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Ce quarantième anniversaire de la mort violente de Jean Sénac, est une bonne occasion de rappeler la place qui lui revient dans la littérature algérienne, et d'honorer ainsi sa mémoire. Entre les « grands anciens » (Amrouche, Mammeri, Feraoun, Dib, Hadj Ali...) et les contemporains (Bellamri, Boudjedra, Djebar, Fares, Sebti, Kadra...), la génération de la rupture, à laquelle appartiennent Sénac, Kateb Yacine, Aït Djafer, Hadad. est aussi celle d'une modernité radicale dans l'écriture que n'ont guère égalés les successeurs, à l'exception de Rachid Boudjedra.
Par Gérard Prémel, écrivain.
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La littérature des anciens ne pouvait guère prendre forme dans une écriture de la dissidence. Il a fallu l'inflexible continuité du racisme colonialiste français, dont l'idéologie, dissimulée derrière le chatoyant discours sur la Patriedes droits de l'Homme et ses Valeurs universelles, avait contaminé la société française tout entière -et les colonisés eux mêmes - pour leur faire prendre conscience de la nécessité de sortir du domaine français.
À la génération suivante, on ne se laisse plus abuser par les mots. Sénac, Hadad et leurs deux cadets, Yacine et Aït-Djaffer ont connu les massacres de Sétif dans leur jeunesse. C'est donc dès leur jeunesse qu'ils ont pris conscience de l'horreur colonialiste, qu'ils sont entrés en rébellion contre l'insupportable tromperie des fameuses « valeurs », Tous quatre feront leur la position de Kateb Yacine sur la langue française : « Nous avons pris votre langue en otage... Le français est pour nous une prise de guerre... C'est en français que nous vous signifions que nous ne sommes pas français ». Si les origines européennes de Sénac rendent un peu plus tardive cette prise de conscience, celle-ci n'en est pas moins radicale dès novembre 1950 (il a alors 24 ans). Jamel Eddine Bencheikh, lui, paraît rester à l'écart de cette évolution. Par son enfance marocaines, et sa formation d'arabe classique (il est professeur d'arabe à la fac d'Alger à l'indépendance, puis, après 1965, à la Sorbonne), il semble loin du combat militant. On sait qu'il n'en est rien : cette distance lui a permis de devenir un pionnier des lettres arabes, et un passeur entre les deux rives de la Méditerranée. Il restera l'un des plus fidèles compagnons de route de Sénac et un défenseur de sa mémoire.
Déjà avec Prévert, Céline, Mihaux, etc, la langue française échappait, dès les années trente au moule académique. Mais voilà qu'elle devient la langue du Martiniquais Aimé Césaire, de l'Ivoirien Amadou Kourouma, de la Sénégalaise Mariama Bâ, du Haïtien Lyonel Trouillot, des Marocains Abdellatif Laabi et Khaïr Eddine, et autres, dont nos modernes d'Algérie. C'est ainsi que Kateb Yacine n'hésite pas à écrire, dans l'Observateur littéraire, au plus fort de la guerre de libération (1-1959),... En tant que poète, je lutte... pour...l'extension de la langue arabe en Algérie, sans néanmoins porter atteinte au français, qui, lui aussi est une langue algérienne.
La génération de la rupture
Jean Sénac naît le 29 novembre 1926 à Beni Saf. Sa mère catalane, est fille d'un mineur émigré. Non reconnu par son géniteur, il porte le patronyme de sa mère (Comma). À cinq ans, il est reconnu par le nouveau compagnon de celle-ci, Edmond Sénac, un Français venu s'établir dans l'Oranais. Il n'aura guère d'influence sur lui : en 1943, Jeanne divorce et va s'installer avec ses deux enfants à Saint-Eugène, quartier populaire pied-noir d'Oran.
