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Après les hommages unanimes à l'humanisme de Camus et sa panthéonisation ratée, cet essai brillamment provocateur de l'universitaire Yves Ansel (coéditeur des oeuvres de Stendhal en Pléiade) ajoute une voix discordante au concert de louanges.
Le totem du titre, c'est donc Camus, ou plutôt la statue que lui ont élevée ses thuriféraires - lesquels ne lui concèdent qu'un tort, celui « d'avoir raison avant tout le monde ». Le tabou, c'est ce sujet sur lequel il eut peut-être un peu moins raison : la décolonisation de l'Algérie. Après une préface sur les mouvements de contrepoids propres à la postérité (on y voit Sartre et Aragon couler avec le communisme, et Camus remonter), Yves Ansel s'attaque à la question qui fâche, en s'appuyant sur le texte camusien et sur ceux des « encenseurs ». Certes, les contradictions qu'il met au jour, parfois à l'intérieur d'une même phrase, montrent l'inadéquation de la posture camusienne (la fameuse troisième voie) à une réalité qui la déborde de toute part. On ne compte plus les clichés brisés. Camus, trop pauvre et progressiste pour être dépeint en colon ? Avec Sartre et Memmi, l'auteur rappelle qu'il n'y a ni bons ni mauvais colons, seulement des colons. Camus, Algérien emblématique ? Ansel souligne que c'est de Paris qu'il attendait le salut littéraire, et que son Algérie fut surtout côtière et citadine. Camus, soucieux du sort des Arabes ? Dans ses articles, certes. Où sont-ils dans ses livres ?
C'est dans son chapitre « L'Étranger et les ravages du discours d'escorte » qu'Ansel se montre le plus iconoclaste. Meursault, cet être « marginal, atypique, singulier, étrange », y apparaît surtout comme un Algérois conformiste, voire une petite frappe. Son aide au truand Raymond, sa science des rixes (« Ça ferait vilain de tirer comme cela ») s'expliquent soudain. Ansel va jusqu'à inscrire le meurtre dans une perspective coloniale : « Avant d'être "étranger" au monde [...] Meursault est aussi, sinon d'abord, un étranger en Algérie, un pied-noir tuant un Arabe occupant un espace qu'il estime être devenu le sien. » Un commentaire propre à faire frémir les amoureux d'un Meursault désincarné ? Que dire de cette démonstration qui, s'appuyant notamment sur la « confession » de l'Étranger à l'aumônier (« Le chien de Salamano valait autant que sa femme. La petite femme automatique était aussi coupable que la Parisienne que Masson avait épousée ou que Marie qui avait envie que je l'épouse »), en déduit le machisme d'un Meursault s'estimant en prison à cause des femmes ? Si on ne suit pas tous les avis d'Ansel (notamment sur les « billevesées critiques » de Barthes et des tenants du meurtre solaire), son analyse a le mérite de ramener le regard sur les discours et actes de Meursault. Autrement dit, de livrer, dans une forme enthousiasmante et pleine d'humour, une étude strictement littéraire d'un texte qui semble voué aux interprétations philosophiques.
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