Que Yacef Saâdi essaye encore une fois de s’attribuer l’exclusive paternité de la Bataille d’Alger n’a en soi rien d’étonnant.
Ce qui l’est plus, c’est que la «démonstration» a été donnée lors d’une interview accordée à une journaliste qui n’a rien trouvé de mieux que d’en extraire une seule phrase pour en faire le titre et la première page du journal : «Larbi Ben M’hidi n’a pas tiré une seule balle contre le colonialisme.» Si le but recherché était un «scoop», il était d’une maladresse et d’un mauvais goût qui ne sauraient jeter un quelconque discrédit sur la mémoire d’un martyr qui n’a accordé d’autres «interviews» qu’à ses tortionnaires. Et même si c’était le cas, le professionnalisme aurait voulu de titrer l’interview et le journal : «Yacef Saâdi : Larbi Ben M’hidi»
Quant à Yacef Saâdi, il n’y a vraiment pas de quoi s’enorgueillir d’avoir vainement essayé de toucher à une icône qui appartient à tout un peuple, ne se doutant pas que ce faisant c’est tout ce peuple qui s’en trouverait offensé. Que sait-il en fait de ce qui s’est passé en cette nuit mémorable du 1er Novembre 1954 à Cassaigne et à Ouillis dans l’Oranie où Ben M’hidi et Ramdane Benabdelmalek n’avaient qu’un pistolet pour deux ? Quand on veut écrire l’histoire, il faut savoir de quoi on parle. Faut-il lui rappeler que celui qui «n’a jamais tiré une balle contre le colonialisme» était, avec Abane Ramdane, les véritables stratèges de la Révolution, qu’ils ont été les principaux acteurs du Congrès de la Soummam et qu’à la suite de cela il a été désigné pour coordonner la lutte au niveau d’Alger.
Fallait-il que les membres du CCE soient à ce point convaincus par ses qualités pour lui confier cette mission dont allait dépendre grandement l’issue de la Révolution ? Peut-être n’a-t-il pas lu les mémoires de Bigeard et Massu qui ont écrit que Larbi Ben M’hidi était leur ennemi n°1 durant la Bataille d’Alger. Peut-être ne sait-il pas que cet homme représentait de par ses immenses qualités de stratège un danger tel pour la 10e division de parachutistes avec ses quatre régiments d’élite ramenés de Suez, leur effectif de 3500 hommes sous les ordres du général Massu et des colonels Trinquier, Godard, Meyer, Brothier et Bigeard, pour être considéré par eux comme leur ennemi n°1.
Faut-il lui rappeler que c’est Larbi Ben M’hidi qui a convaincu le CCE de frapper l’opinion internationale d’un grand coup à la veille de la discussion de la question algérienne à l’ONU et rafraîchir la mémoire de Yacef Saâdi en lui rappelant que c’est lui qui lui a annoncé la décision de la grève générale de 1957 en lui disant : «Il faut qu’à l’approche de la session de l’ONU, nous fassions la démonstration que tout le peuple est derrière nous.» Fallait-il vraiment que Ben M’hidi ait du cran pour ne pas être impressionné par les 8 compagnies de CRS, les 55 compagnies des unités territoriales, le 5e RCA, le 25e Dragon et 2 détachements d’intervention et de reconnaissance, soit plus de 6000 hommes, et croire sans faille qu’il était possible de les vaincre politiquement. N’a-t-il pas dit à Bigeard : «Vous serez vaincus parce que vous ne croyez à rien. Nous, nous sommes l’avenir, nous croyons à la République algérienne. Si je meurs, des milliers d’autres combattront après moi pour notre patrie.»
Le même Bigeard dira plus tard à son propos : «Il y a eu entre nous des dialogues dignes de la tragédie grecque.» et Massu dira qu’en quittant le PC de Bigeard, le poste de garde lui a présenté les armes. On pourra bien évidemment douter de ces propos, mais leurs auteurs étaient-ils obligés, des années plus tard, de les tenir si quelque part ils n’avaient pas été marqués par cet «ennemi» ? Le lieutenant Jacques Allaire, qui avait procédé à son arrestation, a confirmé que c’était lui qui avait ordonné qu’on lui présentât les armes avant sa remise aux tortionnaires parce que, dira-t-il : «C’était un seigneur Ben M’hidi, impressionnant de calme, de sérénité et de conviction. Ben M’hidi était pour moi un grand monsieur et d’ailleurs son prénom, dans la résistance, c’était Akim, qui veut dire : le preux.»
Est-il vraiment utile de revenir sur les tortures atroces infligées à Larbi Ben M’hidi jusqu’à ce que mort s’ensuive sans pouvoir altérer en rien sa foi en l’indépendance de l’Algérie. Tout le monde le sait.On retiendra simplement pour la postérité ce qu’il a écrit dans El Moudjahid paru dans la clandestinité sur «le chemin de la Libération nationale, de la grande révolution politique, économique, sociale et culturelle qui prépare l’Algérie démocratique de demain où tous ses enfants, sans distinction si ce n’est le mérite et le dévouement, vivront libres, unis et heureux».
On retiendra ces extraits d’El Moudjahid du 28 février 1958. «Le souvenir de Ben M’hidi est vivant dans le cœur de tous les Algériens... La vie et la mort de Ben M’hidi sont un exemple et un symbole qui continuera à illuminer les générations à venir.» On retiendra également ces extraits d’El Moudjahid du 27 mars 1983 : «Si Larbi Ben M’hidi est le symbole d’une prodigieuse accélération de l’histoire, il est aussi, lui le jeune militant constantinois, le dirigeant oranais et le leader algérois le symbole d’une unité nationale fondée sur la discipline sociale et la démocratie politique.»
