Ni la notion d' « intellectuel » ni l'expression « Guerre d'Algérie » ne vont de soi. Elles ne dégorgent pas d'évidence alors même qu'on les brandit au quotidien et que chacun croit savoir ce dont il ressort.
Le terme d'intellectuel ne s'est imposé, avec l'aura qu'il a connue qu'au XXe siècle en liaison avec les luttes pour les idéaux universels. De ce point de vue, l'affaire Dreyfus consolide la notion qui se trouvait déjà dans «clerc» en l'ouvrant à des combats plus larges qui concernent tout ou partie de la communauté humaine. Et partant, l'engagement des intellectuels ne se sépare pas de l'existence d'un dépositaire universel, (l'opinion publique, le citoyen) que l'on suppose sensible aux justes causes'. En France, de 1896 à 1907, s'impose ce terme d'intellectuel qui désigne une catégorie de gens instruits, occupés ordinairement à des travaux spéculatifs ou rationnels, quand on les voit investir l'arène publique et se faire les avocats de causes où il y va de la dignité, de la justice ou de la vérité, jetant leur gloire, leur notoriété, leur poids et leur crédibilité dans la balance. Ainsi, l'intellectuel est ce lettré, ce savant ou cet expert qui, détenteur d'une réputation, s'autorise d'elle pour en appeler au sens de l'équité, de la solidarité, de l'humanité de l'opinion publique. Le « J'accuse » de Zola, le « Retour d'URSS » de Gide, la préface de Sartre aux « Damnés de la terre » (F. Fanon) sont représentatifs de l'action intellectuelle. Nous conviendrons donc d'appeler intellectuels les lettrés qui, pourvus d'une certaine expertise ou compétence dans l'ordre cognitif, manifestent un attachement pour les valeurs morales, sociales ou humaines. S'il faut faire un point d'histoire, la notion d'intellectuel est l'héritière directe du siècle des Lumières dont elle a repris la fonction critique. Comme le note Edgar Morin, l'intellectuel « soumet toute vérité sacrée, tout mythe à l'épreuve de la critique rationnelle » (In « Pour sortir du XXe siècle »).
L'intelligentsia française eut ses moments d'apothéose où ses preux chevaliers s'illustrèrent dans des combats tels que l'Affaire Dreyfus, la Guerre d'Espagne, la Guerre d'Algérie. Nous, Algériens, nous l'appelons « Guerre de libération nationale » (Harb at-tahrir). Il s'agissait de libérer le pays de la tutelle coloniale en redonnant au peuple la dignité et la liberté, perdues en 1830, et en ressuscitant l'Etat algérien, (qui existait bien contrairement à ce que raconte l'historiographie française qui sur ce point frise le ridicule, car elle affirme que l'Etat algérien n'a jamais existé et qu'il est né en 1962). Le terme de « Guerre d'Algérie » utilisé par les journalistes et les historiens français, ne s'est pas du reste imposé tout de suite. Longtemps il ne s'est agi dans les textes officiels, journaux, hebdomadaires, mensuels, à la radio et à la télévision que « d'opérations de police » ou de « maintien de l'ordre »', d''événements' ou encore de situation en Algérie'. Comme le note Benjamin Stora, ce fut une « guerre sans nom''. Il a fallu attendre la dernière année du XXe siècle pour que l'Etat français reconnaisse qu'en Algérie se déroulait bien une guerre. Avec son cortège d'horreurs, de crimes de guerre et même de crimes contre l'humanité. En l'espèce le malaise est du côté du français, car côté algérien, il n'y a aucune ambiguïté. Le texte de l'appel des 121 le signale clairement : « Pour les Algériens, la lutte poursuivie soit par les moyens militaires, soit par les moyens diplomatiques ne comporte aucune équivoque. C'est une guerre d'indépendance nationale. Mais pour les Français, quelle est la nature de cette guerre ? » La question était pertinente et elle continua de se poser non seulement pendant que tombaient les soldats du contingent, mais bien plus tard alors qu'une chape de plomb s'était abattue sur la guerre terrible dont les blessures ne sont pas cicatrisées. Pendant très longtemps, plus de trente ans, la guerre d'Algérie fut un sujet tabou et si aujourd'hui elle ne l'est plus au même titre, elle suscite autant de passions et de polémiques dans des mémoires contraires et affrontées. « On comprend, -écrivait Mohammed Ramdani en 1989, dans son introduction au livre de Jean-François Lyotard La guerre des Algériens' (éditions Galilée)-, que devant les tragédies des personnes et des communautés, les vicissitudes de la guerre et de la politique, il ait été, il soit, tout compte fait, difficile de garder la tête froide et d'émettre des jugements sereins ». Il ajoutait : «Aussi n'est-il pas étonnant de constater que toute réflexion sérieuse, toute compréhension des événements', ou comme on disait alors, de la question' algérienne, dans la constellation de ses différends, se trouvèrent évacuées, et qu'on a préféré-comme toujours en l'occurrence-, à l'analyse critique et autocritique l'oubli et la fuite dans le ressentiment». De son côté, Paul-Jean Franceschini, constatait, dans un article intitulé «La génération muette» paru dans Le Monde' à la date du 28-29 octobre 1984, l'existence d'un «véritable refoulement collectif». «Il est rare qu'une expérience (la guerre) ait marqué tant d'hommes, et que si peu en aient parlé» concluait-il.
