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J'irai cracher sur ta tombe...
A la question «est-ce vous qui avez pendu Larbi Ben M’hidi ?» le tortionnaire, plein de sous-entendus, avait répondu : «C’est un peu ça», dans un documentaire sur la guerre d’Algérie. Ancien chef des services de renseignement à Alger, il avait admis en 2001 dans son livre-aveu, Service spéciaux, Algérie 1955-1957 (Perrin), avoir pratiqué la torture, «tolérée, sinon recommandée» selon lui par les politiques. Il a eu son quart d’heure wharolien au début des années 2000, donnant des interviews et courant les plateaux de télévision. Il laisse entendre qu’il a étranglé de ses propres mains le héros de la Bataille d’Alger, sans jamais aller jusqu’à assumer clairement son geste.
Pourtant, il aimait fanfaronner devant les caméras : «La torture devient légitime quand l’urgence s’impose. Il était rare que les prisonniers interrogés la nuit se trouvent encore vivants au petit matin.». En 1957, le général Jacques Massu, commandant de la 11e division parachutiste, lui demande de rétablir l’ordre à Alger. Il se retrouve à la tête de ce qu’il appelle lui-même l’«escadron de la mort», chargé de procéder à des arrestations nocturnes suivies de torture, avec élimination de certaines personnes arrêtées. Combien d’Algériens a-t-il «neutralisés» ? Evasif, il n’a jamais donné de chiffre. Ses déclarations outrancières avaient fini par déranger la classe politique.
http://www.ina.fr/video/CAB00060096
Le général Paul Aussaresses, le 25 janvier 2002 au palais de justice de Paris, où le tribunal correctionnel l'a condamné avec ses deux éditeurs à une amende de 7.500 euros chacun, pour "apologie de crimes de guerre et complicité", après la publication du livre "Services spéciaux, Algérie 1955-1957"
Il avait reconnu son rôle de tortionnaire pendant la guerre de Libération de l'Algérie
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Paul Aussaresses, le général français qui a entrouvert la porte sur les pratiques de torture «institutionnalisées» pendant la guerre de Libération nationale, s'est éteint, hier, à l'âge de 95 ans. Celui qui avait admis, en 2001, dans son livre, «Services spéciaux, Algérie 1955-1957» avoir torturé des prisonniers alors qu'il était à la tête des services de renseignements, à Alger, avait affirmé, à l'époque que la torture était «tolérée, sinon recommandée» par les politiques.
Des aveux qui ont relancé les interrogations sur le rôle du gouvernement français en place et qui ont suscité des remous politiques, poussant Chirac à réagir, en se disant «horrifié» par ces confessions rendues publiques. Des confessions sur un sujet, longtemps tabou du côté français, nié même alors que l'Algérie a, de tout temps, dénoncé une torture systématisée dans la hiérarchie militaire coloniale. Le général Aussaresses, alias «commandant O», qui n'a, à aucun moment, esquissé le moindre regret par rapport à ces pratiques, légitimait le recours à la torture, déclarant qu'elle «devient légitime quand l'urgence s'impose», reconnaissant des meurtres en prison, précisant qu'«il était rare que les prisonniers interrogés la nuit se trouvent encore vivants au petit matin. Qu'ils aient parlé ou pas, ils étaient généralement neutralisés». Au début des années 2000, il déclarait à la presse qu'il estimait que la torture «c'est efficace» et que «la majorité des gens craquent et parlent», affirmant qu'être tortionnaire ne lui a posé aucun problème. «Je m'étais habitué à tout cela», assurait-il, faisant presque un parallèle maladroit entre Ben Laden et Larbi Ben M'hidi. «Je ferais encore ce que j'ai fait, par exemple contre un Ben Laden, si je l'avais entre les mains, comme je l'ai fait avec Larbi Ben M'hidi». Mais en mars 2007, et dans un entretien accordé au quotidien français «Le Monde», il infirmait la thèse officielle présentée, à l'époque, par l'armée française qui voulait que Ben M'hidi se soit suicidé dans sa cellule, en 1957. Il avouera aussi qu'il a été exécuté par pendaison, et non par balles alors il n'a pas été torturé, mais «traité avec égards par le général Bigeard». Définitivement condamné en 2004 pour apologie de la torture, il avait été mis d'office à la retraite, exclu de la Légion d'honneur et privé du droit d'en porter les insignes.