On retiendra pour finir ces propos tenus par Djamila Bouhired lors d’une conférence donnée le 4 mars 1985 : «Il est entré dans la légende, car il était exceptionnel.»Alors, si après tout cela vous n’avez rien d’autre à dire qu’il n’a jamais tiré une balle contre le colonialisme, c’est que vous ne connaissez vraiment rien de lui, et de grâce, taisez-vous !
Nabil Ben M’hidi
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L’ancien chef de la Zone autonome d’Alger vient de commettre, au soir de sa vie, l’irréparable en jetant l’opprobre sur l’âme et la conscience de la révolution algérienne, en la personne de Larbi Ben M’ hidi.
En accréditant la thèse selon laquelle un des héros de la Révolution (avec Abane Ramdane) n’aurait pas tiré une seule balle contre l’occupant colonial, Yacef Saâdi poursuit, impavide, son entreprise de démolition des constituants essentiels de la mémoire collective algérienne. Il y a quelques années, de façon ubuesque, il avait cherché à remettre en cause le rôle irrécusable de grande révolutionnaire qui fut celui de Louisette Ighil Lahriz, qui portait encore les stigmates des tortures abominables que lui avait infligées la soldatesque du funeste Paul Aussaresses.
Il y a quelques semaines, c’était au tour de la sénatrice Zohra Drif de subir ses foudres de la façon la plus scandaleuse qui soit, en ce sens que l’ancien chef de la zone autonome d’Alger invoquait l’existence de documents notoirement apocryphes, émanant des services de renseignement français spécialisés dans la désinformation, pour accuser une authentique moudjahida de collusion avec l’ennemi et de trahison de certains de ses compagnons. Aujourd’hui, il franchit le Rubicon en s’en prenant à celui qui a incarné au plus haut point, à l’instar de Abane Ramdane, les espoirs de tout le peuple algérien et suscité l’admiration des plus hauts dignitaires de l’armée française qui se sont inclinés devant son héroïsme et sa pureté révolutionnaire.
Autant que Abane Ramdane qui s’était toujours défié de Yacef Saâdi et qui sera assassiné par les siens pour avoir tenté de briser net la dérive prétorienne du FLN/ALN, Larbi Ben M’hidi reste le symbole le plus achevé de l’esprit de résistance du peuple algérien aux envahisseurs et à leurs fidéicommis locaux, de quelque lieu qu’ils viennent et de quelque civilisation dont ils se réclament. Si demain, à Dieu ne plaise, l’Algérie devait être le seul pays à s’opposer au projet de démantèlement et de segmentation du monde arabe, elle le devra à l’esprit porté par une flamme inextinguible avec lequel Larbi Ben M’hidi a su organiser la lutte algérienne contre le colonialisme français.
Au demeurent, si les successeurs de Houari Boumediène (exception faite de Mohamed Boudiaf et de Liamine Zéroual qui ne furent que des hôtes de passage au sommet de l’Etat) avaient été imprégnés de l’esprit de l’ancien chef de la Wilaya V, l’Algérie serait aujourd’hui aux avant-postes de tous les pays de l’espace méditerranéen ; elle ferait partie des émergents et même serait en train de frapper à la porte du monde développé pour y revendiquer une place parmi eux.
C’est grâce à Larbi Ben M’hidi décédé prématurément(le 4 mars 1957) que la Révolution algérienne a pu poursuivre son cours alors que nombre d’événements s’étaient ligués pour en contrarier le terme : le polycentrisme du FLN/ALN, l’alignement des gouvernements français sur les thèses défendues par les ultras de l’Algérie française, la lassitude du peuple algérien recru de souffrances et d’épreuves, 130 ans durant.
Ce n’est pas un hasard si l’Algérie apparaît aujourd’hui comme le moins malléable des pays arabes ; ce n’est pas seulement parce que la génération de Novembre a conquis de haute lutte l’indépendance nationale, c’est aussi parce que des hommes exceptionnels de la trempe de Larbi Ben M’hidi et d’Abane Ramdane ont inscrit dans le marbre de l’histoire algérienne le refus de tout compromis sur la souveraineté algérienne et l’intégrité territoriale (au moment où se pose la question de savoir à quelles officines étrangères obéissent certains clans du pouvoir algérien). N’en déplaise à quelques universitaires de salon, confortablement installés à l’étranger et qui n’ont jamais cru en ce pays, il est exclu, quelque évolution que puisse connaître la situation interne de l’Algérie, que celle-ci puisse subir le syndrome somalien, centrafricain ou yéménite ; tout prosaïquement, parce que Larbi Ben M’hidi a su laisser une mémoire vivante au sein de la conscience collective algérienne qu’aucune vicissitude de l’histoire ne saurait altérer.
Honte à Yacef Saâdi qui, en voulant flétrir l’image de l’homme le plus illustre de la révolution algérienne avec lequel ni l’Emir Abdelkader ni le père fondateur de l’Etoile nord-africaine, Messali Hadj, ne peuvent soutenir la comparaison, s’est avili lui-même, se rappelant, à son insu, à la vigilance de l’historien. Celle-ci continuera de s’exercer aussi longtemps que l’on n’aura pas percé les mystères de la vie et de la mort des uns et des autres, des inspirateurs et des exécutants de la Bataille d’Alger, entre autres Yacef Saâdi, Maurice Audin, Ali Boumendjel, Fernand Yveton, Badèche Ben Hamdi et singulièrement Larbi Ben M’hidi dont le repaire, situé Rue Claude Debussy, où il sera arrêté par les paras de Bigeard, était censé être une serrure à secret.
Ali Mebroukine : Professeur d’enseignement supérieur
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