L'opération Oiseau bleu, tout commence par une mirifique « gamberge » du cabinet Soustelle. Cette Kabylie que Krim Belkacem a organisée depuis longtemps commence à bouger. Amirouche
livre dans la vallée de la Soummam des combats meurtriers. La haute
Kabylie va suivre. Il faut l'en empêcher. On a bien essayé de soutenir
les chefs M.N.A., mais Bellounis a «ramassé une raclée» des hommes de Krim.
Il tente dans le Sud une «reconversion». Alors pourquoi ne pas monter
en Grande Kabylie un contre-maquis en utilisant des hommes sûrs, des
super-harkis clandestins, qui lutteraient contre Krim en employant les
mêmes armes? Aux membres de cette armée secrète on donnerait d'abord des
mousquetons, puis des armes plus efficaces. Ces commandos clandestins
se déplaceraient dans des zones soigneusement évitées par l'armée
française et eux, des enfants du pays, sauraient bien débusquer ces
maquisards que les unités classiques ne parviennent jamais à accrocher.
Le Gouvernement général fait appel au service action du S.D.C.E. pour mettre le projet sur pied.
Sur
place, en Kabylie, on envoie Hachiche Tahar, un intelligent Kabyle, ami
d'un commissaire principal parisien de la D.S.T. qui connaît fort bien
Soustelle. Hachiche est chargé de monter l'opération sur le terrain:
mettre sur pied un mouvement clandestin qui touchera tous les villages.
L'homme
se rend à Azazga dont il est originaire. Il va prendre tous ses repas
chez Zaïded, un petit restaurateur, ancien responsable M.T.L.D. jusqu'en
1950, date à laquelle il a quitté le parti. Zaïded a huit enfants et
s'occupe exclusivement de son commerce. Il est aux petits soins pour ce
client régulier qui semble devenir une bonne pratique. Hachiche mange
bien, boit bien. Le bon client. On bavarde. Et, bien sûr, on parle de la
révolution.
« Ici, c'est Krim qui tient le maquis? interroge Hachiche.
- C'est ce qu'on dit, répond prudemment Zaïded.
- C'est un assassin de femmes et d'enfants, ce Krim !
- Eh, oui ! C'est lamentable tout ça.
- Toi, tu es contre ces bandits ?
- Bien sûr. Le peuple souffre.
-
Et ce sont eux qui sont contre le peuple. Moi aussi — tu sais je suis
d'ici, je suis parti il y a longtemps — je voudrais que mon peuple soit
heureux. Si tu veux, on pourrait faire quelque chose... Lutter contre
eux. Mais pas comme les harkis et les G.M.P.R. '. Efficacement.
Zaïded regarde à droite et à gauche. Personne ne s'occupe de leur conversation.
«Tu
es fou, répète-t-il, laisse donc ça à l'armée. Il y en a partout de
l'armée, avec des armes, des chars, de l'argent qu'on n'a pas.
- Mais
l'armée, elle ne connaît notre Kabylie ni comme toi ni comme moi.
L'armée, il lui faudra un hasard pour qu'elle tombe sur quelqu'un.
- Et tu as mieux ?
- Bien mieux. Je t'expliquerai. »
II
poursuivra sa conversation dans quelques jours lorsqu'il reviendra à
Azazga. A Alger, il fait un rapport optimiste à ses chefs.
Zaïded
croit lui aussi avoir ferré une bonne prise! Car le restaurateur n'est
pas le bon papa tranquille du couscous qu'il veut bien paraître. Depuis
le 1er novembre 1954, il est en contact avec Krim, qu'il connaît depuis
1947. Il a même demandé à gagner le maquis, mais le chef kabyle lui a
conseillé de rester en ville. Son restaurant sera une source de
renseignements importants et éventuellement d'aide au F.L.N. Après sa
conversation avec Hachiche, Zaïded prend contact avec Yazourène Mohamed,
chef de la zone F.L.N. pour Azazga. «Il faut que tu mettes Krim au
courant...» Et il lui raconte l'histoire. La réponse de Krim est
formelle : «Marche dans son jeu. Essaye d'en savoir plus»
Hachiche
revient. Hachiche révèle son plan, sous le sceau du secret. Il aurait la
possibilité de trouver des armes et de l'argent pour lutter contre ces
«bandits». Et toi, tu pourrais trouver des hommes décidés ? »
Et il
lâche le morceau. Il s'agirait de recruter quelques dizaines d'hommes
qui, continuant en apparence leurs activités, constitueraient une armée
secrète n'agissant que le soir, tout comme les rebelles. Les résultats
ne se feraient pas attendre!
« Crois-tu pouvoir réunir des hommes de confiance ?
