Une propagation radioactive continentale. C’est en tout cas la révélation faite par le document déclassifié du ministère français de la Défense sur l’opération Gerboise dont les effets du nuage radioactif ont touché la moitié de l’Afrique et même léché le sud de l’Europe.
Un danger radioactif continental. Le nuage radioactif provoqué par Gerboise bleue a recouvert, en moins de 15 jours, la moitié nord du continent africain. C’est une archive de l’armée française, rendue publique hier par le journal français Le Parisien, qui rend compte de l’étendue des dégâts de ces essais. Ce document, classé secret-défense par l’armée pendant des décennies, vient d’être déclassifié dans le cadre d’une enquête pénale déclenchée par des vétérans des campagnes d’essais nucléaires français dans le Sahara au début des années 1960 et en Polynésie dans les années 1970.
La cartographie détaille la chronologie des retombées radioactives pendant treize jours à compter du 13 février 1960, jour de l’explosion de Gerboise bleue, la première bombe atomique larguée dans le désert de Reggane – 16 autres essais nucléaires suivront dans le Sahara algérien. Et l’on est bien loin de la version officielle qui cantonne l’impact radioactif de ces bombes A à la seule région de l’extrême sud algérien.
Ainsi, le jour suivant l’explosion, le nuage radioactif arrive en Libye, traverse une partie du Niger pour atteindre les alentours de N’Djamena, capitale du Tchad. A J+4, les retombées recouvrent des milliers de kilomètres carrés pour atteindre le Nigeria, le Ghana, la Côte d’Ivoire et le Mali. Neuf jours après le largage, le nuage recouvre tout le sud algérien et l’Afrique subsaharienne. De même, 12 jours après l’explosion, les retombées radioactives atteignent Alger en passant par le Sahara occidental et le Maroc. Le lendemain, le nuage traverse la mer Méditerranée et approche des côtes espagnoles et de la Sicile. Et si dans les documents secret-défense, les militaires assurent que les doses enregistrées étaient généralement très faibles et sans conséquence, affirme dans Le Parisien le spécialiste des essais nucléaires Bruno Barillot, qui explique que «cela a toujours été le système de défense de l’armée». «Sauf que les normes de l’époque étaient beaucoup moins strictes que maintenant et que les progrès de la médecine ont démontré depuis que même de faibles doses peuvent déclencher, dix, vingt ou trente ans plus tard, de graves maladies», poursuit celui qui a analysé les archives de l’armée française pour Le Parisien (voir l’entretien réalisé par N. Bouzeghrane). D’ailleurs, «autre découverte», commente la publication, les militaires reconnaissent qu’en certains endroits, les normes de radioactivité ont été largement dépassées : à Arak, près de Tamanrasset, où l’eau a été fortement contaminée, mais aussi dans la capitale tchadienne N’Djamena.
«La carte du zonage des retombées de Gerboise bleue montre que certains radioéléments éjectés par les explosions aériennes, tels l’iode 131 ou le césium 137, ont pu être inhalés par les populations malgré leur dilution dans l’atmosphère. Personne n’ignore aujourd’hui que ces éléments radioactifs sont à l’origine de cancers ou de maladies cardio-vasculaires», rappelle Bruno Barillot.
Nécessité de rendre publiques plus d’archives
L’on apprend par ailleurs que les associations françaises de victimes des essais nucléaires exigent d’obtenir de plus amples informations, les archives déclassifiées étant jugées comme «soigneusement triées», «dans lesquelles il manque des pans entiers de données». Et cette absence de documents ayant trait à ces essais est d’ailleurs dénoncée par les associations algériennes de victimes qui n’ont de cesse d’exiger, non pas seulement des indemnisations, mais aussi et surtout des données sur l’étendue des dégâts et la restitution des archives inhérentes à cette période.
Car cette carte confirme ce dont tout le monde en Algérie se doutait peu ou prou : la catastrophe sanitaire engendrée par ces radiations a été et est jusqu’à présent sous-estimée. Un recensement, toujours en cours, effectué par une association, dénombre plus de 500 victimes directes de radiations pour la seule région de Tamanrasset. Ces nouvelles révélations devraient reconfigurer la donne dans ce lourd dossier de la reconnaissance des victimes algériennes. Car si la France a de tout temps minimisé les dommages causés par ces radiations sur les populations locales, de tels documents ne pourraient qu’obliger les autorités françaises à reconnaître les torts infligés. D’autant plus que d’autres archives semblent devoir être déclassifiées dans le cadre de cette action judiciaire. Archives qui peut-être révéleront et rendront compte de la gravité de l’impact des essais, donnant ainsi une autre profondeur à ce dossier. Et si une nouvelle estimation des dommages est effectuée, cela induira inévitablement une reformulation des termes et de l’envergure du dédommagement. Reste à savoir si cette archive provoquera des réactions de la part des pays affectés par ces radiations et quelle attitude adopteront les parties concernées…
Sur les treize tirs effectués entre 1961 et 1966, douze ont fait l’objet de fuites radioactives :
La divulgation, en 2009, par l’Observatoire des armements (Damoclès n° 128-129) d’un rapport secret-défense sur La genèse de l’organisation et les expérimentations au Sahara (CSEM et CEMO), (236 pages) corrobore ce qu’affirme depuis de longues années l’Observatoire des armements/CDRPC. Les essais nucléaires français au Sahara n’ont pas été «propres». Le président de l’Observatoire des armements, Patrice Bouveret, nous affirmait (El Watan du 23 mai 2009) que «des experts de notre groupe ont procédé à des tests de radioactivité, en février 2007.