Pour la France, ce qui se passait en Algérie ne pouvait être désigné du nom de « guerre étrangère » puisque le territoire français n'a jamais été envahi ou même menacé. Mais le plus paradoxal, comme le soulignent les auteurs de la motion des 121, c'est qu'on a affaire à une « guerre menée contre des hommes que l'Etat fait semblant de considérer comme des Français, mais qui eux luttent précisément pour cesser de l'être ». Il faut se hâter d'ajouter que les Musulmans n'ont jamais été considérés comme des citoyens, à l'inverse des Juifs devenus français par la vertu du décret Crémieux ; La citoyenneté française des Algériens était une fiction juridique. Les auteurs de la motion concluaient : « Ni guerre de conquête, ni guerre de défense nationale, ni guerre civile, la guerre d'Algérie est devenue une action propre à l'armée qui entretient ce combat criminel et absurde ». C'est cependant au nom de cette fiction juridique que la gauche française de l'époque, les Mollet, Mitterrand et Mendès France, envoyèrent les jeunes soldats du contingent à l'abattoir : « Les départements d'Algérie, -déclarait, le 12 novembre 1954, Mendès France, alors président du Conseil-, font partie de la République, ils sont français depuis longtemps ; leur population qui jouit de la citoyenneté française et est représentée au Parlement, a donné assez de preuves de son attachement à la France pour que la France ne laisse pas mettre en cause son unité ( ) Jamais la France, jamais aucun gouvernement ne cédera sur ce principe ». Le 11 décembre 1954, François Mitterrand alors ministre de l'Intérieur, rappelant l'appartenance de l'Algérie à la France, répond aux questions des députés : « Avez-vous le droit, droit moral s'entend, de disposer du contingent à cette fin (la guerre) m'a-t-on demandé. Cela me paraît évident puisqu'il s'agit d'une mission ayant pour objet de préserver l'unité de la nation, ce qui est le devoir essentiel des citoyens ». Messali Hadj réfutera ce dogme et Robert Barrat écrit : « C'est une vérité d'évidence que l'Algérie n'a jamais et ne pourra jamais être totalement la France » (in « Les Maquis de la liberté »).
Mais il y a plus : pour les Musulmans, s'il est avéré que le combat engagé le 1er novembre par les activistes du FLN est un combat libérateur, Albert Camus soutient que l'affrontement est en réalité une guerre civile opposant la minorité européenne et les populations berbère et arabe. Ou était-ce, comme le prétendirent les parachutistes et l'OAS, une guerre de défense de la civilisation occidentale menacée par le communisme international. On voit bien le caractère grotesque de cette dernière thèse qui avait la faveur de Soustelle et des généraux putschistes.
Lorsque j'évoque le combat libérateur des Algériens, Arabes, berbères, Européens ayant rallié le FLN et lorsque je le mets en rapport avec les interventions des intellectuels, j'entends par intellectuels ceux qui ont pris position soit en faveur de l'émancipation des Algériens, soit contre elle. Certains des intellectuels français les plus brillants ont épousé la cause du nationalisme français le plus étroit, le plus borné, le plus obtus. Jacques Soustelle, ethnologue et spécialiste des Aztèques auxquels il a consacré des travaux reconnus. Nommé gouverneur de l'Algérie par Pierre Mendès France, confirmé à son poste par Edgar Faure, Soustelle s'alignera de plus en plus sur les positions des plus excités des Pieds-Noirs et deviendra plus tard l'un des porte-voix des ultras de l'Algérie française. Il milite pour le retour de Charles de Gaulle dont il est l'un des artisans, mais se fâche avec lui dès que le chef de l'Etat s'engage dans le processus qui conduira à l'avènement de l'Algérie algérienne. M. Soustelle n'a pas en effet digéré « ce qui ne s'était jamais vu ». Autrement dit, « Un Etat qui, n'ayant subi aucune défaite militaire, ayant au contraire victorieusement contenu sur le territoire (algérien) la poussée et les violences de la rébellion, décidait de remettre à la discrétion d'un ennemi battu et le pays et ses habitants ; une nation de 45 millions d'âmes, prospère et moderne, capitulant devant dix mille terroristes » se lamente-t-il dans son livre « La page n'est pas tournée » (La table ronde, 1965). Il en est d'autres bien entendu qui prendront fait et cause pour l'Algérie française, le maréchal Juin, les écrivains Antoine Blondin, Roland Dorgelès, Jules Romains, Jean Dutourd, le colonel Rémy et Charles Richet entre autres. Ce dernier qualifie les porteurs de valises du FLN de « faux prophètes », de « collabos » (il est vrai que l'extrême droite française s'y connaît merveilleusement bien en collaboration avec les fascismes). Ces gens-là, qui ne voient le monde que déformé, comme le disait De Gaulle, s'insurgent contre une guerre d'Algérie « imposée à la France par une minorité de rebelles fanatiques, terroristes et racistes, conduits par des chefs dont les ambitions personnelles sont évidentes, armés et soutenus financièrement par l'étranger ».
