D’autant que le thème étudié fait le lien entre «intérêt historique» pour le chercheur et le lecteur, mais aussi la «valeur émotionnelle pour les vivants», comme l’écrit l’historienne en introduction. Ainsi, «ce livre fait le choix de nommer les prisonniers et de décrire avec le plus de précision possible ce que chacun a pu vivre entre les mains du Front de Libération Nationale. Il assume aussi un tombeau pour tous ceux qui ne sont pas revenus vivants». Tout au long du livre, Raphaëlle Branche pose une série de questions sur cet aspect relativement obscur de la guerre de Libération nationale algérienne et notamment celle-ci : «Pourquoi faire des prisonniers quand on est une guérilla dont la survie dépend de la mobilité et de la rapidité d’exécution ?» La réponse, au fil des pages s’éclaircit : «Les prisonniers étaient des instruments utiles autour desquels des opérations médiatiques d’ampleur étaient menées.»
Il s’agit de donner une épaisseur de légitimité internationale au combat dont pendant plusieurs mois les autorités françaises disent qu’il s’agit seulement de rétablissement de l’ordre dans le précarré national français. C’est une guerre, répondent les soldats de l’ALN et les prisonniers sont des prisonniers de guerre. La plupart sont des militaires français. Peu sont des civils, et encore moins des Algériens. Pour ces derniers, le choix est assez limité. Il consiste au ralliement, ou à la mise à mort. La mort a aussi été le lot des personnes disparues à jamais dont aucune trace n’a pu permettre d’en savoir plus sur leur sort une fois l’indépendance acquise.
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-La question des prisonniers du FLN a été occultée dès l’indépendance venue, autant du côté algérien que français. Pourquoi ? Est-ce un sujet qui gêne ?
Les raisons de cette disparition du sujet dans les mémoires dominantes sont diverses. Tout d’abord, la question n’a pas été visible tout au long de la guerre, elle l’a été plutôt par à-coups, lorsque certains étaient libérés ou exécutés. Pour ce qui concerne les prisonniers civils, leur sort a été largement occulté par l’importance de la question des disparitions après le cessez-le-feu.
-Que disent les archives de ces faits? Avez-vous pu travailler en Algérie ?
Les historiens avaient peu conscience de l’importance de cette question. Or, au-delà des cas médiatisés, il y a eu plus de mille prisonniers faits par l’ALN et sans doute largement plus.Les archives permettent de les identifier nominativement pour ce qui concerne les Français et de comprendre les logiques qui ont présidé à leur capture. Pourtant, beaucoup de choses ne se trouvent pas dans les archives. Tout d’abord, des éléments chiffrés précis sur les prisonniers algériens : beaucoup d’Algériens qui servaient dans l’armée française ont été faits prisonniers, mais combien se sont, en fait, ralliés ? Il est impossible de l’établir. Encore plus obscur est le sort des civils algériens capturés.
Ensuite, les archives disent trop peu sur les conditions concrètes de détention.Au-delà des prisonniers, c’est bien sûr la réalité quotidienne de la vie dans les maquis dont il est question. Or, sur ce point, seule l’enquête orale permet de répondre aux multiples questions que l’on peut se poser. A défaut d’avoir pu me rendre en Algérie comme je l’aurais aimé pour ce livre — des problèmes de visa m’en ayant à plusieurs reprises empêchée —, j’ai mené une enquête orale en France auprès d’Algériens ayant connu le maquis et de prisonniers français.
-Un aspect mérite qu’on y revienne, celui du rôle autant d’acteur que d’institution utilisé par le FLN-ALN, à savoir la Croix-Rouge internationale. Quel a été son impact sur la survie ou le sauvetage des prisonniers ? En 1957, l’Algérie combattante a créé du reste sa propre instance : le Croissant-Rouge algérien. Cela va-t-il changer quelque chose au sort des prisonniers ?
La guerre d’indépendance algérienne est la première mise à l’épreuve de la bonne volonté française de respecter les nouvelles conventions de Genève de 1949 dont la France est signataire et qu’elle a ratifiées. Le Comité international de la Croix-Rouge veille à l’application de ces conventions et tente, pendant la guerre, d’obtenir des informations sur les prisonniers, que ce soit dans les camps et prisons français ou entre les mains du FLN. Son rôle est important car il maintient la pression sur le gouvernement français comme sur ses interlocuteurs algériens sur le sujet mais son efficacité est faible, et encore plus faible pour les prisonniers aux mains du FLN auxquels il n’a, sauf exception, aucun accès.
A partir de 1957, le CRA est créé pour être l’interlocuteur du CICR. Le CRA participe à des opérations diplomatiques menées par le FLN pour se voir reconnaître, par de multiples moyens, une stature internationale — quand la France continue à parler de hors-la-loi ne représentant personne. Concrètement, le CRA n’aura pas d’efficacité sur le sort des prisonniers, ou très marginalement. Sa raison d’être était ailleurs. C’est d’ailleurs dans la continuité de ces opérations diplomatiques qu’en 1960 le GPRA demande son adhésion aux conventions de Genève. Là encore, cela ne change rien au sort des prisonniers sur le terrain.
