse et qu’il fallait donc continuer le combat.
C’est ce qui lui valut le surnom de Sawt El Arab, par référence à l’émission de la Radio du Caire dénommée «Sawt El Arab» et d’où la voix vibrante de Aïssa Messaoudi (speaker algérien du FLN) exhortait les Algériens au combat en vantant exagérément les prouesses des combattants algériens. Après l’effondrement de la forte organisation de la ville de Constantine que dirigeaient Mestfa Aouati et Ali Zamouche, et après l’exécution du groupe constantinois (Zigad Smaïn, Abdeslam Bekkouche et Cherif Zadi fin 1955) accusé de complot messaliste, Sawt El Arab prit en charge l’organisation de la ville de Constantine et s’adjoignit pour cela Boudjerriou Messaoud, dit Messaoud el Ksentini.
A l’issue du Congrès de la Soummam, il devint chef de zone, puis membre du commandement de la Wilaya II (nord-constantinois), lors du départ de Bentobal pour la Tunisie (1re réunion du CCE en Tunisie) lequel avait auparavant succédé à Zighoud tombé au champ d’honneur à son retour du Congrès de la Soummam. C’est en sa qualité de responsable militaire qu’il assuma alors pleinement la charge de chef de wilaya en remplacement d’Ali Kafi qui venait de partir aussi pour la Tunisie en janvier 1959. Ce sera la plus longue et la plus lourde responsabilité d’un chef de Wilaya dans l’histoire de la résistance intérieure de l’Algérie. Il faut signaler que, jusqu’au début 1959, les campements des combattants, dans ces massifs montagneux en zone interdite, avaient un air de camp de scouts.
Les ratissages étaient rares, seuls planaient, parfois à longueur de journée, des avions d’observation (mouchara) et des avions de chasse T6 qui mitraillaient tout ce qui bougeait. Mais six mois après débutèrent les terrifiantes et ravageuses opérations Challe, du nom du général qui les chapeauta avec le général Crépin, qui secouèrent un encadrement embourgeoisé de la résistance armée. Dans le Constantinois, ces opérations avaient pris le nom de «pierres précieuses».
Qu’est-ce que le Plan Challe ?
Depuis son arrivée au pouvoir en 1958, le général de Gaule prit sérieusement en main la question algérienne. Il organisa une tournée militaire en Algérie et inspecta les troupes dans des postes les plus avancés, jugés dangereux pour sa sécurité. Un plan de guerre lui est soumis, qu’il approuva. Les opérations militaires avaient pour objectifs de rompre tout contact de la population algérienne avec toutes les formes de relations avec la résistance armée ou non. Pour ce faire, il fallait déployer des interventions tous azimuts et des moyens colossaux, en renforçant et en doublant les barrages électrifiés sur les deux frontières nord. Ces barrages devinrent une terreur pour les troupes de l’armée algérienne stationnées près des frontières.
Cependant, certains braves, mais rares combattants comme le colonel Ahmed Benchérif, réussirent à franchir ces barrages et se joindre à leurs camarades de l’intérieur, prouvant ainsi que ces barrages n’étaient pas si infranchissables. Durant l’exécution du Plan Challe, la résistante intérieure resta complètement coupée de l’extérieur du pays. Les wilayas V et I sérieusement affaiblies, l’une du fait de la présence d’une dense colonie française, l’autre minée par des luttes internes fratricides, n’étaient plus un grand souci pour les généraux français.
La Wilaya VI depuis la mort de Si El Haouès montrait une faible activité politico-militaire. Seules donc les wilayas II, III et IV constituaient une préoccupation sérieuse pour l’armée coloniale. Les opérations sont lancées, début 1959, à partir de l’Ouest, en progressant vers l’Est prenant des appellations diverses : Cigale, Jumelle, Pierres précieuses. Dans cette démarche, le coup de grâce devait être assaini au nord-constantinois. Les Wilayas III et IV furent prises au dépourvu et subirent ainsi de grandes pertes, mais réussirent à opposer une résistance héroïque aboutissant à sauver les bases essentielles de leurs structures.
Ces opérations concentriques étaient précédées d’implantation de postes d’observation (guérites) essaimés dans les endroits proches des postes de commandement de la résistance dans les zones dites interdites. Ces postes sont jumelés avec des bases de commandos, troupes d’élite formées à la contre-guérilla et qui bivouaquaient dans le même secteur, le tout étant relié à des bases héliportées (les Bananes, gros porteurs aériens) qui interviennent aussitôt qu’un mouvement suspect ou qu’un accrochage est signalé. Enfin, le gros des troupes formé de paras (bérets verts, rouges et légionnaires) occupait le terrain sous un commandement unifié et passait au peigne fin tout le secteur concerné.