Parmi ceux, dont le combat est plus connu et plus salué, qui ont combattu le colonialisme, la répression coloniale et la torture, je me contenterai de citer les plus emblématiques, Jeanson bien sûr, mais aussi Henri Curiel, André Mandouze, François Mauriac, Claude Bourdet, Pierre Vidal-Naquet, Simone de Beauvoir. Aussi n'ai-je pas en vue une galerie de portraits ; je voudrais mettre en évidence la logique qui, sous-tendant leurs positions, ne se sépare pas d'une vision de la justice, de la vérité et de la dignité de l'homme.
Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, nombre d'Algériens ont participé au sein de l'armée française à la victoire sur les fascismes. Dans leur écrasante majorité, ces Algériens avaient fait preuve de vaillance, de courage et de bravoure. Ils avaient connu sur les terrains de bataille la fraternité des combats et goûté à la saveur du respect. De retour en Algérie, ils retrouvaient une situation que l'oppression coloniale maintenait figée. Les massacres de très grande ampleur de mai 1945 furent le déclic qui en conduisit beaucoup à opter pour l'activisme. Ahmed Ben Bella fut de ceux-là. Considérés comme des « bougnoules », des « ratons »et des « moins que rien » sur la terre spoliée de leurs ancêtres, ils refusèrent de subir plus longtemps cette situation, si bien que, comme on l'a dit, la croix de guerre ornait la poitrine de nombre d'entre eux qui chasseront la France d'Algérie. Les éléments les plus conscients, les plus déterminés et les plus actifs rejoignent alors le PPA devenu le MTLD. Or dès cette époque, 1947, Emmanuel Mounier, sentant la situation se détériorer en Afrique du Nord, prend l'initiative de demander une série d'articles sur le thème « Prévenons la guerre d'Afrique du Nord ». Dans ce cadre, André Mandouze, professeur à la faculté d'Alger, écrit un texte prophétique : « Impossibilités algériennes ou le mythe des trois départements ». Il y déconstruisait la fable des trois départements tant il lui semblait évident que l'Algérie n'était pas française. En 1950, Mandouze crée une revue « Consciences maghrébines » et aiguillera, après la déflagration du 1er novembre, des militants optant pour l'aide directe vers le FLN.
Mais c'est à partir de 1955, dans «L'Algérie hors la loi» de Colette et Francis Jeanson, que les opposants à la guerre colonialiste d'Algérie, trouveront les dispositifs, les fondements et les justifications de leur action. Le fil rouge du livre est de démontrer que l'Algérie n'est pas la France. Et d'emblée les Jeanson récusent l'«objectivité », dont se gargarisent certains, au profit de l'implication : « Je ne prétends pas me pencher sur le problème algérien : on ne penche pas sur ses propres problèmes. Je ne m'efforcerai pas d'être impartial : je ne vois comment un citoyen français pourrait l'être, quand les jeunes recrues du Berry, de l'Ile-de-France ou de l'Artois, sont envoyées là-bas pour mitrailler en son nom les populations civiles de quatre « départements français ». Avec une prescience peu commune, les Jeanson agitaient, si les choses devaient empirer, la menace du coup d'état militaire : « Chaque jour davantage, nous nous laissons mettre en situation de nous voir appliquer ici-dans les vrais départements français cette fois-, l'état d'urgence, par une équipe de néo-franquistes venus reconquérir la France à partir de la plate-forme africaine ». Avouons qu'avec le putsch des Généraux Challe, Salan, Jouhaud et Zeller, il s'en était fallu de peu.
par Omar Merzoug
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