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A l’approche de la date de la commémoration de la mort de Si M’hamed Bougara survenue le 5 mai 1959, au lieudit Ouled Bouachra, je voudrais m’incliner devant la mémoire de celui qui fut l’emblématique chef de la Wilaya IV et dont, hélas, on a écrit si peu.
Cet événement, ô combien douloureux, me donne l’occasion d’évoquer, non sans grande émotion, les circonstances dans lesquelles Si M’hamed a disparu, circonstances ignorées à ce jour. Pour commencer, il importe de revenir sur un autre événement, non moins important, survenu le 29 mars 1959. A cette date, les colonels Si Amirouche et Si El Haouès, respectivement chefs des Wilayas III et VI, tombaient au champ d’honneur au terme d’un violent accrochage avec les troupes françaises au lieudit Djebel Boukhil, non loin de Bou Saâda. L’événement avait été largement commenté par la presse de l’époque.
Certains quotidiens avaient fait paraître à la une la photographie du corps de Si Amirouche, traduisant un triomphalisme par trop indécent. Frapper l’imaginaire de la population et y jeter le désarroi participaient de cette démarche. On sait depuis que les deux chouhada revenaient d’une réunion ayant regroupé les chefs des Wilayas II, III, IV et VI sur le territoire de la première. L’initiative de cette réunion était le fait des colonels Si Amirouche, Si M’hamed et Si El Haouès, celui en charge de la Wilaya hôte y ayant consenti par principe s’était du reste fait représenter par un de ses collaborateurs. Que sait-on de l’objet de ce conclave ? A cette époque de la lutte, la situation générale des troupes de l’ALN était devenue très difficile après l’offensive déclenchée dans le cadre du Plan Challe.
Les opérations combinées mises en route ont causé de lourdes pertes dans les rangs des moudjahidine, malgré la combativité et la bravoure dont ils ont fait montre. Comment aurait-il pu en être autrement, compte tenu de la disproportion des moyens et effectifs engagés de part et d’autre. C’est manifestement cette situation qu’il fallait exposer à la hiérarchie extérieure pour solliciter, sinon exiger, une aide jusqu’ici insignifiante, voire inexistante. Il se trouve que les assistants n’ont pu rallier à leur vue le chef de la Wilaya II. Les trois chefs retournent alors sur leurs pas et décident malgré tout de rallier la Tunisie pour exposer leurs griefs. Si Amirouche et Si El Haouès, mandatés pour ce faire, se séparent de Si M’hamed et continuent leur chemin dont on connaît le terme, à savoir Djebel Boukhil.
Là, une question importante nous interpelle : pourquoi les deux responsables n’ont-ils pas progressé vers la frontière Est à partir du lieu de la réunion ? L’itinéraire était le mieux indiqué pour peu qu’une escorte et des guides leur eussent été affectés. Cela leur a-t-il été «déconseillé» ? En effet, on comprend mal que Si Amirouche, rompu depuis longtemps au combat et ayant déjoué auparavant maints traquenards, puisse prendre, même avec Si El Haouès à ses côtés, le parti de s’aventurer en terrain hostile si un autre choix lui avait été possible. L’urgence du problème à résoudre semble avoir pris le pas sur la prudence requise en pareilles circonstances. Il y a fort à parier que si la bataille de Djebel Boukhil avait eu lieu dans les contreforts de l’Akfadou, elle aurait connu une tout autre issue.
Vers le 21 avril 1959, un tract est jeté à partir d’un aéronef militaire dans ce qui était le territoire de la région 4, zone 2, Wilaya IV (424). Je détiens une copie du commandant Lakhdar Bourouga. Ce tract est «réservé au colonel Si M’hamed» lui rappelant le sort du colonel Amirouche, en l’invitant à faire le choix d’une autre voie (sic). Une photographie du corps de Si Amirouche figure au milieu de ce tract en guise d’ultime avertissement. L’expression «le temps presse» conclut le message.
Accrochage meurtrier à Ouled Bouachra
Le 5 mai 1959, moins de deux semaines plus tard, Si M’hamed disparaît à son tour à Ouled Bouachra, suite à un accrochage avec l’ennemi dans des circonstances non élucidées à ce jour. Son corps ne sera jamais retrouvé. Plusieurs hypothèses plus ou moins controversées ont été avancées, dont celle susurrée par certaines gorges profondes, obéissant je ne sais à quels desseins et selon laquelle Si M’hamed aurait été tué par les siens. Hypothèse aussi invraisemblable que malveillante. Si les services ennemis avaient eu quelques soupçons à ce sujet, nul doute qu’ils s’en seraient emparés pour en accréditer, par tout artifice possible, la thèse. Ce qui n’aurait pas manqué d’affecter sérieusement le moral des moudjahidine.
