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A l’occasion du 53e anniversaire du cruel et douloureux 13 mai 1959,
mes pensées vont vers ce jeune Algérien, martyr anonyme qui, par son
courage et son abnégation, avait défrayé la chronique en son temps, en
accomplissant au nez et à la barbe des maîtres à penser et des hommes de
main de l’ordre colonial, un acte de bravoure unique dans les annales
de l’histoire, tant par sa singularité que par son audace inouïe, et ce,
à quelques encablures du siège du Gouvernement général, (actuel Palais
du gouvernement), antre des services spéciaux français, de la police des
renseignements généraux et du fameux Service des liaisons
nord-africaines (SLNA) du non moins fameux colonel Schoen, fomenteur du
maquis «Belhadjste», plus connu sous le nom de «Kobus», sévissant dans
la région du Chélif.
Cette date célébrait, en effet, le premier anniversaire du 13 mai 1958,
qui fut à l’origine de l’effritement de la IVe République, dirigée par
le président René Coty (l’homme qui livra les premiers contingents de
condamnés à mort algériens à l’échafaud sans sourciller, Allah
yarhamhoum) et ouvrit grandement la voie «Royale» au général de Gaulle
pour la fondation de la Ve République.
Cette commémoration aux allures abracadabrantes, qui exhalait mauvaise foi et imposture manifeste, regroupa en cette journée printanière sur les mêmes lieux de «communion» que l’année précédente, des personnalités aussi bien politiques que militaires de premier plan, telles que les Delouvrier, délégué du gouvernement, les généraux Challe, Massu, l’amiral Auboyneau, le colonel Thomazo, dit «nez de cuir», Deunier, préfet d’Alger, Bouheraoua, président du Conseil municipal, Richardot, administrateur du Grand-Alger, Léon Delbeque, gorge-profonde de l’Elysée, ainsi que quelques milliers de nostalgiques de l’Algérie française venus des quatre coins du pays et des musulmans triés sur le volet, affiliés et encadrés par les officiers politico-militaires au sein des Sections administratives urbaines (S.A.U.) implantées dans les quartiers périphériques de la ville (émanation des fameux Bureaux arabes créés au XIXe siècle en Algérie) desquelles ils relevaient et auxquelles ils étaient tenus de déférer à leur moindre desiderata.
Cette masse de potiches autochtones était composée de gens dociles, à
épine dorsale souple et malléable à souhait, évoluant dans un univers où
la suspicion, la peur et la délation régnaient en maître du fait de la
diversité sociale et culturelle des individus intégrés dans le groupe,
anciens combattants des deux guerres mondiales, militaires et
fonctionnaires de carrière en retraite, les agents de diverses
administrations toujours en activité, dockers, manœuvres, journaliers
pour la plupart en chômage, dans l’espoir de décrocher un job, ou
d’autres encore, en rupture de ban avec la société ou ayant eu maille à
partir avec l’organisation du FLN, que les services du tristement
célèbre capitaine Paul Alain Léger et «ses bleus de chauffe» prenaient
en charge à l’occasion de chaque événement pour leur assurer le
transport, l’escorte et leur agglomération au sein de la foule
européenne une fois sur les lieux de la manifestation, pour faire bonne
mesure.
Puzzle machiavélique que même les sommités du théâtre classique
français de la trempe de Molière, Racine et Corneille ne sauront mieux
faire pour se garder de la scurrilité.
La cérémonie de recueillement débuta à l’heure fixée, sur un ton monocorde et crispé, la flamme à peine ranimée et le discours de Paul Delouvrier entamé, qu’un coup de théâtre se produisit, un jeune Algérien, surgi de nulle part, traversa subrepticement les mailles du dispositif sécuritaire très compact à cet endroit précis, sortit un drapeau qu’il détenait par devers lui, aux couleurs de l’Algérie combattante et le déploya en faisant face aux officiels français médusés par un acte d’une telle témérité. Il fut immédiatement maîtrisé par la police militaire et soustrait à la foule en ébullition qui tenta de le lyncher. Il venait de mettre à nu les pantalonnades de ces criminels sans vergogne et au simulacre de leur pseudo atmosphère de la fraternité retrouvée.
