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Photo : Agence France-Presse Jean-Claude Combrisson
Des Algériens musulmans brandissent le drapeau du Front de libération nationale d’Algérie lors d’une manifestation le 11 décembre 1960, pendant une guerre qui a eu des échos jusqu’ici. Qui se souvient que Raymond Lévesque a écrit Quand les hommes vivront d’amour pour dénoncer la souffrance des Algériens ?
1956: le chansonnier québécois Raymond Lévesque est à Paris et s’intéresse de près à la guerre d’Algérie qui fait alors rage depuis un peu plus d’une année. Le matin, sur l’un des ponts qui enjambent la Seine, il interpelle joyeusement le journaliste Pierre Nadeau, plus loin sur un autre pont, cherchant à voir jusqu’où sa voix peut porter. Nadeau raconte : « À 5 h ou 6 h du matin, il s’enflammait et faisait des déclarations pro-FLN [Front de libération nationale d’Algérie]. Je trouvais ça impressionnant », dit-il dans un enregistrement réalisé par Radio-Canada en 2006.
Sa voix a porté loin, très loin. La chanson qu’il a écrite pour dénoncer la souffrance des Algériens deviendra possiblement la chanson québécoise la plus connue de toute la francophonie : « Quand les hommes vivront d’amour / il n’y aura plus de misères ». Aujourd’hui, seuls « les Québécois plus âgés ont souvenir que la chanson de Raymond Lévesque a été écrite pour dénoncer la souffrance d’un peuple », croit Denis Chouinard, cinéaste et professeur de cinéma à l’École des médias de l’UQAM.
Pourtant, à l’époque, Raymond Lévesque n’était pas seul à parler d’Algérie au Québec. Comme le signale Louis Fournier, journaliste, historien, auteur d’un livre sur le Front de libération du Québec (FLQ, histoire d’un mouvement clandestin), « on s’est intéressé à tous les mouvements d’émancipation, que ce soit le Vietnam ou la lutte des Noirs aux États-Unis. Mais l’Algérie, on s’en sentait plus proches à cause de la langue française ».
Un autre Lévesque, René, qui fondera plus tard le Parti québécois, est alors journaliste. Il anime Point de mire, une émission d’information politiquement engagée, à la télévision de Radio-Canada. Le décor : une carte géographique, qui indique aux Québécois où se trouve la contrée lointaine. René Lévesque consacre son émission du 10 février 1957 au conflit qui déchire l’Algérie. Il définit ce qu’est une « colonie d’implantation » et fait le parallèle avec le Québec. « La colonie d’implantation, c’est un peu ce qu’était la Nouvelle-France, c’est-à-dire celle où on envoie des citoyens, les fils du pays, s’installer. » Il explique les enjeux de la colonisation et ses implications humaines. Surtout, il explique que bien des colons français sont en Algérie pour des raisons autres qu’économiques. « Ceux-là, ils ont une seule supériorité dans la vie, comme les petits Blancs dans le sud des États-Unis : c’est d’être quand même, malgré leur malheur, supérieurs aux musulmans et aux Arabes ». Pour eux, explique Lévesque, « l’idée d’égalité [entre Français et Algériens] serait de leur enlever la seule supériorité qui leur reste ».
Lectures révolutionnaires
Ces définitions lucides ne sont pas le fruit d’une inspiration soudaine, mais certainement tirées des lectures des intellectuels québécois de cette époque. « Il y avait une fraction du mouvement indépendantiste qui se sentait des affinités avec ce mouvement de décolonisation. Les livres de Jacques Berque ou d’Albert Memmi [deux auteurs français nés au Maghreb] étaient importants pour nous », précise encore l’auteur Louis Fournier.
Comble de l’audace, à la fin de son émission, René Lévesque diffuse des images de la guerre filmées du côté du FLN algérien. Une première pour une télévision occidentale. La France lui interdira dès lors d’aller enquêter sur le terrain en Algérie. Pour son émission d’octobre 1957, il fera des reportages de la France pour parler « des événements ».
La guerre d’Algérie est également présente chez nombre d’intellectuels de gauche au Québec à partir de 1958 : l’événement est pour eux passé de l’intérêt à l’inspiration. André Laurendeau, dans ses éditoriaux publiés dans Le Devoir, réclame avec insistance l’autodétermination pour l’Algérie. Dans les publications plus à gauche, comme La Revue socialiste ou Cité libre, on est foncièrement favorable au FLN, tout en différenciant souveraineté du Québec et indépendance de l’Algérie.
Pourtant, Jacques Ferron, écrivain aux multiples facettes, assimilait déjà les aspirations québécoises à une lutte anticoloniale. Il écrivait que « la guerre d’Algérie est survenue à point nommé » parce qu’elle permettait aux militants de gauche, foncièrement souverainistes et favorables à la lutte des Algériens, de montrer qu’ils n’étaient pas « racistes, impérialistes et pantins ».
Mais comment s’est caractérisée l’influence de cette guerre sur le mouvement souverainiste au Québec ? Pour Marion Camarasa, historienne et spécialiste de l’émigration des Algériens au Canada, « la guerre d’Algérie a permis à l’histoire québécoise de se détacher un peu de la référence française ». Mieux, en prenant la leçon de la guerre d’indépendance en Algérie, le mouvement souverainiste s’est agrippé à une revendication politique qui exclut tout recours à la violence. « Les gens ont bien vu que ce n’est pas en posant des bombes qu’on allait obtenir notre indépendance, mais que c’était par un mouvement démocratique et par des élections », précise Louis Fournier.
Qu’est-il resté de cette passion révolutionnaire après l’indépendance de l’Algérie ? Des liens, des amitiés peut-être. Comme celles de Gilles Pruneau, militant du Front de libération du Québec, qui s’exile à Alger en 1963. Après la Crise d’octobre, le FLQ caresse le projet d’une délégation dans cette ville. Un projet qui se concrétisera effectivement, toujours selon Louis Fournier, à la fin de 1970.
Aujourd’hui, le souvenir de cette effervescence révolutionnaire s’est estompé. Mais pour Marion Camarasa, il demeure vivace « auprès des Québécois ayant été acteurs de la Révolution tranquille, des militants du PQ par exemple ». De cette Algérie révolutionnaire, outre son histoire récente et violente, ne subsiste plus au Québec aujourd’hui que l’immigration dite économique et son lot de problèmes d’intégration. Les deux films récents qui ont marqué le cinéma québécois, Ange de Goudron en 2001 de Denis Chouinard et Monsieur Lazhar de Philippe Falardeau, ont mis en lumière cette présence algérienne en terre québécoise. Mais du lien historique, il n’a plus été question. Pourtant, rappeler cet épisode « permettrait certainement une valorisation de la société algérienne en tant que société qui a contribué intellectuellement à l’histoire québécoise. Un autre regard serait ainsi permis sur cette immigration algérienne au Québec, qui a beaucoup pâti des préjugés liés à la conjoncture internationale », conclut Camarasa.
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