Désabusé, il réglait ses comptes dans son dernier livre «Je n'ai pas tout dit» paru en 2008, insistant toujours sur la complicité de sa hiérarchie militaire et de la classe politique. «Suis-je un criminel ? Un assassin ? Un monstre ? Non, rien qu'un soldat qui a fait son travail de soldat et qui l'a fait pour la France puisque la France le lui demandait», répétait le natif de Saint-Paul-Cap-de-Joux, le 7 novembre 1918. En 1957, le général Jacques Massu, commandant la 11ème division parachutiste, lui demande de «rétablir l'ordre», à Alger. Il se retrouve à la tête de ce qu'il appelle lui-même «un escadron de la mort», chargé de procéder à des arrestations nocturnes, suivies de tortures, avec élimination de certaines personnes arrêtées.
On le retrouve ensuite aux Etats-Unis, auprès des Bérets Verts, dans leur camp de Fort Braggs (Caroline du Nord) pour leur enseigner «les techniques de la bataille d'Alger», concernant, notamment, le volet sur la torture, avant de prendre, en 1966, le commandement du prestigieux 1er Régiment de chasseurs parachutistes (RCP). En 1973, il est nommé attaché militaire au Brésil, alors sous le pouvoir de l'armée, où, là aussi, il traite pour les militaires des questions de torture.
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Rue Ben M'hidi... impasse Aussaresses
Le Général Aussaresses est mort. Qui est le Général français Aussaresses ? C'est le militaire français qui a tué Larbi Ben M'hidi. Qui est Larbi Ben M'hidi ? Ce n'est pas un centre-ville ou une rue principale, mais l'un des pères du pays qui maintenant a trop de fils mais qui ne vit pas heureux avec la mère qui a survécu. L'histoire algérienne s'éloigne de nous. Entre l'enfant d'aujourd'hui et celui d'hier, il faut enjamber les années 90, la gabegie 80, les tirs sur foules de 88, la police politique, la gabegie socialiste, la crise de l'été et d'énormes clowns qui s'interposent entre l'épopée et nous. Aussarresses est un criminel qui a torturé les nôtres et parmi les nôtres, certains ont torturé notre histoire. Couchée, pendue, suspendue, plongée dans l'eau savonneuse et battue et écrasée et jetée des hauteurs, l'histoire algérienne a elle aussi avoué tout et n'importe quoi. A la fin, on l'a étranglée et nous y sommes nés soupçonneux et ricanant. A la fin, je ne peux plus voir au-delà du crime, le cri qui autrefois m'agita avant de naître. Il ne reste rien. Ou que des noms de rues. Des dates. Du papier. On ne peut plus rien distinguer en tournant la tête, sauf son propre dos qui s'éloigne. Trop de crimes et de mauvais logements et d'affreuses architectures. L'histoire algérienne a comme perdue sa guerre contre les siens. Elle a cédé au faux aveux et ne dit rien et se contente d'acquiescer dans la décomposition. Et cela a été dit et on le sait tous et ne change pas. La mort de ce Général affreux a du coup le poids d'une feuille morte qui tombe dans une forêt lointaine. On creuse l'idée, on sait qu'elle doit signifier l'essentiel, une part de soi et de sa généalogie et qu'il faut cracher sur la tombe de l'étrangleur mais on se perd dans le cimetière géant, le cœur est un papier gris et on se sent mal comme dans une cérémonie creuse. On sait que l'on doit dire quelque chose mais cela ne vient pas car on ne se souvient pas quand on est tué avant sa naissance et que l'histoire est un vieux film où les acteurs se volent les mots.