Au début de chaque été, les soldats ennemis semaient à leur passage dans les forêts des pastilles incendiaires qui s’enflammaient dès les premières lueurs du soleil, sans compter les fréquents bombardements au napalm. C’était la politique de la terre brûlée à outrance. La population rurale, ou ce qui en restait en zone interdite, est placée dans des centres de regroupement. Parallèlement, des campagnes massives de matraquage psychologique sont lancées en direction à la fois des combattants et de la population : tracts, discours, radio, photos de rebelles ralliés, etc.
Sans compter le travail de déstabilisation par la mise en place de réseaux infiltrés dans le domaine de liaisons et logistique, afin de semer le doute et détruire les réseaux de la résistance. Les villes sont quadrillées rue par rue dans les quartiers «arabes» par des barbelés. Chaque entrée de rue est placée sous contrôle des forces armées, pendant que des groupes de paras, déambulant sans relâche, pouvaient inspecter inopinément tout domicile de jour comme de nuit. Les arrestations et les tortures barbares sont systématiques, tout le monde est suspect. Chaque Algérien doit avouer quelque chose.
Nombreux sont ceux qui ne sont jamais revenus de ces interrogatoires. Nous en arrivons maintenant au contre-plan Challe dans le Nord-constantinois, dont la mise en œuvre revient principalement à Boubnider, un chef vaillant de cette Wilaya. Il est à noter qu’avant le déclenchement des opérations Challe-Crépin, les colonels Amirouche et Haouès étaient tombés au champ d’honneur et que les dirigeants établis en Tunisie étaient réunis, après l’élimination de Abane Ramdane dans une séance-fleuve de plusieurs mois, et confrontés à la plus grave crise du pouvoir.
Les répercussions de cette crise ont hypothéqué à jamais l’édification d’un Etat républicain démocratique civil, à l’instar des régimes politiques occidentaux. C’est nanti des expériences des Wilayas III et IV, et renseigné par des documents militaires secrets relatifs à la conduite de ces opérations que le commandement de la Wilaya II (Nord-constantinois) prit des décisions qui permirent de sauver la résistance intérieure d’une issue fatale. Boubnider se retrouva donc pratiquement seul avec deux adjoints : Hocine Rouibah (un compagnon de Abane Ramdane) et Bouderbala Tahar pour affronter les opérations Challe. Une réunion, tenue à Ouled Asker (commune de Taher, Jijel) et où assistèrent les chefs de zones, déboucha sur un certain nombre de dispositions.
A cet effet, un rapport fut établi à l’attention de la direction extérieure faisant état des besoins urgents en matériels et techniciens de guerre. Hachemi Hadjerès, chef de la zone IV (devenu général après l’indépendance) fut chargé de remettre ce rapport aux dirigeants établis en Tunisie. Ce rapport non seulement n’a eu aucun écho, mais son porteur, demeuré en Tunisie, se retournera contre sa propre Wilaya le jour de l’indépendance. Quoi qu’il en soit, des décisions importantes furent prises. Elles visaient en premier lieu une décentralisation du pouvoir : chaque responsable, là où il se trouve, doit prendre seul la décision adéquate à la situation et aux problèmes rencontrés.
Ensuite, les structures organisationnelles sont éclatées et les combattants sont sommés de se disperser et de former des petits groupes mobiles dans les espaces qu’ils connaissent le mieux. Ordre est aussi donné pour éviter impérativement tout accrochage avec les forces ennemies. Les cadres et les secrétariats sont affectés dans leur secteur d’origine pour mieux exploiter leurs compétences et leur connaissance du terrain.
Le comité de douar, composé normalement de cinq membres, se voit confier la lourde charge d’assurer à la fois les liaisons et la logistique des groupes et des sections de combat. Des caches sont spécialement aménagées par des éléments sûrs afin de préserver archives, documents et objets importants parfois difficiles à transporter, comme l’armement lourd. Les villes, les villages et même les centres de regroupement font de leur côté l’objet d’un renforcement organisationnel en vue de mener des actions armées ou de s’approvisionner en tout besoin.
Constantine connut une attention particulière, érigée en Zone autonome (Zone V) sous la responsabilité de Boudjerriou Messaoud dit El Ksentini, se voit renforcer en cadres pour mener le combat à l’intérieur même de la ville qui s’embrasa avec succès au point qu’elle fut dénommée la «citadelle du fida». Elle devint aussi la ressource principale du budget de guerre, dont une partie provenait de la Fédération FLN de France.
Au maquis, les combattants jouèrent au chat et à la souris. C’est ainsi, par exemple, que durant trois mois 50 000 soldats ennemis engagés dans l’encerclement et le ratissage du massif de Collo ne réussirent pas une seule fois à accrocher un groupe de maquisards. Les généraux coloniaux, chargés de coordonner ces opérations, devenaient fous de rage. En effet, toute leur force de frappe était basée sur le contact physique avec les combattants. Que de moyens colossaux dépensés sans résultats !
