7. CONVERSATION AVEC RICHARD STENGEL À PROPOS DES INDÉPENDANTISTES ALGÉRIENS
MANDELA : Mostefai ? Oui, oui, il était à la tête de la délégation algérienne au Maroc.
STENGEL: C’est cela. Vous avez beaucoup parlé tous les deux, non ?
MANDELA: Oh oui, plusieurs jours.
STENGEL : Exact.
MANDELA: Il m’a raconté la Révolution algérienne. Oh, c’était un chef-d’œuvre, je peux vous le dire. Peu de choses m’ont autant inspiré que le récit du Dr Mostefai.
STENGEL: Vraiment ? Pourquoi ?
MANDELA: Il nous a raconté l’histoire de la Révolution algérienne. Les problèmes qu’ils avaient. Comment ils ont commencé. Au départ, ils pensaient qu’ils pourraient battre les Français sur le champ de bataille, en s’inspirant de ce qui s’était passé au Vietnam. Diên Biên Phu. Ils s’en inspiraient, et ils croyaient pouvoir vaincre les Français... Il disait que même leurs uniformes étaient conçus pour aider l’armée à vaincre les Français. Ensuite, ils ont compris que ça n’arriverait pas. Qu’il fallait mener une guérilla. Et même leurs uniformes ont changé, parce qu’à cette époque l’armée devrait toujours être en mouvement, attaquer [ou] se déplacer sans cesse. Ils avaient des sortes de pantalons étroits en bas, et des chaussures légères. C’était extrêmement fascinant la façon dont ils ont obligé l’armée française à les suivre constamment. Ils attaquaient par la Tunisie, ils lançaient une offensive de ce côté. Les Français, pour y répondre, déplaçaient leur armée de l’ouest, depuis la frontière marocaine, parce que les Algériens attaquaient des deux côtés, depuis la Tunisie et le Maroc. Même s’ils avaient des unités qui combattaient à l’intérieur du territoire, le gros des troupes opérait à partir de ces deux pays... Alors ils lançaient une offensive depuis la Tunisie, ils entraient loin en Algérie, et les Français déplaçaient leur armée cantonnée à l’ouest, près des frontières marocaines, afin de contrer cette offensive. Et quand l’armée était partie, l’offensive repartait depuis le Maroc, tu comprends ? Les Français redéployaient leurs forces vers le Maroc, et ils continuaient à les faire bouger tout le temps de cette façon. Vraiment, tous ces hommes étaient très intéressants, absolument fascinants.
STENGEL : Et vous pensiez que ce pourrait être un modèle pour le MK [Umkhonto we Sizwe] en Afrique du Sud.
MANDELA : En tout cas, nous pouvions élaborer nos propres tactiques en prenant en considération ces informations.
8. EXTRAIT DU CARNET DE 1962 À PROPOS DE SON ENTRAÎNEMENT AU MAROC AVEC LE FRONT DE LIBÉRATION NATIONALE [FLN] D’ALGÉRIE
Maroc
18/3 R [Robert Resha](1) et moi quittons [Rabat] pour la petite ville d’Oujda, à la frontière, QG du FLN [Front de libération nationale] au Maroc. Nous partons en train et arrivons là-bas à 8 heures du matin le 19/3. Un officier vient nous chercher à la gare et nous conduit au QG. Nous sommes reçus par Abdelhamid [Brahimi](2), chef de la section politique du FLN. Il y a également Si Jamal, Aberrahman, Larbi, Nourredine Djoudi. S’ensuit une discussion générale sur la situation en Afrique du Sud, des questions pertinentes nous sont posées. La discussion est ensuite ajournée afin de nous permettre de découvrir les camps d’entraînement et les lignes de front. A 16 heures, accompagnés par Djoudi et un autre officier, nous roulons jusqu’à la base d’entraînement de Segangan située dans ce qui s’appelait le protectorat espagnol du Maroc. Nous y arrivons à 18 heures et le commandant du camp, Si Jamal, vient nous accueillir. Il nous montre le musée de l’armée contenant une intéressante collection d’armement du FLN, en commençant par les fusils utilisés durant la révolte du 1er Novembre 1954, jusqu’aux équipements plus récents. Après le dîner, nous allons au théâtre des soldats écouter de la musique et voir de courtes comédies. Les deux comédies carburent à la propagande contre la domination française en Algérie. Après le spectacle, nous retournons dans nos quartiers pour dormir.