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Larbi Marhoum. Neveu de Larbi Ben M’hidi
«Aussaresses a été torturé pendant 56 ans»
Larbi Marhoum est le neveu de Larbi Ben M’hidi, ce qui explique son prénom. Ce n’est pas de la flagornerie, mais Larbi est l’un des meilleurs architectes urbanistes que l’Algérie indépendante ait enfanté. Le destin a voulu qu’il signe le superbe bâtiment baptisé l’Historial qui trône au cœur de la rue qui porte le nom de son oncle maternel, oui, la rue Larbi Ben M’hidi, à quelques encablures du MaMa. Quand nous l’avons appelé pour avoir sa réaction sur la mort d’Aussaresses, il lâche, tout de go : «C’est tout un visage honteux de la France coloniale qui s’en va.» Le nom d’Ausaresses, faut-il le rappeler, est attaché à l’exécution de Ben M’hidi, dont il supervisera la pendaison dans une ferme de la Mitidja dans la nuit du 3 au 4 mars 1957. Tout comme il a été le bourreau de l’avocat Ali Boumendjel, défenestré sous ses ordres d’un immeuble de l’avenue Ali Khodja, à El Biar, le 23 mars 1957. Les deux assassinats ont été maquillés en suicide avant que la vérité n’éclate de la bouche même de leur bourreau, un homme qui avouera, avec un cynisme monstrueux, avoir froidement exécuté toutes les sales besognes des services spéciaux français durant la Bataille d’Alger.
Pour Larbi Marhoum, la mort d’Aussaresses est tout sauf un avis de décès anodin qui orne la rubrique nécrologique. «Mon premier sentiment a été de penser à mon oncle et de me dire que, 56 ans après, c’est le dernier point, la dernière note de ce qu’il a mené comme combat, sa dernière victoire. C’est la dernière bataille que l’histoire a livrée pour lui», dit-il. Larbi en est convaincu : «Aussaresses aura été torturé, tourmenté, par Ben M’hidi jusqu’à sa mort. Il n’aura pas fait la paix avec sa conscience, et 1962 n’a rien arrangé.» «A la limite, Ben M’hidi a subi, je ne sais pas…quatre, cinq ou six jours de supplices, Aussaresses, lui, a vécu 56 ans de torture», appuie-t-il. Et d’asséner :
«On ne peut pas avoir croisé un homme comme Ben M’hidi et en sortir indemne. Je suppose que ça transforme un personnage.» Au-delà du général-tortionnaire, Larbi Marhoum pointe l’usage systématique de la torture sous Massu et consorts, et rappelle que ce système répressif mis en place par la France, ce système sans scrupules, faisant fi de toute morale, et dont Aussaresses a été l’instrument, a été largement reproduit après la Bataille d’Alger. «La France l’a même exporté en Amérique latine. Ils ont tué Ben M’hidi à Alger, ils en ont tué 400 ou 500 en Amérique latine.» «Ce qu’a fait Aussaresses n’est pas une bavure. Il y a une ‘’méthode Aussaresses’’ qui a été théorisée et enseignée dans les plus grandes écoles militaires», note-t-il.
Larbi Marhoum estime que la séquence Aussaresses «est une page sombre de la France des Lumières qui mettra du temps à s’éclaire». Et de mettre l’accent sur «la responsabilité des politiques» dans cet épisode. Il insiste également sur l’impact de cette «page sombre» sur la société française et y décèle un «traumatisme» difficile à dépasser. «Quand on lit les ouvrages d’histoire, on voit qu’ils (les Français) ont beaucoup de mal avec cela», observe-t-il.
Interrogé sur la réparation qui lui semble être la plus juste à l’endroit de Ben M’hidi, Larbi Marhoum évacue d’emblée le terme de «repentance» : «Cela ne veut rien dire, ces histoires de repentance. Il faudrait juste que de part et d’autre, on écrive l’histoire avec la plus grande honnêteté possible, même s’il est difficile de parler de l’histoire quand elle a été douloureuse, avec objectivité. Je pense qu’on a une histoire commune à partager, et on grandirait à l’écrire de la manière la plus saine et la plus objective. C’est un remède pour eux et pour nous.» Côté algérien, le neveu de Ben M’hidi préfère s’inscrire dans le présent. «Moi je m’interroge plus par rapport à l’Algérie d’aujourd’hui. C’est cet aspect-là qui m’interpelle.
