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Seul
auteur de l’Algérie française qui peut, selon Edward Saïd, être
considéré comme un écrivain d’envergure mondiale, Albert Camus
(1913-1960) a développé dans son œuvre un humanisme fondé sur la prise
de conscience de l’absurdité de la condition humaine mais aussi sur la
révolte comme réponse à l’absurde. Mais Camus, c’est aussi un
tiraillement entre deux civilisations en conflit.
Ecrivain
français né en Algérie, une colonie de peuplement, Albert Camus est à
cheval entre deux civilisations. Cela crée forcément un tiraillement.
D’autant qu’il revendique ouvertement son statut de « pied-noir ». La
tension qui existe entre le colonisateur et le colonisé, autrement dit
entre Français et Algériens, transparait ainsi dans ses œuvres les plus
connues, tel que « L’étranger ». Ecrivain engagé, Camus ne s’est dérobé
devant aucun combat. Il a successivement protesté contre les inégalités
qui frappaient les musulmans d’Afrique du Nord, puis contre la
caricature du « pied-noir » exploiteur. Il est allé au secours des
espagnols exilés antifascistes, des victimes du stanilisme (lire
« L’homme révolté »), des objecteurs de conscience. Bref, ses œuvres ont
laissé échapper, avec une puissance inégalée, les réalités impériales
qui s’offraient si clairement à son temps.
Camus
joue ainsi un rôle particulièrement important dans les sinistres
sursauts colonialistes qui accompagnent l’enfantement douloureux de la
décolonisation française du XXe siècle. C’est une « figure
impérialiste » très tardive qui a non seulement survécu à l’apogée de
l’empire, mais il survit aussi comme auteur « universaliste », qui
plonge ses racines dans un colonialisme à présent oublié, nous dit
Edward Saïd dans son livre « Culture et impérialisme ». Dans ce qui
apparait comme une « habile démystification du personnage », le grand
intellectuel américano-palestinien, citant Conor Cruise O’Brien, nous
montre une face moins connue de l’auteur de « La peste ». O’Brien écrit
(c’est Saïd qui rapporte) : « Il est probable qu’aucun auteur européen
de son temps n’a si profondément marqué l’imaginaire et aussi la
conscience morale et politique de sa propre génération et de la
suivante. Il était intensément européen parce qu’il appartenait à la
frontière de l’Europe et était conscient d’une menace. La menace lui
faisait aussi les yeux doux. Il a refusé, mais non sans lutte. Aucun
autre écrivain, pas même Conrad [Joseph], n’est plus représentatif de
l’attention et de la conscience occidentale à l’égard du monde non
occidental. Le drame interne de son œuvre est le développement de cette
relation, sous la montée de la pression et de l’angoisse. »
Faisant
de Camus – tout comme de Conrad – un représentant de la domination
occidentale sur le monde non européen, cet auteur tente néanmoins de le
tirer de l’embarras où il l’a mis en le présentant, in fine comme un
homme moral dans un contexte immoral. Mais pour Augustin Coly, Camus a
été accusé à tort. « Il a un double héritage et il l’assume. Les gens
voudraient qu’il soit à cent pour cent du côté des colonisés. Tous ses
écrits n’ont de sens que par rapport à l’axe colonisateur-colonisé »,
dit-il. L’un des épisodes que certains critiques reprochent le plus à
Camus, c’est celui du meurtre de l’Arabe dans « L’étranger ». « C’est
vrai, Meursault tue un Arabe, mais celui-ci n’est jamais nommé et parait
sans histoire, et bien sûr sans père ni mère », observe Edward Saïd. De
même, « ce sont aussi des Arabes qui meurent de la peste à Oran, mais
ils ne sont pas nommés non plus, tandis que Rieux et Tarrou sont mis en
avant ». Là aussi, Coly trouve à Camus un justificatif : « Meursault est
certes nommé mais il n’y a pas une grande différence entre lui et
l’Arabe, puisqu’il est sans sentiment, ni choix : il est résigné ». Et
puis, conclut Augustin Coly, ne serait que par le fait d’accepter de
faire son œuvre comme une œuvre qui traverse le monde arabe, on peut
tout à fait reconnaitre à Camus une certaine africanité. Entre Camus et
l’Algérie, c’est pour le moins une relation ambigüe. Et la vacuité de
son histoire familiale – un père mort très tôt et une mère analphabète
et en partie sourde – ne l’a pas forcément aidé… On raconte que lors de
sa naissance, pour aller chercher le docteur, son père se fit accompagné
par un Arabe, quelqu’un du milieu, pour éviter de se faire agresser en
pleine nuit.
En
plus de la philosophie de l’absurde, l’autre grand thème qui traverse
l’œuvre de Camus, c’est celui de la révolte, une révolte
multidimensionnelle et qui conduit à l’action et donne un sens au monde
et à l’existence, et « alors naît la joie étrange qui aide à vivre et à
mourir », écrit-il dans « L’homme révolté ». Sa critique du
totalitarisme soviétique a été à l’origine de sa brouille avec Jean-Paul
Sartre. Mais son Prix Nobel de la littérature, reçu en 1957, consacre
définitivement sa réputation et son influence dans le monde. Il décéda
trois ans plus tard dans un accident de voiture alors qu’il avait entamé
la rédaction du « Dernier homme », une œuvre autobiographique.
Le
style de Camus, c’est d’abord et avant tout la simplicité.
Contrairement à Proust, il n’a pas forcément voulu faire passer son
idéologie à travers son style.
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Par Seydou Ka
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