21/3 Après avoir visité les imprimeries du FLN et le centre de transmission, nous nous rendons à Bouleker en compagnie de deux officiers. Nous visitons d’abord le QG du bataillon de la division nord. Il occupe une bonne position dans la région la plus stratégique et il est bien gardé. Notre déjeuner sur place se compose de viande de lapin et de pain frais. Ensuite, nous allons jusqu’au QG d’un bataillon situé pile à la frontière algérienne. Nous voyons des abris et nous y entrons. Autour du camp, il y a beaucoup de réfugiés dont le dénuement est très émouvant. Plus tard, nous retournons à Oujda pour une discussion. Celle-ci commence à 18h30 et nous devons repartir à Rabat à 21h45. Finalement, à 21h30, la décision est prise de repartir le lendemain en voiture pour Rabat, car nous n’avons abordé que le quart des sujets.
9. EXTRAIT DU CARNET DE 1962
Un autre point que le capitaine Larbi a soulevé : il faut que l’élite comprenne que les masses, aussi pauvres et ignorantes soient-elles, constituent l’investissement le plus important du pays. Toutes les activités et les opérations doivent se faire en impliquant autant l’intelligentsia que les masses — paysans, journaliers, ouvriers des villes, etc.
Troisièmement, il faut que les masses comprennent que les actions politiques du type des grèves, boycotts et autres manifestations similaires, sont inefficaces si elles restent isolées. L’action doit être considérée comme une forme primordiale, essentielle, de l’activité politique.
10. EXTRAIT DU CARNET DE 1962
Si la conscience politique est cruciale pour former une armée et mobiliser les soutiens populaires, il ne faut pas perdre de vue des questions pratiques. Par exemple, une femme qui ne se sent pas particulièrement engagée peut faire beaucoup pour la révolution simplement parce que son petit ami, son mari ou son fils est dans l’armée. De la même façon, il faut encourager les villages à prendre des initiatives. Il y a le cas de ce village qui a attaqué un poste français sans instruction du FLN. Dans un autre village, les habitants ont construit d’eux-mêmes un tunnel. Il est également connu que, à un certain moment, le FLN empêchait ses soldats de se marier. Plus tard, cette règle a été modifiée et il est désormais permis à tous de se marier. Les femmes qui se sont mariées à des soldats du FLN, ainsi que leurs familles, se sont immédiatement rangées derrière le FLN et la révolution.
11. EXTRAIT DU CARNET DE 1962
Il faut garder à l’esprit certaines questions cruciales lorsqu’on lève une armée révolutionnaire : - S’il est important que vos hommes soient entraînés dans des pays amis, il ne faut pas compter uniquement là-dessus. Le principal point à retenir, c’est qu’il faut monter ses propres écoles, [qui] établiront des centres d’entraînement soit à l’intérieur, soit aux frontières du pays. - On doit aussi prévoir et fournir des suppléants, tout simplement parce qu’au combat on [perd] beaucoup d’hommes. En ne prenant pas les mesures nécessaires, on brise l’élan révolutionnaire. En outre, on donne confiance à l’ennemi. A l’inverse, dès le début il faut lui montrer que notre force s’accroît continuellement. - Il faut être réactif et imaginatif, sinon l’ennemi écrasera nos forces. - Il faut aussi tenir compte du fait que [plus] la guerre dure, plus les massacres se perpétuent, plus la lassitude gagne la population.
12. EXTRAIT DU CARNET DE 1962
Les attaques spectaculaires menées avec succès par les révolutionnaires ont permis aux Algériens de retrouver leur dignité. En Algérie, ils ont établi des commandos de zone, avec des fonctions spécialisées. Leur activité n’entraîne aucun avantage économique, mais elle est extrêmement utile pour regonfler le moral de la population. Cependant, des actions de ce genre n’ont pas le droit à l’échec. Les opérations commando consistent, par exemple, en attaques à visage découvert sur des soldats français en ville, ou à poser des bombes dans des cinémas. Il ne faut pas non plus prendre pour argent comptant la déclaration d’une recrue potentielle se disant prête à se battre. Il faut la mettre à l’épreuve. Dans un village, 200 personnes se sont déclarées prêtes à rejoindre le FLN. On leur a alors expliqué que, le lendemain, l’ennemi allait lancer une attaque. Puis on a demandé des volontaires. Seuls trois hommes ont levé la main. Une autre fois, on a demandé à des nouvelles recrues de marcher de nuit jusqu’à un endroit où on leur remettrait des armes. Ils arrivèrent à minuit et on leur raconta que l’homme qui avait promis de livrer les armes n’était pas arrivé, après quoi on leur conseilla de revenir le lendemain. Ceux qui se plaignirent montrèrent qu’on ne pourrait se fier à eux dans des conditions difficiles.
13. EXTRAIT DU CARNET DE 1962
Il faut adroitement coordonner les actions de guérilla menées dans les villes et les campagnes.