Ces figures de la Révolution, qui avaient une vraie vision pour l’Algérie, est-ce que nous les honorons suffisamment ?» fulmine-t-il. «Quand on voit les commémorations de l’assassinat de Larbi Ben M’hidi, on ne dépasse pas 20-30 personnes. Sincèrement, il me paraît incongru de demander des comptes à la France qui était dans sa logique colonialiste quand nous, nous n’arrivons pas à faire le strict minimum». «Ben M’hidi a fait son devoir. Le premier jour où il a mis le pied à l’étrier, dans les années 1940, il avait la clairvoyance et la lucidité de connaître la fin. Et je pense qu’il n’a jamais rien attendu de personne, même pas de ce qu’il espérait être l’Etat algérien». Il ajoute, apaisé : «Je pense que là où il est, il doit être serein. Il doit peut-être s’inquiéter pour l’avenir de ce pays, mais par rapport à la mission qu’il avait à accomplir, il doit être complètement serein. Et, à la limite, je pense qu’il serait même ‘’amusé’’ de ‘’revoir’’ Aussaresses 56 ans après les faits.»
«Il n’y a pas d’Aussaresses en architecture»
Plutôt que de hagiographie enchantée, Larbi Marhoum considère que la meilleure façon de célébrer la mémoire de nos chouhada est de donner vie au projet pour lequel ils se sont battus. Ben M’hidi et ses compagnons d’armes «avaient dessiné un projet pour l’Algérie. Qu’est-il devenu aujourd’hui ? Est-ce qu’on peut en faire le bilan ? Qui parle de ce projet-là ? On a réduit la Révolution algérienne à des histoires de personnes, de batailles et de faits de guerre. On en a fait une épopée. Mais derrière ces gens-là, il y avait un vrai projet pour l’Algérie. Il y a donc tout un pan de cette histoire qui reste à écrire et une vision à éclairer. Pour moi, ces gens ont conçu un projet fondamentalement moderne, universel et humaniste dans lequel peuvent s’intégrer tous les éléments de l’identité algérienne, un projet dans lequel l’Algérie était profondément arrimée au XXIIe siècle, et ce, dès les années 1950». Selon Larbi Marhoum, porter ce projet «est la meilleure manière d’honorer la mémoire de Ben M’hidi».
Pour sa part, continuer l’œuvre de Ben M’hidi c’est engager le combat pour une Algérie moderne. Et cela passe, dans une très large mesure, par «la bataille de l’urbanisme». Larbi nous parlera passionnément, en ce sens, de son œuvre à lui : l’Historial : «Ce bâtiment a été dessiné pour raconter l’histoire ou les histoires d’Alger (…). Ce n’est pas un bâtiment qui va célébrer le passé ou entretenir une espèce de mythologie sur la Révolution algérienne. J’insiste sur le fait que la Révolution algérienne aura été l’œuvre la plus moderne qui soit, et c’est cet esprit-là que j’avais envie qu’on aborde à travers ce bâtiment. Je voulais y mettre toutes les histoires d’Alger, y compris l’architecture et l’urbanisme. On a La Casbah, mais on a aussi la ville européenne. Il faut déjà reconnaître que la ville européenne est une ville d’Algériens.» Pour lui, il est impératif de «s’approprier cette architecture. Il faut la déconstruire, il faut la reconstruire, il faut en tirer la quintessence qui peut nous intéresser. 130 ans de colonialisme, ce n’est pas du temps perdu.
