Fadéla M’Rabet. Ecrivaine
Je viens d’émerger d’un huis clos dans lequel Zohra Drif m’a enfermée durant 600 pages(1).
Pendant longtemps, son livre est resté fermé, mais sa photo à la une m’hypnotisait. Elle était la scène du lever de rideau qui nous annonçait d’emblée que l’histoire allait mal se terminer. Que c’était une tragédie. Qu’il y aurait beaucoup de larmes et de sang. Et je refuse de souffrir. Car cette histoire est la mienne. Celle de toutes ces filles qui pleurent quand Michelet nous décrit Jeanne d’Arc, des colombes sortant de sa bouche, qui se rangent du côté d’Antigone quand elle se bat pour offrir une sépulture à son frère. Oui, Zohra Drif en couverture, c’est Antigone défiant l’Etat.
Sa force vient du contraste bouleversant entre la fragilité de ce corps d’enfant et le défi de son regard. Un regard qu’elle impose à tous ces représentants des forces armées d’une des plus grandes puissances militaires et qu’ainsi elle efface. On ne voit plus qu’elle. Ils ne sont plus que des figurants minables, bardés de mitraillettes et de révolvers en plastique. Ils ne sont plus qu’une meute de cow-boys jouant dans un western de série B, assiégeant une jeune Indienne désarmée. Une meute d’autant plus haineuse qu’elle voulait se venger de ses défaites à Dien Bien Phu et de sa capitulation devant Hitler. La star est Zohra Drif, cette enfant à la lumière surnaturelle. C’est l’Algérie qui dit non depuis des siècles, leur fait face et les regarde sans ciller, sans se hausser, avec naturel. Ce qu’elle leur dit est évident. Elle leur déclare que l’Algérie vaincra, parce que l’Algérie n’a jamais été la France : «Vous l’avez volée et vous allez la rendre parce que telle est la volonté du peuple. Pour libérer l’Algérie, nous sommes prêts à mourir, alors que nous aimons tant la vie. Mais nous ne pouvons préférer la vie à notre dignité, car non seulement vous nous avez spoliés, mais vous avez nié jusqu’à notre humanité.»
Hantée par cette photo, le livre à ma portée depuis 3 mois, dressée au sens du devoir depuis ma naissance comme toutes les femmes dont Zohra Drif dresse le portrait, j’ai fini par m’y plonger à mon corps défendant. Et quand au bout de deux jours j’ai refait surface, j’avais quatre trophées à la main, quatre médailles que Ben M’hidi a remises début janvier 57 à Zohra Drif, Samia Lakhdari, Djamila Bouhired et Hassiba Ben Bouali. Il le fit avec solennité en présence de fils du peuple, Yacef Saâdi et Ali la Pointe, debout, graves et silencieux, comme au garde-à-vous, dans une maison de La Casbah.
Les médailles du mérite
Ben M’hidi a décoré avec fierté et une tendresse amusée 4 jeunes filles d’une grande intelligence et d’un courage hors du commun. C’étaient les premières médailles du mérite de l’armée de Libération nationale. De grandes médailles de 5 cm sur 3, frappées dans un métal de couleur de plomb fondu avec, en leur centre, l’emblème national, que Ben M’hidi a remises au nom du CCE. Cette cérémonie a eu lieu peu après un tête-à-tête dramatique de Zohra Drif avec Ben M’hidi.
Cerné, le commandant de la wilaya V cherchait un moyen pour sortir de la nasse tendue par Massu. Zohra lui suggéra de se déguiser en femme. Mais Ben M’hidi, calme jusque-là, me coupa d’une voix tranchante : «Jamais, jamais de la vie !» Mon enthousiasme tomba et je réagis éberluée : «Jamais, jamais quoi ? Etre déguisé en femme ?» Il me regarda droit dans les yeux et dit : «Exactement». J’étais sonnée, un coup de poing n’aurait pas fait pire. Blessée et terrassée, je me relevai de mon K.-O. mental et lui lançai en arabe : «Pourquoi, Si Mohamed ? Tu as peur de tomber de ta selle ? Et alors ? Quel mal y a-t-il ? Où est le déshonneur de te déguiser en femme quand il faut tromper l’ennemi dans l’intérêt de notre lutte ? Tu crains d’être arrêté en femme, c’est cela ? C’est si mal et si déshonorantd’être une femme à tes yeux ?» Je me levai pour partir, pour que mes sanglots n’accablent pas plus les femmes. Qui a dit que Zohra Drif était timide ? «Ben M’hidi m’arrêta en s’emparant de ma main : ‘‘Non !