- Bien sûr, répond Zaïded. Ici, je connais tout le monde.
Le
soir même, Krim est au courant de la proposition de Hachiche. Avec
Mohammedi Saïd, il étudie le problème. Depuis que Ouamrane a pris la
direction de l'Algérois, Krim a fait de Mohammedi Saïd son second. C'est
Sadek qui lui a présenté Mohammedi.
Lorsque Zaïded transmet lés propositions
du Gouvernement général via Hachiche, Mohammedi Saïd émet un avis
défavorable : « C'est dangereux. Je ne crois pas à ces histoires. » Mais
Krim est très excité par le récit de Zaïded qui croit à la proposition.
« Hachiche est décidé, explique Zaïded. Il a des garanties officielles.
Il est en contact direct avec Ousmer. » Et Krim connaît Ousmer. Un des
caïds kabyles. Celui-là il faudra un jour l'amener à aider le Front.
«Alors il faut y aller à fond, décide
Krim. Qu'est-ce qu'on risque? Acceptons et jouons le jeu! Il faut que
nous fournissions nous-mêmes aux Français les hommes sûrs dont ils ont
besoin.»
Les troupes du leader kabyle sont de
trois sortes. D'abord, les maquisards qui sont dans la clandestinité
complète. Ensuite, les moussbilin, des sympathisants sûrs qui restent
dans les villes et les villages, vaquant à leurs occupations mais qui
fournissent refuges, caches et vivres aux maquisards et s'occupent des
collectes de fonds. Enfin, les agents de liaison qui font la navette
entre les différents maquis, les villes et les villages. Des hommes
fiers et subtils, particulièrement sûrs et qui savent raconter des
histoires qui «tiennent debout» en cas de contrôles militaires et
policiers. Des hommes aux nerfs d'acier. C'est parmi eux que Krim va
sélectionner les «troupes» de Hachiche.
Quinze homme sont
sélectionnés. Zaïded donne leurs noms à Hachiche, qui veut tout
connaître d'eux : leur situation et même les numéros de leurs cartes
d'identité.
«Il faut que je remette tout cela à l'état-major secret
d'Alger, confie Hachiche à Zaïded. L'inspecteur Ousmer ainsi que des
civils et des militaires du cabinet Soustelle en font partie.»
L'affaire
« Oiseau bleu » est lancée. Il faut attendre. Les quinze hommes ont été
prévenus du double jeu qu'ils vont mener. La moindre erreur leur serait
fatale. Il faudra jouer serré. Hachiche les voit personnellement à son
retour d'Alger. Il est satisfait du travail de Zaïded.
« C'est toi qui sur place es chargé de
l'affaire sous mon contrôle, annonce-t-il à Zaïded. C'est le départ d'un
véritable mouvement clandestin que nous lançons. Je dois te dire que le
grand état-major à Paris n'est pas au courant. A nous deux on peut
réussir une affaire énorme !
- Je t'ai déjà fourni quinze hommes, répond Zaïded, mais les moyens ?
- Ils arrivent. Ne t'impatiente pas, ils arrivent. Et tu auras une bonne surprise. »
La
bonne surprise arrive le surlendemain. Zaïded reçoit à son restaurant
la première livraison. Le transport ne se fait pas à bord d'un camion
militaire qui serait trop voyant aux regards de la population et
d'éventuels guetteurs du F.L.N. mais par une camionette qui distribuent
l'Écho d'Alger! Zaïded reçoit des garants, des mousquetons, des
mitraillettes. De quoi équiper de pied en cap une trentaine d'hommes.
Les armes sont neuves. Dans leur emballage d'origine. Avec de la graisse
en pagaille sur les culasses et le long des canons. Un gros paquet est
Joint aux caisses. Deux millions en billets de 5 000! Zaïded distribue
les armes, les munitions, l'argent, aux hommes du F.L.N. Hachiche ravi,
ses chefs, dit-il, il faut continuer le recrutement.