C’est notre histoire. Tout le monde reconnaît qu’Alger est une ville merveilleuse. Est-ce parce qu’elle a été faite par des Européens qu’on va s’arrêter de l’aimer ? Aujourd’hui, les Algérois s’identifient plus à cette Alger du XIXe ou XXe siècle qu’à Bab Ezzouar et compagnie». Et de chuter sur cette profession de foi magnifique : «J’essaie de transmettre des messages par mes bâtiments, par des questions liées à l’urbanisme, qui est aussi une manière de parler de projet de société. L’urbanisme n’est qu’une manière de transcrire physiquement un projet de société. Je suis un Ben M’hidi de l’architecture et de l’urbanisme, avec ce que cela a d’universel, tout comme Ben M’hidi pensait la Révolution avec ce qu’elle pouvait apporter d’universel.»
Mustapha Benfodil
Fellagha mon frère,
Fellagha, mon frère, je te reverrai toujours
Dans la faible clarté du petit jour !
S'annonçait un beau jour d'hiver
Près du village de Zérizer.
C'était, si ma mémoire ne flanche,
Au lieu-dit de la « ferme blanche ».
Ô Fellagha, mon frère, je te revois tous les jours
Dans la faible lueur du petit jour !
Les chasseurs de Morritz t'ont tiré hors de la Jeep
Où tu gisais, mains liées dans le dos
Et le nez contre les rangers des soldats.
A quoi pensais-tu, pendant cet ultime voyage ?
A tes soeurs, à tes frères, à tes parents,
A ton épouse, à tes enfants
Restés seuls là - bas dans la mechta ?
Pensais-tu à tes compagnons d'infortune
Aux vies sauvées par ton mutisme,
Ou bien priais-tu, Allah ton Dieu ?
Un des soldats t'a bousculé jusqu'au milieu de la cour.
Le P.M a aussitôt craché sa salve mortelle.
Tu t'es affaissé sans un cri.
Dans un gourbi proche, des enfants,
Dérangés dans leur sommeil, se mettent à pleurer.
Une à une les étoiles s'éteignent
Dans le ciel sans nuage
La journée sera belle !
Ô Fellagha, mon frère, je te reverrai toujours
Gisant au milieu de la cour
Dans la faible clarté du petit jour.
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Paul Aussaresses est-il vraiment mort ?
Nous sommes le 23 mars 1957. Ali Boumendjel, un brillant avocat de 38 ans, membre du collectif de défense du FLN et conseillé politique de Abane Ramdane, est jeté du haut d’un immeuble à El Biar.
Il avait été arrêté le 9 février 1957 et avait subi les pires supplices durant ses quarante-trois jours de détention. La thèse du suicide est aussitôt avancée, comme avec Ben M’hidi, pour camoufler ce crime d’Etat. On avait même prétendu qu’il avait tenté de se couper les veines avec ses lunettes, comme le rapporte son épouse, l’admirable Malika Boumendjel, dans une interview accordée à Florence Beaugé (Le Monde du 2 mai 2001). Il s’avèrera que c’est Aussaresses qui avait donné l’ordre de le précipiter dans le vide. Dans son livre Services spéciaux, Algérie 1955-1957, le para tortionnaire passe aux aveux. Il raconte par le menu comment il avait utilisé un de ses subalternes, un certain Lieutenant D., pour accomplir son forfait. Au lieutenant qui demande : «Mon commandant, expliquez-moi exactement ce que je dois faire», Aussaresses rétorque : «Très simple : vous allez chercher votre prisonnier et, pour le transférer dans le bâtiment voisin, vous empruntez la passerelle du 6e étage. J’attends en bas que vous ayez fini. Vous me suivez mieux maintenant ?» Aussaresses poursuit : «D. hocha la tête pour me montrer qu’il avait compris.
