.
C'est lors de la réunion quotidienne du 25 septembre 1956, que les membres du C.C.E. apprirent la mort de Zighout Youssef. La nouvelle avait été annoncée par Radio-Alger et confirmée par un émissaire envoyé en hâte à Alger par Ben Tobbal.Ben Khedda, chef de la nouvelle zone autonome d'Alger, n'avait pas, lui non plus, de très bonnes nouvelles à annoncer.
«La Casbah est en effervescence, expliqua-t-il. Depuis l'attentat de la rue de Thèbes, Yacef qui tient la population en main et qui vit dans son quartier comme dans une place forte, promet que le F.L.N. va venger les morts de la Casbah. Mais nous sommes le 25 septembre, l'attentat date du 10 août et la population gronde.
— Les attentats isolés ne suffisent plus, ajouta Ben M'Hidi
qui était chargé de l'action armée à Alger. Il faut réagir violemment.
D'autant que depuis l'arrestation de Bouchafa, Yacef est le seul des
commandos. Il ne faut pas que sa prise de commandement soit accompagnée
d'hésitations sur la forme que doivent prendre les représailles»
Et
le bruit avait couru que, le chef des terroristes arrêté (l'arrestation
de Bouchafa), c'en était fini des attentats à Alger. Puis l'explosion de la rue de Thèbes était venue entamer plus profondément le moral de la population musulmane.
«Il est temps de passer de nouveau à l'action, insista Ben M'Hidi. Bombes pour bombes!» Krim était opposé au terrorisme en ville.
«On
a besoin de calme pour travailler, dit-il. En outre, des bombes
aveugles montent encore plus l'opinion publique européenne contre nous.
— Si tu crois qu'elle ne l'est pas, rétorqua Ben M'Hidi,
tu te trompes. Et notre opinion publique algérien? Qu'est-ce que tu en
fais? Et puis l'insécurité à Alger peut être une arme qui nous servira
sur le plan de la politique internationale.»
C'était également l'avis d'Abane. Krim
dut céder et reconnaître que ses compagnons n'avaient pas tort. Ben
Khedda et Saad Dahlab se ralliant à la majorité. L'initiative fut donc
laissée à Ben M'Hidi. A 17 heures, Yacef reçut le feu vert de son chef.
«Tu peux passer à l'action.»
Depuis
que les hommes du 9e zouaves assuraient la sécurité dans la Casbah, il
avait fallu que Yacef prît de plus grandes précautions. Depuis la liquidation des hommes du «milieu» qui ne voulaient pas travailler pour le F.L.N., Yacef était recherché. Il ne quittait pratiquement plus la Casbah. C'était Ben M'Hidi, parfois Ben Khedda ou leurs agents de liaison qui lui apportaient les ordres. En outre, Yacef
jouissait d'une grande autonomie pour l'organisation de ses groupes.
Ils comptaient, ce en septembre 1956, environ 1 400 hommes, tous armés,
répartis sur tout le Grand Alger. Le chef de la Casbah -on peut
l'appeler ainsi car depuis le mois de juin Yacef
régnait en maître incontesté sur les habitants du quartier maure- avait
apporté un soin tout particulier à doter ses hommes de papiers en règle
car le capitaine Sirvent avait entièrement bouclé la Casbah; des tonnes
de barbelés infranchissables bloquaient toutes les rues et les ruelles
qui s'ouvraient sur les grandes artères où commençaient les quartiers
européens. Seuls une dizaine de passages permettaient de pénétrer dans
la Casbah, ou d'en sortir après avoir présenté ses papiers aux postes de
contrôle et s'être soumis à la fouille. Même si ni les contrôles, ni
les patrouilles, ni même les grands ratissages comme celui du 26 mai
n'avaient donné de résultat.
Yacef avait truffé la Casbah de caches très difficiles à déceler. Ali la Pointe,
qui, lors d'un séjour en prison, avait appris le métier de maçon, en
avait mis le modèle au point. L'enchevêtrement des maisons de la Casbah,
la pénétration facile de l'une à l'autre, les souterrains, les puits
désaffectés, laissaient mille possibilités;
Yacef et Ali s'étaient en outre ménagé trois caches secrètes, l'une au n° 3 de la rue Caton, l'autre au n° 4, la troisième 5 rue des Abderames.