Les pseudo-membres de l'armée secrète
doivent monter des opérations de nuit contre les fellaghas de Krim car
il faut bien fournir quelques résultats! Alors on monte des embuscades
bidons en accord avec le chef kabyle. On échange des coups de feu
soigneusement tirés en l'air pour que le bruit des accrochages parvienne
aux oreilles des sentinelles des postes militaires de la région. Les
hommes de Hachiche brûlent beaucoup de cartouches. Il s'en tire en
réalité beaucoup moins. La différence passe directemeez à Krim. Lorsque
se développe le mouvement, des armes de guerre sont données aux maquis,
en attendant que toute l'armée secrète, la force K comme on l'appelle
maintenant à Alger, regagne en bloc les rangs de l'A.L.N. Mais de temps
en temps, il faut laisser quelques morts sur le terrain pour «faire
vrai» ; les rebelles emportent toujours leurs blessés. Ce sont les
prisonniers M.N.A. des «troupes» de Bellounis qui vont faire les frais
de la mise en scène «réaliste». On a abandonné ainsi quelques cadavres
de M.N.A. fraîchement tués. Des hommes originaires de régions éloignées
pour qu'aucun villageois kabyle ne puisse les reconnaître lorsqu'on
expose leurs cadavres sur la place du village. Car maintenant
l'opération « force K-Oiseau bleu » est grandiose. Plus de six cents
hommes sont armés, équipés. C'est le succès en Kabylie. Au Gouvernement
général évoque même le «dernier quart d'heure». En effet, Krim, qui
s'occupe de plus en plus d'Alger, a suspendu toute opération dans sa
zone. Chez Amirouche, en basse Kabylie, on se bat, dans l'Aurès, on se
bat, dans l'Algérois, on se bat. En Grande Kabylie rien. A part quelques
poteaux sciés et quelques «traîtres» abattus. L'opération armée secrète
marche à fond. Cela marche tellement bien qu'un certain sentiment de
suspicion saisit les compagnons de Krim Belkacem.
Abane et Ouamrane trouvent cela bizarre.
Krim a beau raconter son histoire avec preuves à l'appui, cela semble
curieux. Car l'armée française ne fait aucun ratissage dans les zones et
les villages « contrôlés » par l'armée secrète. Si d'aventure une
patrouille passe par un de ces secteurs, les hommes de Zaïded ont des
papiers accompagnés d'un numéro secret à fournir au commandant de
l'opération. Et très vite l'opération est interrompue pour « ne pas
entraver la marche et le travail de l'organisation clandestine » A
Azazga, Port-Gueydon, Tizi et une partie de la région de Michelet sont
tenus par les 1 500 hommes de l'armée secrète. Car ils sont maintenant 1
500, armés d'une façon ultra-moderne. Aux mousquetons des débuts ont
succédé garants, MAT 49 et même fusils-mitrailleurs. Les résultats sont
probants pour Alger. Les «partisans» abattent de temps en temps un
«F.L.N.» (en réalité un messaliste) et surtout en Grande Kabylie, c'est
la paix! Pas un vrai combat !
Krim
a placé auprès de Zaïded un des hommes en qui il a le plus confiance.
Il s'agit de Makhlouf Mohamed, d'Aït-Ouanèche. C'est lui qui a le
contact direct avec les Français. C'est lui qui réclame des armes, des
munitions surtout. Car tout se fait maintenant sur une grande échelle.
C'est un commandant de la zone militaire de Tizi qui, à bord de sa 203,
apportera lui-même avec deux hommes « en mission secrète » des boîtes de
cartouches. Il dépose les colis à la porte même d'une maison isolée
d'Aït-Ouanèche où se trouve Krim Belkacem, qui le verra empiler les
caisses au bord du chemin. C'est une mission « top secret ».
L'état-major de Paris ne sait rien.
Zaïded est maintenant chargé de savoir
si Hachiche ne voudrait pas établir une liaison avec les messalistes de
Bellounis. La réponse de Hachiche apporte la confirmation que désiraient
les chefs F.L.N. : «Ne vous occupez pas de Bellounis, il travaille en
liaison avec le commissaire Gonzalès.» Ce que l'aventure extraordinaire
du «général» Bellounis confirmera au-delà de toute imagination.
Zaïded recueille d'autres confidences de
Hachiche qui, devant le succès de l'opération, se prend pour un chef de
guerre. Il pense, confie-t-il sous le sceau du secret à Zaïded, pouvoir
dans quelque temps se retourner contre ses anciens alliés et discuter à
son propre compte. Car le Gouvernement général, séduit par les
résultats obtenus, serait prêt à étendre l'expérience à toute l'Algérie!
Hachiche ne se sent plus d'orgueil, d'ambition. Il se voit déjà,
retournant ses troupes contre les Français, discuter d'une possible
indépendance! Quelques mois plus tard, Bellounis éprouvera lui aussi la
même tentation.
Mais l'affaire va se gâter. Sur deux
plans. D'abord du côté F.L.N. En août 1956, c'est le congrès de la
Soummam ou Krim est sommé par ses compagnons de «récupérer» ses troupes
et de lancer la Grande Kabylie dans le combat à outrance. L'affaire
pourrait mal tourner.
En suite du côté français, on commence a
avoir des soupçons sur cette minifique force K! Le remarquable
commandant de la Z.O.K. (zone opérationnelle de Kabylie), le général
Olié, est plein de méfiance devant cette opération des Services
spéciaux. Il veut contrôler directement la force K. Pour cela, on
Choisit un spécialiste des renseignements : le capitaine Hentic.
