2 juin 2010. Moi aussi, après lui, je suis de retour à Tipaza. La première
fois, c’était exactement le 9 décembre 1959 venant de Cherchell et
allant vers Alger. La seconde, en 1986, pendant la semaine de Tchernobyl
mais, à chaque fois, de façon fugitive.
Aujourd’hui, le choc est double.
On ne revient pas impunément sur des lieux qu’on a connu un
demi-siècle plus tôt, surtout après les bouleversements radicaux
survenus pendant cette période entre la France et l’Algérie, et dont je
fus le témoin, parfois l’acteur, temporaire et partiel. Mais assez
intense pour que je puisse dire : « Je suis né dans l’Ouarsenis à l’âge
de 23 ans ».
Et puis Tipaza, c’est aussi Noces, texte fondateur de la pensée
d’Albert Camus que j’ai eu l’occasion d’entrevoir un matin du printemps
1954 dans une des classes de préparation du lycée Louis-Le-Grand où il
était venu parler de La Peste avec mes camarades de deuxième année.
Et il ne m’est pas indifférent que Noces ait sans doute été écrit à
l’époque de ma naissance, fournissant le premier jalon du pèlerinage
qui, de quart de siècle en quart de siècle, me ramène, invinciblement,
sur ce coin privilégié de la terre d’Algérie.
Rien n’a changé et pourtant tout a changé… La vieille montagne berbère du Chenoua (pour faire référence à notre colloque) est toujours là comme un gros chien qui garde la baie. Le soir de notre arrivée, un coucher de soleil flamboyant m’a rappelé ceux de Cherchell. Alors, je me suis laissé aller à une divagation parmi les siècles et les ruines. Marchant seul parmi les pins, je me suis appliqué à mettre mes pas d’homme âgé et songeur dans ceux de ce garçon de 25 ans qui courait vers la mer parmi les romarins et les absinthes.
Je me suis arrêté près d’un banc où trois garçons rieurs qui tombaient
des nues se sont vus infliger la lecture de deux pages de Noces dont je
voyais bien qu’ils ne comprenaient pas tous les mots. Et cela, je l’ai
fait parce qu’il n’y avait pas un seul Mohammed parmi les copains de
Camus et que je devais en quelque sorte à l’Algérie cette triple
réparation.
Oh ! Dans la mesure où je n’hésite pas à ma prévaloir parfois de ce que nous avons fait de bien
dans l’Histoire, je ne suis pas gêné pour condamner la totalité des
crimes et des injustices que nous avons, souvent encore plus aveugles
que criminels, perpétrées au fil des 132 ans de notre colonisation. Et
je ne suis pas embarrassé non plus pour en demander pardon si ce baume
aide mes amis d’Algérie à cicatriser les plaies que nous leur avons
causées, même si le sang figé par l’Histoire ne pourra plus être effacé.
Ce devoir accompli, je suis allé me planter sur la scène du petit
théâtre qui a été construit en bord de mer et, à haute voix, tout seul,
pour moi-même, mais aussi pour renouveler le serment de ces Noces entre
la mer et le soleil, comme entre la nouvelle jeunesse de l’Algérie et la
terre dont elle a recouvré la pleine possession, j’ai relu quelques
pages pour que les pierres chaudes et le vent en répercutent l’écho.
Enfin,
pour que ce pieux pèlerinage prenne tout son sens, en cette année de
cinquantenaire de la mort de Camus, je suis descendu jusqu’à la petite
stèle qui évoque, en bord de mer, son nom. En ce lieu, je me suis baissé
! J’ai ramassé une pincée de terre d’Algérie et je l’ai glissée dans
une enveloppe en espérant que les services de sécurité de l’aéroport ne
la prendraient pas pour de l’explosif… Le 23 juillet, j’irai voir mon
beau-frère qui habite à quatre kilomètre de Lourmarin et j’en
profiterai pour répandre cette terre sur la tombe de Camus.
Pour lui faire plaisir. Mais aussi pour ressouder à ma manière nos
deux pays. Car, plutôt que de fabriquer des dictionnaires, je préfère
être soudeur. Soudeur entre la France et l’Algérie !
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Cette
accélération géographique mais aussi historique qui m’a fait en peu de
jours parcourir toute la côte nord-africaine m’ a amené à un endroit
dont j’avais entendu parler depuis si longtemps que j’avais un peu honte
de ne l’avoir jamais visité : le Tombeau de la chrétienne à quelques
kilomètres de Tipaza. C’est ce lieu que je choisirais pour résumer les
impressions de ce voyage et son sens historique. Quand on dit Tombeau de
la chrétienne, c’est un pur abus de langage ou plutôt une erreur de
traduction car le « roumia » en question, cela veut dire tout simplement
« romaine ». Et pourtant cette Cléopâtre Séléné, épouse du roi berbère
Juba II, n’était qu’à moitié romaine puisque fille de la grande
Cléopâtre et de Marc-Antoine. Un père romain, une mère égyptienne, un
mari berbère, un mausolée d’inspiration punique, qui dit mieux en termes
d’Union méditerranéenne ? Je ne crois pas le record ait été battu par
quiconque…
Sur une éminence qui domaine la baie de Tipaza, la construction
circulaire flanquée de colonnes à chapiteaux ioniques et couverte d’un
dôme impressionnant quoi qu’ endommagé, règne sur des champs dorés
d’orge ou de blé selon les années. Pour nous, c’était l’année de l’orge
et nous étions à l’ombre juste au-dessus de ces étendues blondes à peine
agitées par un léger souffle de vent. Le paysage n’avait pratiquement
pas changé depuis dix-neuf siècles : il aurait pu avoir été peint par
Poussin, n’était la griffure rouge des travaux de l’autoroute qui passe
un peu plus loin au pied de la colline.
Grâce en soit rendue aux organisateurs de la réunion de Tipaza et de
ce déjeuner champêtre qui nous ont remémoré la générosité et la
cordialité, toujours renouvelées, de l’hospitalité algérienne.
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