Mais l'équipe à laquelle Yacef Saadi
apportait tous ses soins était celle des bombes. Le chef de la Casbah
résolut d'en faire un réseau totalement séparé de ses 1 400 hommes du
Grand Alger. En août 1956, sa seule source d'explosifs était constituée
par l'équipe du Dr Daniel Timsit et de l'ingénieur italo-tunisien
Giorgio Habib. Dès l'installation du C.C.E. à Alger, Yacef demanda à l'organisation politique d'Abane de rechercher des chimistes. Abane
passa l'avis de recherche en wilaya 4 où la plupart des étudiants
algériens d'Alger s'étaient engagés lors de la grève de mai 1956. Deux
hommes furent rapatriés à Alger : Taleb Abderrahmane, un étudiant en
chimie, et Bazi qui avait, paraî-t-il, quelques notions de manipulation
des explosifs.
Taleb Abderrahmane avait vingt-quatre ans. Yacef le trouva nerveux, instable, ne tenant pas en place. Il décida de l'installer dans" la Casbah, impasse de la Grenade, au n° 3.
Yacef voulait aussi apprendre à faire
des bombes, à les régler. Il profita donc des leçons de l'étudiant tout
comme les membres du réseau qu'il avait désignés pour cette tâche. Et
là, au fond de l'impasse de la Grenade, Yacef découvrit un autre Taleb.
Cet homme nerveux, fouineur, devenait paradoxalement décontracté
lorsqu'il fabriquait des bombes. C'est lui qui forma les premières
équipes de Yacef.
Toujours prudent, Yacef cloisonna ses réseaux «explosifs» comme il avait fait pour ses troupes «action».
Taleb fabriquait ses explosifs 3, impasse de la Grenade, et Daniel Timsit dans la villa de Birkadem.
Les corps de bombe étaient mis au point à El-Biar, dans la villa des Roses puis dans un garage de Saint-Eugène. Dès que Yacef utilisait un garagiste pour souder les corps de bombe, il l'isolait des réseaux action, lui faisait faire une journée de travail, puis le gardait en réserve, coupant totalement le contact.
Les mécanismes d'horlogerie étaient montés dans la Casbah. Marsani, qui était ébéniste, fabriquait dans la pièce à côté du laboratoire de l'impasse de la Grenade les boîtiers qui contiendraient l'ensemble explosif-corps-horlogerie. En septembre Taleb avait formé une dizaine de régleurs de bombes.
Yacef avait fait de Debih Chérif son adjoint direct chargé des explosifs.
Ils avait aussi connu deux étudiantes en
droit, Zohra Drif et Samia Lakhdari, pleines d'enthousiasme pour la
lutte que menait le Front contre le colonialisme français. Tout comme
Hassiba Bent Bouali, la jolie blonde, liaison de Timsit avec Yacef,
Zohra Drif et Samia Lakhdari pouvaient passer pour Européennes. Zohra
Drif était la fille d'un cadi de Tiaret. Blonde au teint très clair,
une robe élégante suffisait pour la faire passer pour une étudiante de
la rue Michelet. Samia Lakhdari était fille d'un cadi d'Alger, aussi
brune que Zohra était blonde. Aussi élégante.
Yacef, à l'arrestation de Bouchafa,
avait récupéré la précieuse Djamila Bouhired. Elle habitait elle aussi
impasse de la Grenade, chez son oncle Mostefa Bouhired, au n° 5.
Lorsque, le 25 septembre, Yacef Saadi reçut le feu vert de Ben M'Hidi, il était en possession d'un stock de bombes en parfait état de marche.
Ces bombes, il fallait maintenant les poser. Et la mission présentait beaucoup de risques. Il fallait d'abord sortir les explosifs de la Casbah, ensuite les poser en quartier européen. Yacef et Ben M'Hidi avaient en outre choisi des objectifs en plein centre d'Alger: la Cafétéria et le Milk Bar et le hall d'Air France.