Puis il disparut. J’ai attendu quelques minutes. D. est revenu, essoufflé, pour m’annoncer que Boumendjel était tombé. Avant de le précipiter du haut de la passerelle, il l’avait assommé d’un coup de manche de pioche derrière la nuque.» Aujourd’hui, avec la mort de l’ancien chef des services de renseignements français à Alger, un homme qui doit sa sinistre notoriété à ses faits d’armes peu glorieux autant qu’à ses fanfaronnades médiatiques obscènes, il nous a paru utile de ne pas laisser ce bourreau compulsif s’en tirer à si bon compte et aller se terrer dans sa tombe comme un vieux curé de campagne, inoffensif et béat. Une autopsie de son œuvre macabre s’impose. Et qui mieux que Fadhila Boumendjel-Chitour pour nous dire ce que ce personnage frankensteinien sorti tout droit des laboratoires de l’armée coloniale véhicule comme enseignements sur le «système Aussaresses». Fille d’Ahmed Boumendjel et nièce de Ali Boumendjel, Fadhila Chitour nous confie d’emblée à quel point le martyre de son oncle a forgé l’ardente militante qu’elle est, engagée sur tous les fronts. «L’assassinat de Ali Boumendjel a été tellement important comme jalon de ma vie» susurre-t-elle d’une voix émue au téléphone. Professeure à la faculté de médecine d’Alger, ancienne chef de service au CHU de Bab El Oued, Fadhila Boumendjel-Chitour a été la Présidente du Comité médical contre la Torture créé peu après le soulèvement d’Octobre 1988. Elle a été également au nombre des fondateurs de la section algérienne d’Amnesty International (1990). Figure féministe bien connue, elle est aussi membre fondateur du Réseau Wassila.
«Un Aussaresses sommeille dans beaucoup de Français»
Fadhila Chitour aborde la figure d’Aussaresses à travers plusieurs prismes. D’abord, l’homme trahit à ses yeux une profonde faillite morale, un «vieillard misérable qui aura traversé sa vie sans même prendre conscience de ce qu’était le colonialisme, son horreur et son corollaire, la torture, qu’il avait pratiquée de ses propres mains». Mais elle estime qu’il n’aura été finalement que «l’instrument d’un système répressif qui, en fait, représentait l’Etat français». Une manière d’affirmer que derrière ce triste fonctionnaire de la torture se profile la raison d’Etat. La nièce d’Ali Boumendjel en veut pour preuve la loi du 23 février 2005 sur le «rôle positif de la colonisation», une loi qui l’a «profondément meurtrie». Fadhila Chitour ne comprend pas le fait qu’il n’y ait pas de «condamnation nette, tranchée, du colonialisme en tant que tel, de l’horreur qu’a été la guerre coloniale». Pour elle, il est impératif de «répéter et marteler tout le temps que le colonialisme est une abomination au même titre que le racisme et l’esclavagisme». «Il est important, ajoute-t-elle, de ne jamais baisser la garde et de s’indigner en permanence» contre la barbarie du fait colonial. «Je pense qu’il y a beaucoup de déni encore dans la classe politique et dans la société civile françaises», constate l’honorable professeure. A la question : «Pensez-vous qu’Aussaresses n’est pas tout à fait mort ?», elle répond sans ambages : «Mais bien sûr qu’Aussaresses n’est pas mort !»
Et d’expliquer : «C’est un Aussaresses qui est mort, mais ne croyez-vous pas que (des Aussaresses) sommeillent dans beaucoup de Français ? Ils n’ont peut-être pas l’outrecuidance de l’avouer, mais ils ont des Aussaresses potentiels et des tortionnaires potentiels qui, dans les mêmes circonstances que lui, auraient fait la même chose.» Cela se manifeste, selon elle, sous d’autres avatars, «ne serait-ce que le racisme, la xénophobie ou la montée du Front national.» Dans un autre registre, Fadhila Chitour insiste sur la dette mémorielle que nous devons à tous les Ali Boumendjel contre tous les Paul Aussaresses. Elle rappelle que la date anniversaire de l’assassinat de son oncle est devenue Journée nationale de l’avocat. Une rue porte le nom de Ali Boumendjel (en prolongement de la rue Larbi Ben m’hidi). Ce qui lui fait dire que «ce devoir de mémoire, concernant mon oncle, a été respecté». Elle rend hommage, à ce propos, au combat acharné mené par son père pour faire éclater la vérité sur l’assassinat de son frère : «J’ai envie de dire que si ce devoir de mémoire a été honoré, c’est grâce à quelqu’un qui n’est autre que la personne de mon père, Ahmed Boumendjel, qui était, au moment de l’assassinat de son frère, avocat à Paris. Mon père n’a pas arrêté d’ameuter la classe politique française, les autorités religieuses, les journalistes», énumère-t-elle en précisant qu’il avait même adressé une lettre au président René Coty.
