L’efflorescence d’ouvrages autour d’Albert Camus (7 novembre 1913 - 4 janvier 1960), en cet automne de commémoration, pourrait donner à penser qu’on fait beaucoup d’honneur à celui que le journaliste littéraire Jean-Jacques Brochier avait qualifié en 1970 de "philosophe pour classes terminales". Celui aussi dont un "ami" - et l’on songe alors aussitôt à Sartre - avait raillé la "morale d’ambulancier".
Mais le propos, aujourd’hui, n’est pas de flétrir un auteur, Prix Nobel de littérature en 1957, fût-il un "humaniste désespéré" selon le mot de Louis Pauwels, qui a fasciné des générations entières avec son théâtre et ses romans, "l’Etranger" (1942) et "la Peste" (1947) notamment. Mais qui, non sans viser Sartre non plus, exhortait ainsi : "Que l’on cesse de parler, d’agir, de mobiliser au nom de l’histoire. Je dis qu’il nous faut désormais douter de l’histoire, cesser de miser sur l’histoire". On sortait juste en ce temps-là de la Seconde Guerre mondiale.
On ne saurait envisager l’offensive éditoriale de ce début novembre sans évoquer tout d’abord un "Dictionnaire Camus" paru en 2009 dans la salutaire collection Bouquins (Robert Laffont), où l’auteur du "Mythe de Sisyphe" (1942) est abordé sous les prismes les plus ouverts. L’an dernier de même, Michel Onfray consacrait à la vie philosophique du prince ténébreux de l’absurde et de la révolte un ouvrage intitulé "l’Ordre libertaire" (Flammarion, rééd. J’ai Lu, 2013), y réhabilitant une œuvre et un destin exceptionnels aux antipodes de la légende d’un homme de gauche tiède, "penseur des petits Blancs pendant la guerre d’Algérie".
Fervent émule de Nietzsche comme on sait, M. Onfray écrit notamment ceci : "Camus dit, pense et croit qu’il choisit la révolte contre la soumission; Nietzsche lui dirait qu’il est choisi révolté ou soumis par plus fort que lui, la volonté de puissance, et qu’il aura beau faire, il ne pourra rien contre ce destin - sinon l’aimer".
Pendant ce temps, chez Fayard/Pluriel, ressurgit une vibrante biographie d’"Albert Camus, fils d’Alger" due en 2010 au talent d’Alain Vircondelet, autre fils de la ville blanche, qui s’attache à élucider le génie de l’écrivain par celui même de sa terre natale, l’Algérie, et de sa capitale tant aimée. "L’Algérie est l’espace tout entier de son imaginaire et de son engagement. Avec le temps, le conflit et l’exil, elle est même devenue une sorte d’Eden illuminant cette part intime qu’il appelait "obscure" et dont il regrettait, un an avant sa mort, qu’elle ne fût pas davantage perçue." Le biographe témoigne ainsi de l’énergie vitale que Camus entendait puiser dans la mer Méditerranée et du désir ardent qu’il avait d’y goûter un "bonheur royal".
La maison Gallimard, de son côté, n’est évidemment pas en reste, elle qui fut l’éditeur exclusif de l’œuvre camusienne. En un magnifique catalogue dédié à la périlleuse et controversée exposition d’Aix-en-Provence, "Albert Camus, citoyen du monde", elle réunit des textes, lettres et photographies qui attestent à l’unisson, comme il avait été dit dans "le Premier homme" (récit posthume, 1994), que "oui, il avait vécu ainsi dans les jeux de la mer, du vent, de la rue, sous le poids de l’été et les lourdes pluies du bref hiver".
L’album rappelle opportunément que l’intellectuel engagé, à l’invite du journaliste Pascal Pia, avait participé dès 1943 au clandestin "Combat", journal de la Résistance, dont il sera rédacteur en chef jusqu’en 1947. Ce qui ne va pas sans préciser que l’ancien membre du Parti communiste (1934-1937) devait renouer à la Libération avec l’engagement social et politique, aux côtés tantôt des républicains espagnols en exil ou des dissidents du bloc soviétique, puis contre les horreurs de la guerre d’Algérie, lançant un appel à la trêve civile en 1956.
Grouillant d’initiatives à la gloire d’un de ses auteurs fétiches, Gallimard annonce plusieurs autres textes inédits dans les jours prochains, dont un album dû à sa fille Catherine ("Le Monde en partage. Itinéraires d’Albert Camus"). De plus, l’éditeur offre dans la belle collection Quarto une compilation de l’essentiel des textes de l’auteur de "l’Homme révolté" (1951), enrichie de commentaires d’écrivains tels que Raphaël Enthoven, ainsi qu’une lettre à Albert Camus de son vieux camarade de classe Abel Paul Pitous. "Mon cher Albert", témoignage consigné dans les années 1970, éclaire d’un jour méconnu la jeunesse de l’enfant du soleil, ses exploits par exemple entre les perches du Racing universitaire algérois.
Et ceci nous amène immanquablement au merveilleux Cahier de l’Herne sur le centenaire héros de ces jours, empli de signatures prestigieuses, dont celles de Jean Daniel, l’ami de longtemps, ou de notre compatriote émérite Maurice Weyembergh (ULB-VUB), présent déjà dans le "Dictionnaire Albert Camus" et dans l’édition de la nouvelle Pléiade. On lira, sous la plume de Ronald Aronson, qu’à la fin de "l’Homme révolté", Camus fustige directement Sartre, postulant que celui-ci et les existentialistes se fourvoient au nom du "culte de l’histoire", "tombés victimes de l’idée que la révolte devrait mener à la révolution". Cette violence révolutionnaire, lui assurément s’en défiait. Il faisait là un pas décisif dans sa querelle avec l’illustre philosophe germanopratin, et la rupture finale était devenue inévitable. Jusqu’à ce jour débutant de 1960 où, malédiction d’un platane, il se tue en voiture à Villeblevin avec son ami Michel Gallimard.
Publié le lundi 04 novembre 2013
Albert Camus Cahier sous la direction de Laurence Tacou L’Herne 376 pp., env. 43,15 €
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