Hamid Nacer Khodja, qui fut le disciple puis le biographe de Sénac, voit là l'origine d'une double angoisse identitaire (quel pays ? quel père ?), laquelle se traduit à l'adolescence par une crise morale et religieuse. Après une scolarité quelque peu chaotique, il finit par obtenir son Brevet de Capacité pour l'Enseignement supérieur, fonde une « Association des Poètes obscurs », loupe de peu l'examen d'entrée à l'Ecole normale d'Alger, et s'engage dans l'armée en 1944 pour la durée de la guerre. Son incorporation près de Blida et ses tourments moraux amortissent l'écho des meurtriers événements de Sétif. En 1946, il fait la connaissance d'Emmanuel Roblès et, l'année suivante d'autres écrivains de « l'École d'Alger » (Jules Roy, entre autres) avec lesquels il va correspondre durant les neuf mois qu'il passe en sanatorium. C'est aussi le début de sa correspondance avec Albert Camus (« Vous êtes mon philosophe lui écrit-t-il »). Il n'est encore, à cette époque qu'une étoile montante de la nouvelle poésie française, mais déjà il côtoie l'universitaire anticolonialiste André Mandouze, l'un des fondateurs de Témoignage chrétien, qui enseigne à l'université d'Alger. Sa quête d'identité joue, à travers ces rencontres, un rôle d'accélérateur dans sa formation littéraire et politique. Dès janvier 1949, il travaille comme metteur en ondes à Radio Alger, où il restera un an, et cherche en vain à publier ses poèmes. En 1950, un recueil, Terre prodigue, préfacé par Camus (qu'il considère désormais comme son père spirituel) n'est pas publié : l'éditeur est en faillite. Cette même année 1949, Sénac crée la revue Soleil, dont le premier numéro paraît en janvier, et qu'il animera jusqu'en 1952 (n° 7-8). Il y publie des textes de M. Dib et M. Feraoun – ses aînés - ainsi que des dessins de S. Galliéro, Baya, Yellès, A. Guermaz, J. de Maisonseul, etc. Cette revue est le lieu d'un compagnonnage durable avec les artistes qui l'entourent et dont il sera un critique avisé. Il prend contact, simultanément, avec les milieux nationalistes algérois du PPA (Messali Hadj) et de l'UDMA (Ferhat Abbas). Il devient aussi un proche du parti communiste. Ayant obtenu, avec S. Galliéro, une bourse de la fondation L-V de Lourmarin, il arrive en France le 4 septembre 1950, passe une semaine avec le poète René Char puis monte à Paris où il bénéficiera de l'aide matérielle de Camus. Il côtoie la bohème libertaire, ce qui ne laisse pas d'inquiéter le « père spirituel ». C'est en novembre qu'il écrit et diffuse sa Lettre d'un jeune poète algérien, point de départ de son engagement politique : « L'Algérie reste une de ces terres tragiques où la justice attend ... Tout le monde a pris conscience du fait raciste et colonialiste... {L'artiste} doit entrer dans la lutte quoi que ce choix lui coûte ». Il continue à diriger depuis Paris la revue Soleil, dont le numéro de l'automne 51 publiera un chapitre de L'homme révolté de Camus. De retour à Alger en octobre 1952, il reprend son poste à Radio Alger. Puis fonde la revue Terrasse qui ne connaîtra qu'un seul numéro. Beau comité de rédaction où l'on retrouve M. Dib, J. de Maisonseul, M. Mammeri, J. Pivin... et dont il signe un manifeste politiquement très engagé. Sénac, qui n'a que 26 ans, confirme là à la fois sa clairvoyance et une vocation de catalyseur. La revue, qui connaît un certain retentissement à Alger et dans l'Ouest algérien l'amène à reprendre contact avec les milieux nationalistes du PPA et du MTLD, tout en poursuivant une correspondance orageuse avec Camus, qui l'appelle « fils ». En juin 1954, paraît son premier