«Il faut abolir la torture et la peine de mort»
La campagne de dénonciation menée par Ahmed Boumendjel portera ses fruits : une commission d’enquête est dépêchée à Alger, «et grâce à cette commission, les malheureux qui avaient été arrêtés dans les mêmes conditions n’ont pas connu le sort de Maurice Audin ou de mon oncle», indique Fadhila Chitour. Notre interlocutrice regrette, néanmoins, qu’il n’y ait aucune plaque commémorative devant l’immeuble où a été exécuté Me Ali Boumendjel, immeuble situé au 94 avenue Ali Khodja (ex-boulevard Clémenceau), à El Biar. Enfin, Mme Chitour lance un cri du cœur pour abolir à jamais la torture et la peine de mort dans notre pays. «La mort d’Aussaresses me renvoie à cette abomination qu’est la torture, et à l’obligation de rappeler qu’elle a été pratiquée dans notre pays, hélas, sans discontinuité depuis l’indépendance. Nous avons été rappelés par cette abomination, comme un électrochoc, en octobre 1988, mais en fait, elle était pratiquée bien avant», dit-elle, avant de lâcher : «C’est horrible ce que je vais dire, mais c’est comme si certains des tortionnaires algériens avaient très bien appliqué les leçons des tortionnaires de la colonisation !» Et de marteler : «Il faut que cet acte abominable ne puisse jamais recevoir de justification. Il n’y en a aucune, aucune, aucune !»
Mustapha Benfodil
Ali Boumendjel
Cette «école française» de la guerre contre-révolutionnaire
Sollicitée par nos soins pour décrypter le «cas» Aussaresses, Malika Rahal, historienne, chargée de recherche à l’Institut d’histoire du temps présent (CNRS), mettra, avant tout, en exergue la complexité du personnage.
«La figure du général Aussaresses, témoin rare de l’usage de la torture et des méthodes contre-insurrectionnelles durant la guerre d’indépendance, me semble finalement assez complexe. D’une part du fait de la personnalité de l’homme : il existait chez lui une dimension bravache et ‘‘plastronneuse’’ (…) qui jette une ombre de suspicion sur son témoignage. Compte tenu des relations entre les officiers parachutistes, et notamment entre Paul Aussaresses et Jacques Massu, il n’est pas entièrement à exclure, à mon sens, qu’Aussaresses ait endossé des responsabilités et des actes revenant à d’autres. (…) Mais sur le fond, cette répartition des responsabilités ne change rien, et l’éventuel “serment de silence” entre eux ne recouvre désormais que les cas individuels – même s’ils sont parfois infiniment douloureux», analyse-t-elle. L’auteur de Ali Boumendjel. Une affaire française, une histoire algérienne (Barzakh, 2011) dissèque avec précision le dispositif politico-militaire qui a engendré la machine répressive incarnée par Aussaresses : «Ses mémoires confirment de l’intérieur le mécanisme de la répression — notamment durant la «Bataille d’Alger» tels qu’ils ont été décrits par les historiennes Sylvie Thénault et Raphaëlle Branche.
Et le tableau est accablant : l’armée joue le rôle qu’on lui demande de jouer dans les guerres contre-révolutionnaires, elle agit en contravention de tous les principes démocratiques de fonctionnement de la justice et de contrôle du pouvoir civil sur le pouvoir militaire», observe l’historienne, avant d’ajouter : «Et l’on en sait beaucoup plus grâce à lui sur l’existence et le fonctionnement de ce qu’on a appelé un ‘‘escadron de la mort’’, la façon dont les parachutistes liquidaient leurs détenus par dizaines». Malika Rahal revient ensuite sur le deuxième acte de la vie d’Aussaresses : son récit. Le tortionnaire se met à écrire et se fait l’apologiste de ses propres crimes. Et cela fait désordre.
