l'orphelin, Camus ne lui a-t-il pas réglé son compte dans un petit livre
vertigineux, La Chute (1956), qui prend le contre-pied des bons sentiments de La Peste (1947)?
Le thème de ce court roman est la vraie-fausse confession d'un avocat
parisien déchu qui, du bar d'Amsterdam où il a échoué, se qualifie
lui-même de «juge-pénitent». Ce qu'il décrit avec une lucidité
grinçante, c'est la bonne conscience d'une élite parisienne qui est
toujours du bon côté du manche.
Il suffit de suivre l'actualité seulement d'une oreille distraite pour comprendre la portée saisissante de ce texte. Les bûchers médiatiques s'allument pour un rien, réclament de plus en plus de victimes… et, parfois, même au sein du monde littéraire s'abat, sur un auteur, une fatwa.
«J'avais une spécialité: les nobles causes», confie Jean-Baptiste Clamence, le
narrateur. «On aurait cru vraiment que la justice couchait avec moi tous
les soirs…» Cet avocat repu de lui-même prend la défense des criminels,
«à la seule condition qu'ils fussent de bons meurtriers, comme d'autres
sont de bons sauvages»… Mais «je n'étais du côté des coupables, des
accusés, que dans la mesure exacte où leur faute ne me causait aucun
dommage».
Un jour, une fêlure survient et la belle image qu'il a de lui s'effondre. Lui qui avait le sentiment d'une vie réussie, comme on écrit dans les livres de développement personnel, prend conscience de sa vulnérabilité. Il se sent, comme au tribunal, livré à l'accusation publique. Et perçoit avec effroi, chez ses semblables, une «vocation
irrésistible de jugement». Il a l'impression, sans raison, qu'on lui
fait, dans les lieux publics, des crocs-en-jambe. Et découvre, chez des
presque inconnus, des inimités dont il n'avait pas conscience.
Ce livre porte les stigmates de la violente polémique née de la parution, en 1951, de L'Homme révolté, un essai qui inventorie les révoltes, même généreuses, qui ont mal tourné et fait le lit du totalitarisme. En plein stalinisme triomphant,
un tel «amalgame» est inadmissible. Voici Camus sur le banc des
accusés. Tous ses amis, camarades, le clouent au pilori. Sartre
se mue en procureur implacable, et même en pion méprisant: «Si vos
pensées étaient vagues et banales? (…) Je n'ose vous conseiller de vous
reporter à la lecture de L'Être et le Néant, la lecture vous en paraîtrait inutilement ardue…» On a là en germe le pamphlet de Jean-Jacques Brochier, Camus, philosophe pour classes terminales (1970).
Ce qui fascine dans La Chute, c'est que ce texte dépasse une querelle germanopratine pour lui donner une dimension universelle. On vit dans l'ère du jugement perpétuel, affirme Clamence: «Sur l'innocence morte, les juges pullulent.» Mais gare au jugement qui vous revient dans la figure!
Camus ne réplique pas seulement (de façon subtile) à ses «illustres
contemporains», il descend en lui-même sans s'exonérer de ce pharisaïsme
laïque. Le résultat, c'est un grand livre dans la lignée des moralistes
français, une mise en abyme du jugement et de la culpabilité. Sur ce
point, il n'est pas sûr, même en ces temps de célébrations et de
panthéonades, qu'on soit prêt à l'entendre.
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