Sidérée et décontenancée à la fois par le camouflet subi par la classe dirigeante et sa smala à la suite de cette mésaventure politique, la presse algérienne de l’époque pourtant friande de scoops, relata timidement cet«incident» le lendemain, en prenant soin de le vider de sa substance et en ne lui consacrant que quelques lignes dans ses colonnes, à l’image du Journal d’Alger qui, lui, consacra en apostille de son compte rendu un minuscule encadré de quelques mots, «Drapeau non conforme, acte de provocation» comme s’il s’agissait d’un fait divers anodin, sans relief et sans rapport avec le combat mené par le peuple. Bien au contraire, il véhiculait un message clair et limpide facile à décrypter même pour les néophytes. Bravant le danger et sachant d’avance le verdict qui allait sceller son sort après l’accomplissement de son action héroïque, l’auteur de cet acte n’était a fortiori, ni un dépressif, ni un fanatique, ni un désespéré, mais un combattant de la liberté digne et calme qui voulait par son geste intelligent et sans violence signifier à Paul Delouvrier, délégué du gouvernement, et à la face du monde, que la politique menée par la France dans le cadre de la pacification n’était qu’un leurre de plus, car ne tenant pas compte des réalités algériennes, et n’aura par voie de conséquence aucune chance de survie, la marche de l’histoire étant irréversible, aucune force au monde, quels que soient son potentiel et ses capacités de nuisance, ne pourra annihiler la volonté d’un peuple déterminé à prendre son destin en main pour s’affranchir des forces du mal. Bien que la presse fût présente en force, aussi bien hexagonale qu’étrangère pour assurer la couverture médiatique de cette comédie burlesque, il est très difficile, en l’état actuel des choses et en l’absence de documents, de faire une analyse objective et d’affirmer si elle a été complaisante ou non dans le traitement de l’événement.
Ce travail d’investigation revient en premier ressort aux
professionnels de la plume, particulièrement aux historiographes. Ce
jeune héros dont l’identité n’a pas été révélée, qui n’avait en fait
revendiqué que le droit d’accès de son peuple à la lumière, pas à celle
fournie par l’énergie solaire dans un pays, qui n’en manquait pas
d’ailleurs, mais à celle de la liberté dont il se trouvait privé par les
scélérates lois hégémoniques imposées par un système odieux, fut mis à
l’ombre pour l’éternité, absorbé par les démons des ténèbres. Aucune
nouvelle n’avait filtré depuis lors sur son devenir, et ce n’est qu’au
mois de mars 2012, en feuilletant incidemment un livre de Hocine
Bouzaher, intitulé Les cinq doigts du jour, édité par la Sned, que j’ai
pu apprendre, à la page 195, sa fin tragique, survenue dans des
circonstances horribles et absolument révoltantes, peu de temps après
son interpellation. La nouvelle tomba comme un couperet.
D’après la narration succincte de l’auteur du récit témoin oculaire de
ce forfait, il fut mis à mort par les parachutistes de Massu, après
avoir subi de terribles épreuves de torture, et laissé à l’agonie avant
de rendre l’âme dans un réduit de la villa «Eclair», située au Boulevard
Telem1y, transformée en centre spécialisé de la torture.
Allah yarham chouhada, et que Dieu prête longue vie et santé à ceux qui
ont vécu l’enfer de cette épopée. En sa qualité de premier responsable
français de l’époque, Paul Delouvrier endossera entièrement la
responsabilité de ce crime abject devant l’histoire. Il a fait montre
d’une désinvolture sans commune mesure dans le traitement de ce cas
d’espèce qui relevait beaucoup plus des compétences de la justice que
des parachutistes, en laissant ce jeune périr de la manière la plus
cruelle entre les mains de ces nervis, ces zombies dignes héritiers des
hordes asiatiques «Blanche» et «d’Or» des temps primitifs.