recueil ‘Poèmes’ publié par Gallimard, avec un avant-propos de René Char, dans la collection Espoir. En août, c'est le retour à Paris. Il refuse de réintégrer Radio Alger (il est déjà repéré par les Services français de la Sécurité ; dans une émission sur Mouloud Mammeri, il a employé l'expression Patrie algérienne). En novembre, le CRUA déclenche la lutte armée. Dès le début 1955, il est en contact avec Taleb-Ibrahim, responsable de la Fédération de France du FLN. Et rencontre nombre d'Algériens émigrés : Aït Djaffer, Kateb Yacine, H.Krea, J.Amrouche... Il participe, en janvier 1956 à la grève de la faim des étudiants indépendantistes de l'UGEMA qui par ailleurs, célèbrent son recueil, Poèmes. La répression s'accentue : André Mandouze est arrêté et emprisonné pour avoir apporté son soutien public au FLN. En juillet, Sénac salue dans l'Express la parution du Nedjma de Kateb Yacine. Un mois plus tard, il est chargé de mettre en lieu sûr les documents du Congrès de la Soumam, où se trouve consignée la plate-forme politique du FLN. Son engagement algérien pour l'indépendance est désormais total ; c'est ainsi qu'il participe en 1957 à l'installation de l'imprimerie clandestine d'El Moudjahid (dont il est devenu l'un des rédacteurs) chez l'éditeur Subervie, lequel publiera en 1957 son recueil Le soleil sous les armes. La revue Esprit publie ses poèmes anticolonialistes. L'année suivante, c'est la rupture éclatante – et définitive - avec Camus. Son recueil Matinale de mon peuple (1961) est une véritable proclamation d'identité algérienne. Puis c'est 1962, l'indépendance, le retour en Algérie et l'installation à Pointe-Pescade. Nommé conseiller du ministre de l'Éducation nationale, il est l'âme de la reconstitution de la bibliothèque de l'université d'Alger incendiée par l'OAS, et participe, en 1963 avec Mouloud Mammeri à la création de l'Union des écrivains algériens ; rencontre Che Guevara, avec lequel il restera lié ; fait partie de la délégation algérienne en URSS, où il rencontre le poète contestataire Evtouchenko ; puis anime une Série d'émissions à la radio algérienne en 1964-65 (Le poète dans la cité) où il popularise la production poétique de l'Algérie nouvelle. Simultanément, il fonde - et expose jusqu'en 1965 - les peintres du groupe de la Nahda (« Renaissance ») : Zérarti, Martinez, de Maisonseul, Aksouh... Il restera secrétaire général de l'Union des écrivains jusqu'en 1967.
Durant ces quatre années, il aura donné toute la mesure de sa puissance de travail et de son talent de fédérateur. C'est l'époque des poèmes euphoriques de Citoyens de Beauté où de trouve le fameux vers ‘Tu es belle comme un domaine autogéré’... Mais dès juin 1965, des clivages apparaissent au sein de l'Union des écrivains. Après la déposition de Ben Bella, ceux qui n'ont pas pris position en faveur de Boumediène, se taisent ou quittent le pays ( Aït Djafer, Jamel Eddin Bencheikh, R. Boudjedra, N. Fares...). Non seulement Sénac ne fait pas l'unanimité au sein de l'Union en faveur du communiste Bachir Hadj Ali - qui vient d'être arrêté, et est « durement traité », mais même ceux qui ont signé la pétition en sa faveur ne parviennent pas à la rendre publique. Deux ans plus tard, le rejet de Sénac par K. Yacine et M. Hadad éclate au grand jour, ce qui l'amène à démissionner de l'Union des Écrivains. Dans la presse (Révolution Africaine, Jeune Afrique, Alger-Actualité),Yacine est le plus virulent. Les vraies difficultés commencent : malgré sa célébrité (Citoyens de beauté est paru en 1967 chez Subervie, et son Avant-Corps l'année suivante chez Gallimard, préfacé