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Le mercredi, Didouche Mourad décida de quitter Alger pour regagner le P.C. de la zone 2 fixé à Condé-Smendou.
Depuis
la défection des militants de Constantine Didouche était très inquiet
quant à la réussite du mouvement insurrectionnel dans le Constantinois.
Il avait résolu de renoncer à l'action contre Constantine et de porter
tous ses efforts sur la région de Condé-Smendou, Guelma, Souk-Ahras pour
faire, à partir de cette dernière ville, la liaison avec la zone 1 du
Sud constantinois et de l'Aurès.
Bouadjadj accompagnait son ami à la
gare. Il était surpris par la gravité de Didouche.
Habituellement,
celui-ci était plein de feu, très jeune de caractère bien que très
organisé. Mais depuis quelque temps une lueur mélancolique flottait dans
les yeux verts du jeune homme. Bouadjadj avait remarqué que son
exubérance naturelle s'était transformée en exaltation révolutionnaire
et que sans cesse il parlait de sacrifice, de mort. La veille encore, il
avait dit à Bouadjadj, Souidani et Bouchaïb, les trois adjoints de
Bitat :
« Ne vous faites aucune illusion, vous, vous êtes les
condamnés, les sacrifiés. Je dis « vous », mais je pense « nous ». Nous
serons arrêtés ou nous crèverons dans les premiers jours. »
Ce mercredi, sur le chemin de la gare qu'ils gagnaient à pied pour « économiser les fonds », il dit à Bouadjadj :
« C'est peut-être la dernière fois que nous sommes ensemble... Et c'est moi qui t'ai entraîné dans cette histoire... »
Mais
il était très vite revenu à des considérations révolutionnaires. Comme
les deux hommes passaient au bas de la Casbah, Didouche, montrant du
doigt le quartier grouillant des vagues de milliers de travailleurs :
« Tiens, Zoubir, regarde la Casbah. On n'a pas un militant de réserve là-dedans. Juste des caches et des boîtes aux lettres.
— Tu te trompes, j'ai déjà recruté dans la Casbah, pour la deuxième vague. Il nous faudra des hommes sûrs.
— Combien en as-tu ?
— Quatre pour l'instant. Et un jeune qui me semble particulièrement gonflé.»
Le
« jeune particulièrement gonflé » était le fils d'un boulanger de la
Casbah. Passionné de football comme son copain Bouadjadj, il s'était
facilement laissé convaincre aux idées nationalistes que lui exposait
d'autant qu'il avait déjà milité au sein de l'O.S. dont il avait été, à
dix-huit ans et demi, l'un des membres les plus jeunes. Bouadjadj avait
pensé qu'il pourrait utiliser ce beau garçon un peu indolent à condition
de le « gonfler ». La boulangerie de son père, rue des Abderames, en
pleine Casbah, serait un refuge à ne pas négliger. Le passage incessant
des clients rendrait faciles et discrètes d'éventuelles transmissions de
messages. Le jeune homme avait accepté avec enthousiasme la proposition
de Zoubir qui ne lui avait pourtant rien confié des projets immédiats
du mouvement.
« Et comment s'appelle-t-il, ton protégé ? demanda Didouche.
— Yacef Saadi. On en fera quelque chose et je crois, si tout va bien, qu'il fera parler de lui ! »
Yacef
Saadi deviendra chef de la zone autonome d'Alger et le combat qui
l'opposera au colonel Bigeard pendant la « bataille d'Alger » sera l'un
des épisodes les plus dramatiques de la guerre d'Algérie. Mais ce
mercredi 27 octobre, Bouadjadj et encore moins Didouche, qui ne le
connaîtra jamais, ne pouvaient s'en douter.
Zoubir Bouadjadj accompagna Didouche jusqu'au contrôle des billets de l'Alger-Constantine dont la locomotive fumait déjà.
Les deux amis s'embrassèrent.
« Bonne chance », dit Bouadjadj.
Didouche sourit sans répondre. Du wagon il eut un geste de la main pour son compagnon qui restait sur le quai.
Il ne devait jamais revoir Didouche Mourad.
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