Il manqua d’adresse et de magnanimité à son égard en bafouant les
règles édictées par les conventions internationales relatives à la
protection des prisonniers politiques. Il n’en avait cure.
Pourtant, ce jeune ne voulait en aucun cas attenter à sa vie
personnellement, ni à celle des autres, alors qu’il pouvait le faire
aisément s’il s’était armé de grenades et autres engins de mort, mais
telle ne fut pas sa mission.
En cautionnant sa mort, il avait montré par son arrogance sordide toute
la distance qui le séparait de cette noblesse française élevée dans la
pure tradition chevaleresque et qui a écrit les plus belles pages
d’amitié entre nos deux peuples en s’opposant de la manière la plus
énergique au colonialisme au péril souvent de sa vie.
Mes pensées à Georges Acompara, Fernand Iveton, Maillot, Laban, Timsit, Audin, Raymonde Peschard, Danièle Minne, Annie Steiner, Henri Alleg, Mgr Duval, l’Abbé Scotto, Frantz Fanon, les signataires du Manifeste des 121, Jeanson et son réseau, les déserteurs, insoumis et autres que cet espace ne peut malheureusement à lui seul contenir et énumérer leurs noms et leurs faits d’armes. En écourtant la vie de ce jeune et en faisant taire sa voix pour l’éternité, il a fait de lui un symbole à l’image de leur héros, en l’occurrence le jeune hussard, Joseph Bara, fait prisonnier en 1793 à Cholet (Maine-et-Loire) par les royalistes et assassiné pour avoir refusé de crier «Vive le Roi». Paul Delouvrier, cet enarque d’après-guerre, issu de l’Inspection des finances, grand commis de l’Etat et compagnon de la Libération, était proche du général de Gaulle, a été désigné par lui en qualité de délégué du gouvernement en septembre 1958 pour succéder au général Salan, n’était en la réalité qu’un militaire sans uniforme.
Il avait aux yeux de l’opinion la charge pour mener à bien le pseudo plan de Constantine, qui comportait des projets ambitieux pour sortir l’Algérie de son sous-développement, ce ne fut que pure manœuvre dilatoire, car c’est plutôt celui contenu dans le programme dit «Paix des braves» qu’il mit à exécution, élaboré le 23 mars 1959 par le secrétaire d’Etat, Giscard d’Estaing (1959-1962), sympathisant de l’OAS et futur président de la République (1974-1981), favorisant l’intensification de la lutte, sous toutes ses formes pour affaiblir l’adversaire et l’amener à déposer les armes sans conditions.
Pour ce faire, des opérations combinées de grande envergure, baptisées pompeusement «Oranie», et visant les zones refuges du Sud-Ouest du 6 février au 6 avril 1959, «Courroie» (Ouarsenis) du 18 avril au 19 juin, «Etincelles» ( Hodna) du 5 au 20 juillet, «Jumelles» (Kabylie)du 22 juillet 1959 à fin mars 1960, «Pierres précieuses» (Constantinois) 6 septembre au 9 novembre 1959, mobilisant une armada d’hommes et de matériels, sophistiqués, fournis en grande partie par l’Otan furent déclenchées par voie de terre, air et mer sans discontinuer, avec usage de méthodes qui dépassaient l’entendement.
Ce fut un remake des génocides perpétrés, à partir de 1830, sous les régimes du roi Louis Philippe et Napoléon III, par les généraux Pélissier, Saint-Arnaud, Damrémont, Valée, Mac-Mahon, etc. lors de l’invasion du pays qui durera plus de 50 ans et celles du 8 Mai 1945, sous le régime du général de Gaulle, à Sétif, Kherrata et Guelma (tableau non exhaustif) par le gouverneur général Chataigneau, le général Duval et le sinistre Achiarry, sous-préfet, où les actes de destructions massives, de terreur, de saccages, d’assassinats, de dévastation de villages, douars et maisons, de cheptels, d’arrestations et d’emprisonnements, de déportations, de disparitions, d’enfumades et d’immolations au four à chaux ne furent pas absents.