par René Char), il n'est pas invité à Zéralda au « Premier Colloque Culturel National ». Il n'en diffuse pas moins un manifeste contestataire, ‘Mutilation’. Il n'est pas non plus invité à cette grande célébration qu'est le Festival panafricain de juillet 1969 (il partage ce triste privilège avec la grande Taos Amrouche). Il poursuit néanmoins la série d'émissions qu'il a inaugurées à radio Alger en 1967 (dans la foulée de celles de 64-65) Poésie sur tous les fronts, dans laquelle il fait découvrir au public algérien, non seulement la littérature algérienne, mais aussi la poésie contemporaine du monde entier (« C'est par ses émissions que nous, jeunes algériens, avons découvert Émile Guilels, Blas de Otero, Nazim Hikmet, etc » me disait récemment O. Mokhtar Chalaal »). Il poursuit également ses conférences-lectures sur la poésie algérienne de langue française, d'où sortira en 1971 une Anthologie dans laquelle il écrit : « Obsédée de justice, affamée de lumière et d'une beauté sans masque. Fidèle au pain autant qu'aux roses... une fois de plus la poésie dresse un bivouac de fraternelle colère et s'engage... dans le combat quotidien. » De fait Rachid Boudjedra, Youssef Sebti, Hamid Nasser Hodja (entre autres) reçoivent là leur première consécration. Mais sa franchise et les ragots lui valent d'être interdit de radio. Impavide, il se met à l'étude de l'arabe. En automne 1972, il se déclare publiquement solidaire de Mouloud Mammeri, dont le cours de berbère à l'université d'Alger est suspendu. Ses amis le pressent de quitter l'Algérie.
Il est assassiné dans la nuit du 29 au 30 août 1973, à Pointe-Pescade. Un meurtre qu'il avait anticipé dans l'un de ses derniers poèmes : « ... Jeunes gens vous serez des hommes libres / vous construirez votre destin / vous construirez une culture sans race vous comprendrez pourquoi ma mort est optimiste / je ne me suicide pas / je vis / voilà ma signature » Il ne verra pas le recueil où se trouve ce texte prémonitoire.
Prospérité
Sénac n'était pas seulement un poète un « homo ». C'était aussi un rebelle. Comme Pier Paolo Pasolini et Lorca, qui, comme lui ont été assassinés. En 1971, Jamel Eddine Bencheikh – le génial traducteur des Mille et une nuits et du Voyage de Muhammed, médiéviste arabe et poète francophone – écrivait pour l'Encyclopédia Universalis, à l'article Littératures maghrébines : « C'est, paradoxalement, l'œuvre d'un auteur d'ascendance européenne, mais ayant choisi de lutter pour la nation algérienne et d'y vivre, Jean Sénac, qui domine la production... Il est, sans conteste, à l'heure actuelle, le plus grand poète algérien.» En septembre 1998, Abdelhafid Adnani faisant dans Libération un parallèle entre ces deux morts violentes, celle du barde kabyle Matoub Lounes, qui venait d'être assassiné, et celle de Jean Sénac, rappelait à cette occasion que celui-ci n'avait jamais obtenu la nationalité algérienne, le poète ayant refusé de la quémander. Jean-Pierre
Péroncel-Hugoz lui a consacré un livre, Assassinat d'un poète, (éd du
Quai, 1983) et a participé au scénario du film Le soleil assassiné que le cinéaste algérien Abdekrim Bahloui a consacré au poète en 2004.
Rappelons Jean Sénac, entre désir et douleur de Rabah Belamri, le romancier aveugle et clairvoyant, publié en 1989 par l'OPU à Alger ; et l'ouvrage que lui consacrent les fidèles Jamel Eddine Bencheikh et C.
Chaulet-Achour (Séguier-Atlantica, 1999), dont le titre, Jean Sénac, clandestin des deux rives, résume à lui seul la trajectoire libertaire et tragique du poète.
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