Yacef eut l'idée d'employer trois filles. Toutes jolies, d'un milieu bourgeois, élégantes, elles passeraient facilement pour des Européennes. Leur beauté et un peu de «savoir-faire» leur permettraient de franchir sans encombre les barrages de sortie de la Casbah.
Le 30 septembre 1956 à 16 heures, Zohra Drif, Samia Lakhdari et Djamila Bouhired, voilées, étaient au rendez-vous fixé par Yacef.
Yacef les attendait. Il n'avait pas voulu leur annoncer à l'avance leur mission.
«Voilà,
aujourd'hui à 18 heures, vous devez poser trois bombes à Alger. Dans le
centre. C'est la première fois que nous posons des bombes, mais c'est
notre seul moyen de nous faire entendre. Sans quoi jamais on ne prendra
notre révolte au sérieux.»
Yacef, voyant les filles très émues, poursuivit :
«Voilà ce que j'ai vu rue de Thèbes, le 10 août...»
Et il raconta les décombres, les enfants morts, les gémissements.
«Si cela peut vous aider, pensez-y. Maintenant, montrez-moi comment vous êtes habillées. »
Les
trois jeunes filles se dévoilèrent. Le haïk enlevé, Djamila apparut en
robe légère imprimée, Zohra en pantalon, la poitrine moulée par un pull à
côtes, Samia portait une robe de toile bleu ciel très simple. Chacune
avait un sac de plage. Yacef
leur tendit trois boîtes en bois. Les bombes cylindriques étaient assez
encombrantes et représentaient en volume. Elles étaient enfermées dans
des boîtes en bois verni. Les filles les enfournèrent dans leur sac et
disposèrent par-dessus un maillot de bain, une serviette de toilette et
de l'huile solaire.
«Voilà, mes sœurs. Votre premier rendez-vous est
place du Gouvernement. Une voiture vous attend au coin de la rue
Bab-el-Oued. " Il vous conduira à Bab-el-Oued où je vous retrouverai. Il
faut y aller. »
Les trois jeunes filles sortirent. Elles
empruntèrent chacune un poste de contrôle différent pour quitter la
Casbah. Un sourire, une plaisanterie avec les soldats suffirent.
A 17 h 30, le système d'horlogerie est régelé sur 18 h 30, Yacef qui avait revêtu une tenue de postier pour sortir de la Casbah indiqua à chacune l'endroit où elle devrait poser son engin.
«
Samia: La Cafétéria. Djamila: le hall du Maurétania. Zohra: le Milk
Bar. Attention! précisa-t-il ; elles doivent exploser à une minute
d'intervalle à partir de trois points d'Alger. Il faut du sang... il
faut que ça crie...»
Les trois jeunes filles le regardèrent, étonnées. Elles n'avaient pas l'habitude de voir Yacef si violent. «Comme à la rue de Thèbes», ajouta-t-il en les embrassant.
Zohra avait payé sa glace au garçon. II fallait qu'elle se lève. Sans un geste pour le sac qui resterait sous la table. «Et puis c'est la guerre, pensa-t-elle. S'ils me prennent, ils n'auront pas de pitié.» Elle sortit d'un pas ferme après avoir regardé l'heure à la pendule du Milk Bar. 18 h 20. Dans 10 minutes...
Samia
Lakhdari s'était fait accompagner par sa mère. Toutes deux habillées à
l'européenne avaient bu un coca au bar de la Cafétéria, rue Michelet,
juste en face des facultés. Samia avait voulu que sa mère l'accompagne
car elle ne se sentait pas la force de répondre à qui l'aurait sans
doute abordée. Une jolie fille, seule, dans le bar d'étudiants le plus
populaire d'Alger avec l'Otomatic, ne le restait jamais très longtemps.
Quelques couples dansaient en riant.
Samia laissa glisser le sac de plage le long du tabouret du bar. Sa mère détourna les yeux.