Spécialiste du noyautage de maquis en
Indochine, Hentic «goûte» du Kabyle. Il fait connaissance des commandos
force K. Il a des doutes sans être certain de rien.
Hentic
a analysé la situation. Si vraiment c'est un coup fourré, la bagarre va
être terrible: éliminer 1 500 hommes équipés et entraînés comme les
meilleurs éléments de l'armée française, et connaissant parfaitement le
terrain, ce ne sera pas du gâteau.
Il faut accrocher à tout prix pense
Hentic. La première nuit les hommes descendent trois maquisards en armes
sur lesquels ils sont tombés par hasard. Deuxième nuit: rien. Le vide.
Troisième nuit, ils arrivent dans une zone où leurs «amis» force K
devraient se trouver. Pourtant les hommes du 11e « choc » se font «
allumer ». Pas de dégâts. Ils contactent les forces K. «Oui, disent les
Kabyles de Zaïded, il y a une petite bande de fells dans le coin.»
Une petite bande! Le commando se fait accrocher de toutes parts.
Le
message est envoyé: « Sommes accrochés à plusieurs reprises. Région
prétendument pacifiée entièrement aux mains des rebelles puissamment
armés. On nous tire au F.M. »
- Pourquoi tirez-vous au F.M. dans cette région?
- Mais on ne tire pas. Ce sont les fells en face qui nous arrosent
- Pas possible. Il n'y en a presque plus et ils n'ont pas de F.M.
- Eh ! viens y voir, Ducon! » L'état-major du 11e intervient.
« Ça suffit. Essayez d'obtenir confirmation de ce que vous avancez et prévenez immédiatement Hentic et la 25e division alpine. »
Le lieutenant monte deux autres embuscades. Mêmes résultats. Plus de doute, la région est tenue par le F.L.N.! Retour immédiat.
Et
Hentic croit vivre un cauchemar. Les militaires classiques ne le
croient pas. Tous les rapports concordent: la région est débarrassée des
fellaghas. En outre, il est impossible que le F.L.N., s'il y en avait
encore, soit armé de fusils mitrailleurs. Hentic et son commando sont
mis à l'écart de l'opération. Ils font des opérations héliportées
parfaitement étrangères à l'opération K. Ils sont éjectés. Pas pour
longtemps. Fin août, on les rappelle d'urgence :
« Filez sur la route d'Azazga. Le 151e d'infanterie est tombé dans une embuscade.
- Alors il y aurait à nouveau des fells ? ironise Hentic.
- C'est peut-être les commandos K!»
L'armée
n'est plus très sûre de ses commandos kabyles, qui maintenant sont sans
cesse en opération dans le djebel! Les hommes du 11e «choc» arrivent à
la rescousse. Ils tombent sur le 151e. Dans quel état ! Ils trouvent
l'armée dans ce qu'elle a de plus horrible. L'armée dépassée, sans chef,
sans réflexes! Trente-cinq hommes sont au tapis. L'embuscade a
parfaitement réussi. C'est un sergent-chef qui a sauvé le reste de la
troupe. Trente-cinq morts! Les survivants sont démoralisés, tournent en
rond. Sur place, le commando Hentic trouve quantité de douilles de
mousquetons.
«Du mousqueton, ça ne vous rappelle rien ?»
Eh bien, malgré les trente-cinq morts, ça ne rappelle rien du tout: « C'est impossible que nos Kabyles aient déserté. »
Et
les forces K font plus fort, ils se proposent de passer devant. Ils se
font donner des armes supplémentaires, des cartouches et des fusées
blanches.
« Dès qu'on les repère, on tire la fusée blanche et vous arrivez. »
On attend. Les chasseurs alpins sont excités. On les tient. La fusée blanche. En avant.
Et
ayant soigneusement monté leur embuscade les hommes de la force K
ajustent les petits chasseurs qui, confiants, tombent dans le piège.
Quarante morts! Et pendant ce temps, le commando Hentic est à Tigzirt
sans rien faire. Sur l'ordre de la 25e division alpine!
C'est la fin des commandos K. Krim a donné à ses hommes l'ordre de
regagner en bloc les rangs de l'A.L.N. officielle. La décision a été
prise au congrès de la Soummam. Les forces K prennent le maquis dans la
forêt de Tamgout au moment où la 25e division alpine allaient les
équiper de mortiers! Avant de disparaître Zaïded et ses hommes révèlent
la supercherie à Hachiche et le suppriment de trois balles dans la
poitrine.
Les masques sont jetés, L'opération Oiseau bleu est fini.
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