-L’une des particularités des prisonniers du FLN est que quel que soit leur statut (civil, militaire, algérien ou français), il n’y eut jamais de demande de rançon. La monnaie d’échange qu’ils constituaient valait-elle seulement comme arme politique pour faire connaître le conflit, ou les échanger contre les combattants algériens ?
Effectivement, à la différence des situations contemporaines où des guérillas font des prisonniers, le combat du FLN n’est pas entaché de pratiques crapuleuses visant à utiliser les prisonniers comme monnaie d’échange pour obtenir de l’argent. En revanche, les prisonniers peuvent être utilisés de la même manière que les otages aujourd’hui, c’est-à-dire en médiatisant leur sort afin de faire pression sur l’opinion publique. Comme les otages, il suffit de peu de personnes capturées pour que le message politique soit diffusé et que la guérilla soit prise au sérieux, au moins ponctuellement. On peut en revanche s’étonner que les prisonniers n’aient pas été utilisés pour négocier des échanges avec des prisonniers algériens.
Cette pratique n’est avérée au plus haut niveau qu’à la fin de la guerre pour le cas du colonel Bencherif. J’en ai aussi trouvé des exemples locaux où telle ou telle personne est enlevée avec l’idée de peser sur les autorités françaises qui viennent d’arrêter tel ou tel Algérien. Mais les cas sont très rares. Le sort des prisonniers aux mains du FLN est pourtant mis en balance avec celui des prisonniers aux mains des Français mais pas pour des échanges : il s’agit de peser sur les exécutions de condamnés à mort et de menacer la France que toute exécution de condamnés à mort sera suivie de l’exécution de prisonniers. Le FLN et le GPRA ont utilisé à plusieurs reprises cette menace et affirment être passés à l’acte. Aucun corps n’a été retrouvé pour le prouver, mais il est évident que le sort des condamnés à mort préoccupait beaucoup les instances indépendantistes comme les combattants des maquis.
-Dans le déroulement des faits, on remarque, à vous lire, le lent éloignement de la décision entre les moudjahidine de l’intérieur, qui se battent et notamment font des prisonniers, et les prises de décision de la direction politique, parfois à l’extérieur de l’Algérie et dont les ordres ne sont pas toujours suivis d’effet. Dans les archives, ressent-on ce cafouillage?
Il ne s’agit pas tant d’un cafouillage que d’un problème de communication et de hiérarchie. Dans les années centrales de la guerre, à partir du départ à l’extérieur du CCE et de la construction des barrages aux frontières, il est quasiment impossible à l’extérieur d’imposer quelque chose à l’intérieur sur la question des prisonniers. Typiquement ici, les enjeux de grande politique doivent céder devant les nécessités militaires ou politiques, mais locales. Cela se marque sur la décision même de faire des prisonniers (ce que le FLN a souhaité très tôt) comme sur leur survie, leur exécution ou leur libération.
-Aujourd’hui, cinquante-deux ans après la fin du conflit, sait-on combien de prisonniers ont été retenus, combien sont morts, combien ont été échangés ? Les services de renseignements français n’ont-ils pas été dépassés par les événements ? Y-a-t-il encore des familles en recherche des leurs ?
J’ai tenté une approche chiffrée de la question et établi un chiffre qui me paraît fiable pour les militaires français (environ 400) et les civils français (environ 500). Leur taux de mortalité se situe autour de 58% dans un cas, 70% dans l’autre. Les chiffres sont beaucoup plus douteux pour les militaires algériens (plusieurs centaines ont disparu mais combien furent prisonniers ?) et quasiment impossible à établir pour les civils algériens (très rarement faits prisonniers de toute façon). De très nombreux corps n’ont pas été retrouvés et de très nombreuses familles ont dû se contenter d’un avis de décès établi après la guerre, se contentant d’attester l’ignorance totale de la situation par les administrations française comme algérienne. Cette question des disparus rejoint ici le cas des probablement dizaines de milliers de personnes disparues dans les mains françaises ou lors des opérations militaires pendant la guerre.
-Qu’est-ce que vous a appris votre travail ?
L’immense douleur de la disparition, mais aussi la souffrance des prisonniers qui ne se sont pas sentis reconnus par l’Etat français et par leur société alors qu’ils avaient eu à affronter des situations de capture particulièrement difficiles. Beaucoup n’ont d’ailleurs pas souhaité évoquer cette période de leur vie, mais ceux qui l’ont fait ne sont pas marqués par des sentiments agressifs vis-à-vis des maquisards algériens. S’ils ont de l’amertume, elle tient davantage à la guerre qu’ils ont été faire en Algérie et à l’insuffisante reconnaissance qu’ils estiment avoir eu en retour. J’ai aussi pu mieux approcher les réalités du maquis algérien sur lesquelles j’aimerais tant pouvoir recueillir de nombreux témoignages.
-Le livre sera-t-il publié en Algérie ?
Je le souhaite, mais pour l’instant je ne crois pas que cela soit envisagé.
Prisonniers du FLN, Raphaëlle Branche, essai, 284 pages, éditions Payot, décembre 2013, Paris.
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