Le Plan Challe s’éternisa dans le Nord-constantinois, il dura jusqu’au 19 mars 1962. De Gaulle ne s’attendait pas à cette longueur qui dépassait en durée la limite donnée par ses généraux. Cela coûtait énormément cher au peuple français qui ne voulait plus supporter le diktat militaire, d’autant que la pression internationale menée par les USA devenait de plus en plus forte, ce qui amena de Gaulle à la table des négociations. Les explosions populaires du 11 décembre finirent par saper le moral de ses troupes et booster celui des combattants algériens.
Quel rôle a joué Boubnider Salah dit Sawt el Arab ?
D’abord, c’est un homme courageux, fonceur vivant au milieu des combattants, partageant avec eux nourriture, gîte et cigarettes. Comme Zighoud Youssef, il était un exemple à suivre. A noter au passage que la Wilaya II, grâce à ses dirigeants successifs comme Didouche Mourad, Zighoud Youssef, Bentobal Lakhdar, Ali Kafi et surtout Salah Boubnider était une wilaya tolérante, même moderne. C’est ainsi que le carême, la prière et autres pratiques religieuses étaient considérés comme une affaire strictement personnelle et étaient peu suivis. Les mariages, fiançailles, visites familiales, cigarettes, tabac à priser étaient autorisés. En plus, dans cette Wilaya il n’y avait pas de gradés militaires, pour respecter les vœux de Zighoud qui disait : «Notre guerre est menée par des militants politiques». Il soutenait l’idée de la primauté du politique sur le militaire, telle qu’avancée par Abane Ramdane lors du Congrès de la Soummam.
Ensuite, à la mort de Hocine Rouibah, le responsable politique de la Wilaya, un homme éclairé et instruit (compagnon de Abane Ramdane) Boubnider resta presque seul à sillonner inlassablement de long en large la wilaya, désignant de nouveaux responsables pour combler le vide laissé par leur disparition, encourageant ceux en place à plus d’activités, et fait même sortir de leurs trous ceux qui se terraient pour sauver leur peau.
Sur d’autres plans, il favorisa la promotion des jeunes cadres instruits, dont certains occupèrent de hautes fonctions au lendemain de l’indépendance. Malheureusement, bon nombre d’entre eux périrent au combat auprès de leurs frères, comme ce fut le cas entre autres de Saïd Bentobal, Bachir Lekhal, Mohamed Boubazine, Bachir Bennacer, Amar Rouag, Kahal Abdelaziz, Fadila Saâdane, Meriem Bouatoura, Kouicem Abdelhak. Ce dernier mourut deux jours avant le cessez-le-feu. Et bien d’autres, car la liste est longue et qu’il faudra bien les sortir un jour de l’anonymat pour les inscrire dans la mémoire des générations futures afin qu’elles mesurent à sa juste valeur le sacrifice de tous nos martyrs. En un mot, Boubnider porta à la force de ses bras toute une wilaya durant les moments les plus durs de la résistance algérienne.
A l’indépendance, il fut arrêté par les forces au service de l’état-major des frontières ; relâché par Ben Bella, il fut arrêté encore une fois par ce dernier en compagnie de Boudiaf avec qui il fonda le PRS (Parti de la Révolution Socialiste). En 1964, il est désigné par Boumediène comme membre du Commandement arabe uni au Caire et après le 19 Juin 1965 il fut membre du CNR (Conseil national de la révolution) et du secrétariat exécutif du FLN. Il tenta en vain de sauver le parti du FLN et le syndicat UGTA, en tant que forces vives du peuple, mais un coup de colère du colonel Tahar Zbiri (chef d’état-major de l’ANP) contre son promoteur Houari Boumediène fit capoter ces tentatives, laissant ainsi le champ libre au groupe d’Oujda, lequel excellait dans l’art de chatouiller l’ego démesuré de Boumediène.
Boubnider se retira ensuite pour s’occuper de ses affaires ; cependant, le devoir le rattrapa en 1994, année où il fut choisi par les représentants des partis agréés pour présider la Commission nationale des élections, une tâche dont il s’acquitta avec brio. Désigné ensuite sénateur par le président Zerroual, il démissionna du Sénat avec deux de ses compagnons, le commandant Rabah Zerrari «dit Azzedine» et Brerhi Abdelhak (ex-ministre de l’Enseignement) en s’opposant à l’adoption de la loi qui pénalisait la presse nationale. A la démission du président Zerroual, il fonda, avec ses deux compagnons précités, un mouvement de rassemblement des forces républicaines dénommé le CCDR (Comité de coordination pour la défense de la République), lequel mouvement fut sollicité par un clan du pouvoir pour servir d’assise à la candidature officielle de Abdelaziz Bouteflika à la présidence de la République.
Malgré de fortes pressions exercées sur lui en sa qualité de président, il soutint le refus du CCDR à la proposition de ce clan. Au lendemain de ce refus, un seul coup de fil a suffi pour que le secrétaire général du FLN, de cette époque, fasse une déclaration solennelle de soutien à la candidature à la présidence du Président actuel.
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