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Albert Camus a grandi aux côtés d'une mère, Catherine, et d'un oncle, Etienne, sourds. Son oeuvre en a été influencée, dans le style comme dans les thèmes abordés, explique Jean Dagron, médecin spécialiste de la surdité à l'hôpital marseillais de la Conception, auteur de "Albert Camus, l'empreinte du silence" (Editions du Crilence).
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Question: En quoi Camus a-t-il été confronté à la surdité?
Réponse: "Camus a grandi dans un appartement d'Alger avec sa mère et son oncle qui étaient sourds. Sa mère, Catherine, avait un très petit vocabulaire de 400 mots, et parlait par gestes. Son oncle ne prononçait que quelques mots et onomatopées. Nous avons récemment rencontré sa fille, Catherine, qui nous a montré le code gestuel familial. Camus a donc été confronté au silence. Il a souvent expliqué qu'il souhaitait mettre au centre de son oeuvre le silence de sa mère. Pour lui, le silence est fondamental, c'est un mode d'existence au monde, d'où naît la parole vraie. +Un homme est plus un homme par les choses qu'il tait que par les choses qu'il dit+, a-t-il écrit".
Q: Comment son oeuvre a-t-elle été influencée par la surdité?
R: "Dans tous ses romans, il y a une mère silencieuse, et un fils entendant. Dans "Le premier homme", par exemple, il met en scène sa naissance. Il invente le personnage de son père, qu'il n'a jamais connu, et raconte comment, lorsqu'il vient au monde, le médecin parle à sa mère qui ne comprend pas et se tourne vers son père qui lui fait des gestes. Ce sont des passages très forts pour les sourds, mais beaucoup de gens ne le remarquent pas. Camus fait aussi le portrait de son oncle, dont il évoque les colères noires "d'autant qu'il ne trouvait pas ses mots". Dans "L'envers et l'endroit", Camus écrit aussi: +je sais maintenant que le corps est un moyen de connaissance+. Ce rapport corporel au monde est tout à fait propre aux sourds. Camus part de ce qu'il sent pour décrire, il a toujours un rapport à la réalité, ce qui est le propre de la langue des signes. On voit de quoi on parle et on le montre. Camus fait également le lien entre pauvreté et difficulté de prise de parole, comme dans ses "Chroniques algériennes" où il défendra +les huit millions de muets+".
Q: Camus est-il particulièrement prisé par les sourds?
R: "Beaucoup de sourds sont illettrés. Mais il y a aussi beaucoup de témoignages de sourds qui se reconnaissent dans la littérature de Camus. Le fait qu'une mère sourde ait donné naissance à un écrivain brillantissime comme Camus remplit les sourds de fierté! Avec Albert Camus, ils ont fait un sacré cadeau à la littérature française!".
Q: Comment chemine-t-on du métier de médecin, que vous exercez, à celui de spécialiste de Camus?
R: "Tout le monde a lu Camus. En le lisant de nouveau récemment, voici 4-5 ans, et sans savoir que sa mère était sourde, je suis tombé sur des phrases reflétant une pensée visuelle de l'écriture qui m'a interpellé, car je pratique au quotidien la langue des signes qui s'en inspire. Par exemple, dans "L'Etranger", lorsqu'il évoque un enterrement, il écrit: +deux chevalets, au centre, supportaient une bière recouverte de son couvercle+ et non +la bière était posée sur deux chevalets+, comme on l'aurait dit en français oral. Sartre avait d'ailleurs remarqué ce style d'écriture dès 1942, alors que les deux hommes ne se connaissaient pas, et soulignait qu'entre ses personnages et ses lecteurs, Camus intercalait une +cloison vitrée+. Cette vitre de Sartre ressemble étrangement à la bulle invisible que décrivent les sourds voyant leur entourage parler sans parvenir à les comprendre."
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Albert Camus
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