La répression n’a jamais été aussi manifeste et violente et son extension généralisée à l’ensemble du pays, pour atteindre le summum d’une telle horreur que sous son autorité. Il laissa le souvenir d’un bâtisseur de centres d’internement administratif pour tout individu valide ou simplement victime d’un délit de «Sale gueule», et ce, sans décision de justice, de camps de regroupements ayant abrité plus de deux millions d’âmes déracinées, appelés pudiquement «Villages de pacification», (un rapport établi à ce sujet par Michel Rocard, le 17 février 1959 à Alger, dans lequel il mettra nettement en évidence les conditions dramatiques d’hébergement et leur caractère inhumain est resté sans suite), des postes militaires avancés pour les forces armées régulières et supplétives, harkas et autodéfenses et de... cimetières musulmans.
C’est sur la base de résultats obtenus dans les circonstances sus-évoquées que le général de Gaulle poussa son outrecuidance, lors de son sixième voyage en Algérie, (première tournée des popotes), effectué du 27 au 31 juillet 1959, pour affirmer : «Moi vivant, jamais le drapeau FLN ne flottera sur l’Algérie.» C’est sur un même ton d’euphorie que le général Challe déclara à son tour que ce problème allait connaître bientôt son dénouement par la «voie militaire». L’intempérance de ce langage était la maxime qui dit que «le colonialisme est un mauvais élève».
Nous connaissons leur fin, front bas, sans gloire et sans panache, l’un en 1970 dans sa retraite de Colombey-les-Deux-Eglises et l’autre, en 1979, après avoir purgé une peine de prison pour complot contre l’Etat. Il demeure fort regrettable que l’histoire glorieuse de ce chahid qui a bravé l’ennemi dans son inexpugnable citadelle, en déployant sous son regard abasourdi le Drapeau de l’Algérie combattante, soit passée inaperçue sous les yeux de notre historiographie. Il fut le précurseur en quelque sorte du 11 Décembre 1960, qui vit le peuple algérien d’Ouest en Est et du Nord au Sud du pays reprendre comme un seul homme le flambeau pour narguer la soldatesque française durant une semaine entière au prix d’un lourd sacrifice, forçant l’admiration du monde entier, même parmi les irréductibles ennemis de notre cause.
Les banderoles, drapeaux et les youyous lancés par les femmes (sons acérés et mordants) étaient la panoplie des seules armes que les Algériens avaient utilisées pour exprimer leur désir ardent de vivre libres, ce qui a fait dire à un officier supérieur de l’armée coloniale que «la France venait de subir un Dien Bien Phu» psychologique. Ce qu’il avait «omis volontairement» de dire, c’est que la victoire était aussi militaire, puisque les armes n’ont jamais cessé leur crépitement. Fragilisée par les coups de boutoir assénés par l’ALN revigorée et les manifestations populaires qui se répétaient d’une manière cyclique, ainsi que par les dissidences devenues de plus en plus nombreuses d’extrémistes de son propre camp, la France prit conscience de la réalité algérienne et engagea des pourparlers avec le FLN qui ont abouti après d’âpres négociations à l’indépendance de l’Algérie le 5 juillet 1962.
A l’occasion de la célébration du cinquantième anniversaire de
l’Indépendance et la Journée nationale du moudjahid, je suggère aux
responsables que le chahid auteur de cette action historique soit
identifié (appel à témoins), glorifié et son nom immortalisé, aussi bien
sur un monument commémoratif érigé sur les lieux mêmes de son sacrifice
patriotique, que dans les manuels scolaires, ainsi que la récupération
de documents historiques, photographiques ou récits présentant un
intérêt documentaire le concernant, notamment auprès des agences de
presse filmées et écrites ayant assuré à l’époque la couverture de
l’événement, en vue de servir de preuves pour les générations à venir.
Gloire à nos Martyrs, santé et longue vie aux valeureux Moudjahidine.
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