Les «Cahiers de L’Herne» dévoilent un écrivain intime
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Que serait la vie amoureuse des grandes âmes sans les cafés ? Un jour, Albert Camus entre dans l’un de ces établissements où sont assis Olivier Todd, son futur biographe posthume, et sa jeune femme. Todd : «Camus arrive au comptoir et regarde ma femme en la déshabillant des yeux. Je dis tout haut : "Mais il se prend pour qui, ce con ?", espérant qu’il m’entende. Mon ami me dit : "Il se prend pour Albert Camus."» A la même époque, en 1957, l’écrivain est au Flore avec Albert Cossery et Pierre Bénichou, quand, à l’autre bout de la salle, il voit une jeune femme. Ce n’est pas l’épouse de Todd, mais Mette Ivers, peintre, française et danoise : «Il a délégué Bénichou pour m’inviter à leur table», dit-elle. C’est le dernier grand amour de l’écrivain, jusqu’à l’accident. Todd l’avait appelée «Mi» dans sa biographie de 1996, elle ne voulait pas être identifiée. Plusieurs témoignages de ces Cahiers de L’Herne sont d’ailleurs les verbatim des entretiens que le biographe a faits. Mette, cette fois, répond directement et sous son nom.
«Angoisse». Prix Nobel obtenu, Camus est alors en panne et attaque le Premier Homme. C’est l’été, il est à Cordes, dans le Tarn : «Il peinait douloureusement sur son livre, dit Mette, il se plaignait de sécheresse, d’insensibilité, d’une sorte de "pétrification intérieure" qui lui donnaient même envie de renoncer définitivement à l’écriture. Découragé, il avait finalement quitté Cordes pour Paris dans l’espoir de mieux y travailler, mais en vain, il était toujours en butte à la même stérilité et à la même angoisse qui l’ont paralysé pendant au moins un an encore.» Comme elle peint, il lui présente Balthus. Elle a deux toiles sous le bras et les montre : «D’abord le portrait de deux jeunes filles, dont il n’a rien dit ; ensuite un petit paysage qu’il a commenté d’un : ça, ce n’est pas mal. Que Balthus m’ait dit que ce n’était "pas mal", j’étais déjà contente, mais je n’ai pas eu droit aux conseils techniques ; "Je ne donne pas de leçons", a-t-il dit à Albert…» Les Cahiers n’ont quasiment pas d’inédits (en existe-t-il encore ?), ils piochent largement (et l’assument) dans les quatre tomes de l’édition de la Pléiade, mais ils sont d’abord précieux pour ça : de petits souvenirs sur la vie intime et quotidienne de Camus, propres à rendre un peu plus fréquentable le marbre que la commémoration impose. Mette et Albert ont une vie à part, loin de l’existence officielle de Camus. Il est son Pygmalion. Le plus grand film qu’ils aient vu ensemble, dit-elle, c’est les Fraises sauvages : «Albert aimait beaucoup Bergman et tout particulièrement ce film-là.»
Autre témoignage, celui de l’architecte et ami Roland Simounet, avec qui Camus voyage à Orléansville, en Algérie, dans les années 50. Un jour, ils prennent en stop une jeune fille qui, dans la voiture, se met à chanter le début du Gorille de Brassens. Camus demande si elle connaît la suite : «Sans interruption elle alla jusqu’au bout. Il suffoqua de rire, apparemment il était le seul à connaître cette fin, et nous, ignorants, restions dans la confusion.» Un tremblement de terre a en partie détruit la ville. Camus a ici un vieil oncle. Seul, il part à sa recherche et trouve la masure. L’oncle en sort : «Ho ça par exemple ! Ques tu fais là Albert ?» Camus : «Je suis venu voir si tu allais bien. Dis-moi comment ça s’est passé pour toi.»«Hé bien tu sais, dit l’oncle, j’suis un peu sourd, mais j’ai entendu quand même un grand bruit et senti bouger dans la maison. Alors j’suis sorti dehors et j’ai vu que tout était démoli. Alors je suis rentré me faire un bon café avant de ressortir pour voir.» Simounet conclut : «De retour Camus nous rapporta simplement cette histoire, et il nous sembla entendre de vive voix un passage de l’Etranger.»
D’autres joyaux ornent ces Cahiers qui balaient le champ camusien : extraits des correspondances avec son instituteur, Louis Germain, et avec Jacques Heurgon, professeur de latin à l’Université d’Alger et coresponsable des Décades de Pontigny. En octobre 1937, Camus rejoint son poste d’enseignant à Sidi Bel-Abbès, mais qu’il va aussitôt quitter. A Heurgon, il écrit : «Je ne sais comment vous dire. Lorsque le soir, dans ma chambre d’hôtel, je me suis vu là, avec 9 mois à passer, devant une certaine forme de vie qui est celle que je hais le plus, je me suis senti sans forces. Je suis encore resté le dimanche matin. Je savais bien que ce poste représentait pour moi une chance exceptionnelle - que j’avais des besoins très urgents et que de toute façon c’était à peu près ce que j’avais choisi […]. Mais là, je n’ai pas pu. Dix minutes avant le départ du train d’Alger, j’ai fait ma valise et me suis littéralement enfui.»
«Lucidité». L’éditeur Edmond Charlot se souvient de la rigueur de ses notes de lecture, et, à propos d’un célèbre écrivain non cité, de celle-ci : «Hélas, oui : publiez-le car il nous fait vivre.» On se croirait aujourd’hui. On lit enfin le rapport du FBI sur l’écrivain lorsqu’il voyagea aux Etats-Unis, en 1946, un an après Sartre : sa philosophie, écrit le rapporteur, «enjoint à vivre en toute lucidité dans l’absurde, à jouir d’autant plus pleinement de la vie qu’elle est dépourvue de sens et à profiter de la liberté maximale ici-bas puisqu’il n’y a pas de liberté éternelle. Pour des raisons de santé, le sujet est rentré en France à l’issue de sa tournée de conférences». Dans la police américaine, on savait lire.
Cahier de L’Herne. Sous la direction de Raymond Gay-Crosier et Agnès Spiquel-Courdille. L’Herne, 376 pp, 39 €.
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