Douze heures sur le site d’In Ekpker équivalent à un an de radioactivité admissible, acceptable. C’est énorme. Ces essais se sont produits dans le désert et le sable a absorbé des résidus radioactifs qui se déplacent avec le vent. Cela veut dire qu’il y a un taux de radioctivité qui est encore fort et que les gens ne doivent pas pouvoir accéder aux sites». Ce rapport, classé «confidentiel-défense», est une synthèse rédigée après 1996 à partir des documents militaires d’époque, classés «secret» ou «confidentiel défense»… « Même s’il apporte des informations jusque-là non connues, il s’agit bien d’une ‘‘relecture officielle’’ de la période des essais nucléaires français», note la revue Damoclès.
«Les rédacteurs ont dû trier dans les documents sources, ce qui explique les incohérences et surtout les silences et les omissions.» «C’est manifestement le cas pour les ‘‘ratés’’ des essais au Sahara, notamment Gerboise verte ou l’accident du tir Béryl»… «Le rapport sur La genèse de l’organisation et les expérimentations au Sahara (CSE et CEMO) emploiera donc les termes techniques qui occultent à la fois la réalité ‘‘humaine’’ des expérimentations et la responsabilité criminelle de la hiérarchie qui les a mises en œuvre…» Ainsi, on apprend que sur les treize tirs effectués entre 1961 et 1966, douze ont fait l’objet de fuites radioactives. Seul le tir «Turquoise» du 28 novembre 1964 n’aura pas provoqué de radioactivité à l’extérieur.
Les conséquences de ces radiations ne se sont pas arrêtées avec la fin des essais et la fermeture administrative des sites, mais perdurent aujourd’hui encore, à la fois compte tenu de la très longue durée de vie de certains éléments radioactifs et du fait que la France a laissé de nombreux déchets nucléaires enfouis dans le désert…N. B.
L’essai Beryl, une «affaire d’Etat» :
Louis Bulidon et Raymond Sené, deux anciens du camp Saint-Laurent près d’In Amguel, dans un appel publié par le Monde le 4 mars 2010 attestent pour en avoir été les témoins comme scientifiques du contingent, que «le 1er mai 1962, à la suite d’un essai nucléaire, code Beryl, sous la montagne du Tan Affela à In Ekker, la troupe, les civils et les populations locales présentes sur le terrain ont été lourdement irradiés et contaminés par les retombées de poussières radioactives.
Mesurée dans notre laboratoire, la durée de passage du nuage radioactif, au plus fort de la contamination, a été de vingt minutes, période au cours de laquelle nos instruments de mesure ont été saturés par l’intensité du rayonnement des particules retenues sur nos filtres à air. De plus, pendant les semaines, les mois suivant le tir Beryl non confiné, les militaires, y compris ceux qui n’étaient pas considérés comme étant en zone contrôlée, les populations locales ont été l’objet de contaminations chroniques provenant des poussières chargées de produits radioactifs transportées par les fréquents vents de sable.
Les relevés des mesures que nous effectuions régulièrement sur les filtres de contrôle atmosphérique pourraient en témoigner, dans la mesure où l’autorité militaire accepterait de permettre la levée du secret. Il est impensable que ces données techniques n’aient point été archivées. ...Le 1er mai 1962 et dans les jours qui ont suivi, des centaines, voire peut-être plusieurs milliers d’individus, dont des femmes et des enfants algériens, ont reçu des doses radioactives très handicapantes, voire mortelles pour certains d’entre eux.
La chape de plomb du secret-défense qui a couvert cet accident nucléaire doit être levée car il s’agit d’une affaire d’Etat qui a touché Algériens et Français, victimes innocentes d’une raison d’Etat qui, près de cinquante ans après l’événement, n’a plus aucune justification. C’est au plus haut représentant de l’Etat, le président de la République, mais aussi aux deux représentations nationales algérienne et française, que nous faisons appel afin que soit établie, des deux côtés de la Méditerranée, la liste des personnes, civils et anciens militaires, qui ont été soumises aux retombées de l’explosion du 1er mai 1962». N. B.
Ghania Lassal
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