La fondation de la Wilaya IV historique, se référant à des témoignages et aux maigres archives disponibles, a fini par juger plausible le fait que Si M’hamed est tombé vivant entre les mains de ses ennemis, qu’il aurait subi des sévices et qu’il aurait été assassiné. Cette hypothèse à laquelle j’adhère personnellement, et je m’en expliquerais plus loin, est confortée par un ex-officier de l’ALN, rallié à l’ennemi, du nom de Rémy Madoui, qui relate dans son livre, paru en 2004, que le corps de Si M’hamed a été enterré dans un campement militaire à Damiette (près de Médéa). Je crois que ce témoignage, même émanant d’un félon, doit être pris en considération, car la version du complot interne aurait davantage servi le récit, ne serait-ce que pour justifier, peu ou prou, son ralliement à l’ennemi.
Qu’avais-je à faire au sein de gens capables de trahir et liquider leur chef ?, aurait pu être l’argument justifiant sa désertion. Ce qui semble établi au vu de ces faits rapprochés dans le temps, c’est que la présence de Si M’hamed dans la région était une certitude des Français qui étaient manifestement sur ses traces, comme ils l’ont été sur celles de Si Amirouche et Si El Haouès, et ce, depuis un temps indéterminé.
Si Lakhdar Bourouga m’a confirmé l’état d’inquiétude inhabituel de Si M’hamed à ce moment et pour cause, il se savait observé. Le tract cité plus haut a ciblé avec une certaine précision le secteur d’Ouled Bouachra, mieux il laisse entrevoir d’autres avertissements antérieurs. «Nous vous avons laissé suffisamment de temps pour vous décider.» Je pense intuitivement que l’opération montée à Ouled Bouachra avait pour objectif principal la capture de Si M’hamed.
Si on admet que Si M’hamed a été fait prisonnier, le manque de munitions et le handicap d’une blessure pouvant l’expliquer, la prise est de taille. Ses adversaires mettent à exécution leur plan préalablement conçu. En quoi consiste ce plan ? Ce plan consiste premièrement à veiller à ne point rééditer le tapage médiatique orchestré dans l’affaire Si Amirouche et dont on s’était rendu compte, a posteriori, du caractère contre-productif (les jeunes Algériens, étudiants et autres n’ont pas cessé, même après le 29 mars 1959, de répondre aux appels de l’ALN). Deuxièmement, et c’est le plus important, le plan vise à «retourner» cette grande figure de la révolution, après un «toilettage» étudié et à lui soutirer une déclaration officielle dans laquelle Si M’hamed enjoindrait à ses troupes de déposer les armes contre des garanties qu’il serait loisible de renier, le tout dépendant du résultat.
Pour faire authentique, on songe aux supports de la radio et la télévision (cette dernière avait déjà fait son apparition dès 1958). Naturellement, Si M’hamed, à la détermination et la foi légendaires, décline l’odieux marché et se montre inflexible, déjouant ainsi les certitudes de ses geôliers. Il va le faire au péril de sa vie, quand d’autres moyens sont alors utilisés pour l’influencer. A-t-il succombé aux tortures et tout simplement achevé ? L’échec est amèrement ressenti, et ce, d’autant plus amèrement que les auteurs avaient garanti à leurs supérieurs le succès de leur macabre entreprise. Aussi, urge-t-il d’effacer de la mémoire cette déconfiture et faire disparaître sous terre la preuve de leur forfait.
C’est ainsi, j’en suis persuadé, que Si M’hamed a livré son dernier et sans doute le plus glorieux de ses combats. Fasse Dieu survenir un autre Aussaresses ! Bien évidemment, les plus hautes autorités de l’époque ont été préalablement informées de ce plan et de ses conséquences par la suite. Croire le contraire serait bien naïf. C’est pourquoi, la tentative de la Fondation de la Wilaya IV, aussi louable soit-elle, de solliciter du gouvernement français un geste pour lever le voile sur cette tragédie, n’a aucune chance d’aboutir.
On s’obstine à nier son martyre
La question qui mérite d’être posée aux autorités françaises est la suivante : perçoivent-elles quelque différence entre un Jean Moulin, héros de la résistance justement reconnu, et un M’hamed Bougara dont on s’obstine à nier le martyre ? Pour ce qui me concerne, je n’ai pas eu l’honneur de rencontrer Si M’hamed, mon engagement dans l’ALN étant ultérieur à ce douloureux épisode. Les nombreux témoignages que j’ai recueillis m’ont convaincu qu’il a été pour tous, sans exclusive, l’exemple de la foi, de la bravoure et du sacrifice suprême. Je ne sais si dans les pénibles péripéties de l’histoire de la Wilaya IV, quel homme fut plus grand et plus humble.
Enfin, pour paraphraser Churchill (à propos de Clémenceau) «Si un homme seul pouvait incarner une Wilaya combattante, Si M’hamed Bougara c’est la Wilaya IV...». Si M’hamed, Si Amirouche, Si El Haoues et tant d’autres valeureux chouhada : «Reposez en paix ! Allah vous a déjà choisis parmi les Siens. Dans son infinie clairvoyance, il vous a rappelés à Lui à un moment opportun pour vous épargner d’avoir à déplorer ce qui en résultera, hélas, de votre sacrifice et de celui de tous les chouhada, civils et militaires, de notre glorieuse guerre de Libération.»
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