Non ! Ce n’est pas ce que tu crois. Laisse-moi t’expliquer. Imagine la réaction de notre peuple s’il apprenait qu’un de ses dirigeants a été arrêté en tenue de femme. La question n’est pas de savoir comment Ben M’hidi voit les femmes. Je t’assure que j’ai le plus grand respect et une admiration sans bornes pour toutes les sœurs combattantes. La question est en relation avec les tabous de notre société’’ ». Ainsi, cet homme charismatique admiré par Zohra Drif abritait sa misogynie derrière la langue de bois, déjà des prétendus «tabous» du peuple.
Ce peuple qui était prêt à se faire tuer pour sauver l’artificière chimiste Hassiba Ben Bouali, les poseuses de bombes Zohra Drif, Samia Lakhdari, Djamila Bouhired, comme pour Ali la Pointe et Yacef Saâdi. Ben M’hidi a réagi comme tous les chefs d’Etat algériens qui se sont succédé depuis l’indépendance. Et pourtant, la proximité dans cette lutte commune a fait prendre conscience à Ben M’hidi que ces femmes étaient ses égales, et pour cause : elles décidaient des cibles de leurs attentats, elles préparaient minutieusement leur trajet, la cache de leurs bombes, leur camouflage, leur grimage. Elles réussissaient souvent.
Et quand elles échouaient, l’échec ne venait pas d’elles. Elles rédigeaient les rapports et des analyses précieuses, ces jeunes femmes bardées de prix d’excellence. Ben M’hidi était conscient de leur valeur, c’est pourquoi, bienveillant et admiratif, il les a décorées. Zohra Drif, malgré sa sensibilité à fleur de peau, malgré ses blessures, garde tout le long de son livre une grande générosité et rigueur intellectuelle.
Un désir permanent de comprendre
Elle arrive à surmonter son émotion par son désir permanent de comprendre. Ce qui fait de ce livre à la fois un thriller haletant et une tragédie, une œuvre immense comme une saga des écrivains russes du XIXe. Elle y est à la fois psychologue, sociologue, politologue, une subtile historienne et une conteuse douée, ce qui devient très rare aujourd’hui où tout est cloisonné. Elle grandit toujours ceux dont elle parle, mais, comme Dostoievsky, elle est consciente de leur complexité, de leur grandeur et laisse entrevoir leurs faiblesses qu’elle ne stigmatise jamais. Le plus émouvant dans ce livre est que le combat qu’elle continue à assumer est contre sa nature. Cette jeune fille, d’une noble famille aisée et cultivée, choyée par un père cadi d’une culture bilingue, chérie par sa mère et sa fratrie, excellente élève, était destinée à une vie heureuse et une brillante carrière.
Consciente d’être privilégiée, elle a toujours manifesté une immense empathie pour ceux qui avaient moins de chance qu’elle. C’est pourquoi elle a rejoint les «Novembristes» après les avoir cherchés longtemps avec ténacité. Elle a apaisé Hassiba Ben Bouali, cette attachante petite sœur de 19 ans, qui avait compris qu’elle allait bientôt mourir. Elle a conforté et rassuré le génial et très sympathique Ali la Pointe, qui lui se déguisait en femme avec jubilation, ce qui amusait les enfants du quartier. Elle a secondé judicieusement Yacef Saâdi, cet homme à la force tranquille, si rassurant, comme un grand frère. Elle a adoré Samia, son alter ego, étudiante en droit comme elle, aussi brillante et du même milieu. Elle a modéré l’impulsivité de la flamboyante Djamila Bouhired, à l’incroyable courage : elle préférait garder sa bombe sur son ventre, au risque de s’exploser, plutôt que s’en débarrasser.
Zohra Drif, au terme de son livre, me fait penser à ces magnifiques chevaux de race qu’on lance sur les champs de bataille, alors qu’ils sont les êtres les plus sensibles au monde. Ils hennissent, frémissent, se cabrent au bruit des canons, leurs naseaux fument devant les odeurs de poudre, mais ils ne quittent jamais le terrain sans leur cavalier. Je dis à Zohra Drif merci d’exister, d’avoir immortalisé ce chœur antique, les femmes des terrasses de La Casbah d’Alger, qui faisaient rempart de leur corps pour rendre invisibles les moudjahidine, les protéger des assassins de Massu, déstabilisés par les youyous assourdissants de ces «sauvageonnes». Ces femmes font partie de notre patrimoine national, comme Hassiba, le petit Omar, Ali la Pointe. Grand merci et paix à leur âme.
1- Mémoires d’une combattante de l’ALN, Chihab éditions.
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