Abel-Paul Pitous, camarade d'école et voisin de Camus rue de Lyon à Alger, a rédigé dans les années 1970 un intéressant témoignage sur la jeunesse misérable de celui dont il a longtemps ignoré la célébrité. Cet ouvrier, qui avait perdu de vue son ami en 1931, après ses premières attaques de tuberculose, a su lui rendre un hommage très personnel.
La page de couverture de ce bref texte inédit intitulé Mon cher Albert renseigne le lecteur sur la passion que les deux hommes avaient reçue en partage: le football. On y voit le fragment d'une photo célèbre, représentant une équipe de jeunes footballeurs vêtus de blanc. Camus, assis en tailleur au premier plan du cliché, la casquette crânement posée sur la tête, sourit à l'objectif.
D'après Pitous, il est souvent arrivé qu'on confonde l'équipe prise en photo, celle de l'École pratique d'industrie, avec les footballeurs junior du Racing universitaire algérois (RUA), groupe beaucoup plus prestigieux dont Camus a été le gardien de but en 1928, 1929 et 1930.
Or, c'est grâce à Pitous que ce cliché unique existe. C'était en effet à sa demande, que Camus était venu, le temps d'un championnat, renforcer l'équipe de football de l'École pratique d'industrie, établissement fréquenté par Pitous après l'École primaire supérieure d'Alger.
Les années passant, le camarade de Camus a constaté que son rôle dans la vie de Camus a été ignoré. En effet, les grands biographes de Camus n'ont malheureusement pas été informés de son existence : son texte vient seulement de ressurgir, quarante ans après sa rédaction dans les années 1970. Une certaine amertume a sans doute déclenché le travail d'anamnèse et d'écriture du retraité de la Compagnie d'Électricité et du Gaz d'Algérie. Et c'est une révélation car il évoque l'Alger des années 1920 à 1930 dans un style clair et élégant, à la manière des titulaires du certificat d'études d'autrefois.
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Deux chapitres alertes de sa lettre adressée à Albert Camus par-delà la mort sont consacrés au football. Ils nous rappellent que l'écrivain était, avant tout, un homme d'équipe, qui préférait l'action collective à la démarche individuelle.
L'auteur des Justes a cultivé son goût pour le travail d'équipe dans au moins trois domaines. En dehors du football, il s'est passionné pour le théâtre et pour la presse. En 1936, il a d'ailleurs animé la troupe du théâtre du travail et en 1939, il a dirigé le théâtre de l'Équipe. Après la guerre, ses expériences de metteur en scène ont été nombreuses.
Mais l'effort collectif le plus mémorable auquel Camus ait participé vient de la Résistance. Il s'agit de son œuvre au sein du Comité de Direction de Combat. Le journal, créé en 1941 par Henri Frenay et Berty Albrecht, avait déjà un bref passé lorsque le journaliste Pascal Pia a appelé Camus à venir le rejoindre en automne 1943. La rédaction du journal venait alors de quitter Lyon pour Paris. Le bulletin appelait les Français à la lutte. Dès le début d'ailleurs, il a porté en manchette une phrase de Clemenceau sans ambiguïté:"Dans la guerre comme dans la paix, le dernier mot est à ceux qui ne se rendent jamais".
Ayant participé au journal pendant l'Occupation, Camus serait prêt à déployer toute son énergie et son talent le jour où il sortirait de la clandestinité. Le moment tant attendu se produisit le lundi 21 août 1944. Son premier éditorial commençait ainsi: "Il a fallu cinq années de lutte obstinée et silencieuse pour qu'un journal, né de l'esprit de résistance, publié sans interruption à travers tous les dangers de la clandestinité, puisse paraître enfin au grand jour dans un Paris libéré de sa honte. Cela ne peut s'écrire sans émotion".
Deux rééditions récentes permettent de mesurer le courage et la fermeté déployés par Camus jusqu'au 3 juin 1947, pour défendre son idéal d'une presse d'information et d'opinion intègre, exigeante, indépendante des partis politiques et des puissances d'argent. Durant quelques mois, il a mobilisé ses forces et sa redoutable plume de polémiste pour défendre la liberté d'expression. Le lecteur intéressé par l'histoire du journal pourra consulter Combat 1941-1974, l'ouvrage très complet de Yves Marc Ajchenbaum, qui explique comment un simple bulletin d'informations a pu devenir, dans ses grandes années, un modèle éthique pour la presse moderne.
Lorsqu'en 2002, Jacqueline Lévi-Valensi a préparé, à son tour, un épais volume consacré à Combat, son objectif était différent : publier l'intégralité des articles donnés par Camus au journal entre 1944 et 1947. C'était indispensable car les articles et éditoriaux passés dans Combat étaient rarement signés. Certes, certains d'entre eux avaient été publiés en 1950 par Camus lui-même dans Actuelles, Chroniques 1944-1948. Pour d'autres articles anonymes, brillants exercices de style, il est aisé de reconnaître sa plume. Mais pour un dernier lot de contributions, moins typiques, l'exercice d'attribution exigeait une spécialiste émérite.
On mesure véritablement le sens du mot "équipe" lorsqu'on sait que les membres de l'équipe du départ composée de Pascal Pia, d'Albert Camus, de Marcel Gimont et d'Albert Ollivier se déclaraient solidaires de leurs prises de position respectives, même s'ils n'avaient pas exactement la même sensibilité politique.
Pascal Pia, le directeur écrivait rarement mais donnait l'impulsion décisive depuis son bureau. Il avait connu Camus en Algérie au temps d'Alger Républicain, quotidien créé en 1938. Depuis cette époque, Camus avait beaucoup évolué. La publication de L'étranger en 1942 a fait de lui un écrivain reconnu. Pia lui a donc accordé une promotion et il est devenu rédacteur en chef et éditorialiste d'exception. Camus a pesé de toutes ses forces sur l'orientation et les choix du quotidien.
Dans la période d'après-guerre où le sentiment qu'il fallait révolutionner la politique était dans l'air, il était la personnification des idées de fraternité, de justice, de vérité et de démocratie. Cette adéquation parfaite entre un homme, une équipe et un moment historique est un cas rare, peut-être unique, dans l'histoire de la presse française. On peut certes regretter que des divergences politiques mineures et les malentendus personnels entre les journalistes aient interrompu cette expérience précocement. Mais célébrer Camus, c'est aussi faire revivre cette utopie magnifique d'autant plus magique qu'elle fut éphémère.
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Abel-Paul Pitous, Mon cher Albert, Lettre à Albert Camus, Gallimard, 2013.
Yves Marc Ajchenbaum, Combat 1941-1974, Une utopie de la Résistance, rééd. Folio histoire, 2013.
Albert Camus à Combat, édition établie, présentée et annotée par Jacqueline Lévi-Valensi, rééd. Folio essais, 2013.
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