Perversité du tortionnaire
Elle rappelle comment la publication des Mémoires d’Aussaresses lui ont valu une condamnation alors qu’il jouissait de l’impunité la plus totale, «du fait des lois d’amnistie», pour les atrocités qu’il avait commises. «Il est donc — faute de mieux — poursuivi pour avoir parlé. Il y a à cela un effet pervers», relève la chercheuse du CNRS. Pour la petite histoire, Malika Rahal avait tenté d’interviewer Aussaresses. Voilà comment cela s’est terminé : «Je travaillais lors de son procès sur la biographie de l’une de ses victimes, l’avocat du FLN Ali Boumendjel. Une fois la condamnation d’Aussaresses confirmée en appel, il a définitivement refusé de me parler. Peut-être le procès aura-t-il servi de leçon à d’autres qui auraient pu vouloir parler, les encourageants plus encore au silence ?» Le récit d’Aussaresses, souligne l’historienne, renvoie forcément au débat sur la torture «initié par l’intervention de Louisette Ighilahriz, animé par les journalistes du Monde et de L’Humanité, qui secoue la société française profondément».
Elle précise que «cette fois, les révélations étaient nombreuses et installaient durablement le thème : le rôle de pédagogue des méthodes contre-insurrectionnelles à Fort Bragg (plus grande base d’entraînement pour les forces commandos au monde, située en Caroline du Nord, ndlr) joué par le général Aussaresses révélait qu’il existait une ‘‘école française’’, avec des ramifications jusque dans les régimes dictatoriaux d’Amérique latine».Malika Rahal insiste sur le fait que le personnage, si exubérant soit-il, ne doit pas occulter la responsabilité du pouvoir politique qui a couvert ses crimes : «L’image du parachutiste retors et sans principes qu’il véhiculait, comme celle du fort-en-gueule construite par le général Bigeard, ne doivent pas faire oublier que la guerre contre-révolutionnaire est initiée par le pouvoir politique. Et que les scandales se multiplient en 1957 à mesure que les parachutistes du général Massu s’en prennent à des figures identifiables depuis la France : Larbi Ben M’hidi, dont Aussaresses raconte l’assassinat, était considéré comme un chef militaire en février 1957, et le scandale autour de sa mort est en France de faible ampleur ; mais Ali Boumendjel, autre victime nommée par Aussaresses, est un avocat, un homme politique qui compte à Paris assez d’amis pour que son ‘‘suicide’’ par les parachutistes fasse scandale en mars et avril. (…)
La cible de la répression menée par l’armée française s’élargit désormais à l’ensemble de la population civile ; les intellectuels et autres figures publiques ne sont plus à l’abri (…)» L’historienne estime que «la disparition progressive des acteurs (à peu d’écart les généraux Massu, Bigeard et Aussaresses) ouvre d’autres perspectives : elle ouvre le temps d’une histoire sans doute un peu différente, moins focalisée sur des figures, sur des histoires particulières, et où l’on pourra contempler plus aisément une vision d’ensemble. Un temps aussi où il faudra bien admettre que certaines informations sont perdues ; que l’on ne saura jamais tout (…)». Malika Rahal termine sur une pointe d’émotion : «Comme historienne, plutôt qu’au général Aussaresses, je pense ce jour aux personnages ‘‘rencontrés’’ dans mon travail : Larbi Ben M’hidi et Ali Boumendjel. Et aux vivants qui ont témoigné ou témoignent encore, et que la nouvelle de la mort du tortionnaire ne laisse pas indifférents. Et parce que j’ai beaucoup travaillé avec elle pour la biographie de son mari, c’est Malika Boumendjel qui occupe mes pensées, Malika avec son désir de vérité et de justice, que cette nouvelle secoue certainement.»
Mustapha Benfodil
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