14. EXTRAIT DU CARNET DE 1962
Considérations à garder à l’esprit en lançant la Révolution. Il faut la garantie absolue que toutes les précautions ont été prises pour s’assurer la victoire — l’organisation est extrêmement importante. Avant tout, il faut un réseau dans l’ensemble du pays... Nous devons mener une étude approfondie de toutes les révolutions, y compris celles qui ont échoué. Une bonne organisation est absolument essentielle. Dans la wilaya [province algérienne], il a fallu un an pour monter une organisation digne de ce nom. Il faut à tout prix une révolte locale. Beaucoup de révoltes échouent parce que l’idée révolutionnaire n’est pas partagée par tous. La révolte doit être préparée de façon à éviter toute interruption.
15. EXTRAIT DU CARNET DE 1962
Les organisateurs de la révolution ne doivent pas s’inquiéter outre mesure du manque d’entraînement militaire des masses. Les meilleurs commandants et stratèges du FLN sont pour l’essentiel des individus qui n’avaient aucune expérience militaire préalable. Il y a aussi une différence entre un militaire et un militant. En Algérie, non seulement les femmes savent tirer, mais elles savent démonter et assembler un fusil.
16. EXTRAIT DU CARNET DE 1962
La date de commencement doit être fixée lorsqu’il est absolument certain que la révolution réussira, et elle doit être liée à d’autres facteurs. Par exemple, le ministre français de la Défense, après s’être rendu en Tunisie et au Maroc, a déclaré que l’Algérie était en paix. La révolte a eu lieu le lendemain. Par la suite, il a affirmé que la révolte était limitée à certaines régions, qu’elle ne s’étendait pas à tout le pays. Juste après, celle-ci a embrasé tout le pays. Les opportunités et la psychologie doivent influencer le choix de la date.
17. EXTRAIT DU CARNET DE 1962
Nous devons avoir le courage d’accepter qu’il y aura des représailles contre la population. Mais nous devons tenter de l’éviter en choisissant avec soin nos cibles. Mieux vaut attaquer des cibles éloignées de la population. Les cibles doivent être aussi proches que possible de l’ennemi. Devant le peuple et devant le monde, le soulèvement doit conserver un caractère de mouvement révolutionnaire populaire. L’ennemi doit croire à un soulèvement limité. Nous devons rechercher le soutien de toute la population grâce à un équilibre parfait des classes sociales. La base de notre soutien se trouvera parmi les gens du peuple, les pauvres et les ignorants, mais il faut aussi que les intellectuels soient de notre côté. Pour finir, il doit y avoir une harmonie totale entre les représentants officiels du mouvement révolutionnaire et le haut commandement. Ils doivent disposer d’un personnel semblable et également développé.
18. EXTRAIT DU CARNET DE 1962
14/3/52, Dr Mostefai L’objectif de départ de la révolution algérienne était de vaincre militairement la France, comme en Indochine. Une solution négociée n’était pas envisagée. La conception de la lutte, dès l’origine, détermine le succès ou l’échec de la révolution. Il faut qu’un plan général gouverne toutes nos décisions, au quotidien. En plus de ce plan général qui traite de la situation dans sa globalité, il faut aussi un plan, mettons sur trois mois. L’action pour l’action n’est pas souhaitable. Toute action individuelle doit être entreprise dans le cadre d’une stratégie. Il faut : a) un objectif militaire b) un objectif politique c) un objectif psychologique C’est la stratégie à court terme. Le but recherché peut engendrer une situation nouvelle qui rende nécessaire un amendement du plan général. Les plans tactiques sont gouvernés par la stratégie. La tactique ne concerne pas seulement les opérations militaires, elle couvre aussi des domaines comme la conscience politique des masses, la mobilisation des alliés sur le plan international. Le but est de détruire la légalité du gouvernement et d’instituer celle du peuple. Il doit y avoir une autorité parallèle dans l’administration de la justice, dans l’administration et dans l’approvisionnement. L’organisation politique doit totalement contrôler le peuple et son activité. Les soldats doivent vivre parmi la population comme des poissons dans l’eau. Le but, c’est que nos forces se développent et croissent tandis que celles de l’ennemi se désintègrent. Commencer une révolution est facile ; la continuer et maintenir son élan, là est la difficulté. Le devoir d’un commandant est d’analyser dans le détail la situation avant d’initier quoi que ce soit. Nelson Mandela
-1). Robert Resha, voir Personnes, lieux et événements. -2). Dr Abdelhamid Brahimi (1936). Devint plus tard Premier ministre de l’Algérie, 1984-1988.
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