« Allons-y. » Quand Samia et sa mère sortirent de la Cafétéria la montre de la jeune fille marquait 18 h 25...
Les
deux bombes explosèrent à 18 h 35. Les lourdes glaces du Milk Bar
volèrent en éclats meurtriers, hachant la foule tranquille qui savourait
son dimanche. Ce fut une panique épouvantable. Dans la fumée, les cris,
le sang, les consommateurs se précipitèrent à l'extérieur abandonnant
sur le sol plus de soixante blessés. Ce jour-là, douze personnes furent
amputées. Deux allaient mourir bientôt. La petite Nicole, douze ans, eut
un bras sectionné par un éclat de glace. Les médecins désespéraient de
sauver la jambe de son père.
« Treize ans, dix-huit ans, vingt ans,
douze ans, huit ans, douze ans, douze ans. Quel gâchis ! » dit le
commissaire central, en compulsant l'identité des blessés.
La nouvelle, comme une traînée de poudre, se répandit sur Alger qui ce dimanche.
Dans
la Casbah les hommes du F.L.N. parcoururent les ruelles obscures : «
Vous êtes vengés. Le F.L.N. a fait payer l'attentat de la rue de Thèbes.
Restez vigilants. La bataille ne fait que commencer. Il faut faire
confiance au F.L.N. Ce soir vous en avez la preuve. »
Cette fois, l'épouvantable engrenage était bien en marche.
La bombe du Maurétania fut retrouvée intacte. Kouache, qui réglait ses premiers explosifs, avait mal effectué son branchement.
Les barrages se multiplièrent. Les
experts avaient établi que les détonateurs des bombes du 30 septembre
étaient au fulminate de mercure et que la préparation de ce produit
laissait des traces sur les doigts. Aux barrages, on examinait
maintenant les mains de tous les hommes. C'est ainsi que Ben Sadok,
locataire de la villa de Birdakem où il aidait Timsit à fabriquer les
explosifs, fut arrêté. Torturé, Ben Sadok avoua tout ce qu'on voulait.
Oussedik Boualem prévint à temps Samia Lakhdari et Daniel Timsit. Ce
dernier chercha refuge dans un appartement de la rue Mizon. Il avait
oublié que Giorgio Habib en connaissait l'adresse. La 1ère brigade de
police judiciaire, après avoir arrêté Ben Sadok, s'empara de l'ingénieur
italien qui donna toute une série d'adresses.
Oussedik Boualem
échappa de justesse à la police en pleine Casbah. Les groupes de Yacef
le récupérèrent chez un cordonnier où il faisait semblant de coudre un
sac pendant que les patrouilles fouillaient le secteur et le magasin. Si
Mourad et Hassiba Bent Bouali vinrent le chercher et le conduisirent
chez Hafaf, un restaurateur dont Yacef
avait fait son responsable de (liaison et renseignement). Oussedik
Boualem devait quitter définitivement Alger pour rejoindre la wilaya 4.
Le 10 octobre, la villa des Roses, à El-Biar, où Taleb
avait installé un nouveau laboratoire, explosa littéralement. Cette
fois Kouache, le régleur, avait eu la main malheureuse en réglant un
stock de bombes. On ne retrouva de lui que quelques débris sanglants.
Bazi, qui travaillait dans la cave, réussit à se sauver.
L'arrestation
de Daniel Timsit, son appartenance au P.C.A. relancèrent le problème de
la participation des communistes à la révolution. L'enquête menée à la
suite des attentats du Milk Bar et de la Cafétéria avait établi que
c'étaient des femmes européennes qui avaient posé les sacs de plage. La
P.J. avait immédiatement conclu à la participation de communistes,
doutant que des Arabes puissent fabriquer ces bombes. L'arrestation du
Dr. Timsit confirma cette hypothèse. La chasse aux communistes devint la
principale préoccupation de la police. C'en était fini de la relative
tranquillité des Européens du F.L.N. Il fallait redoubler de
précautions.
Yacef
récupéra Hassiba Bent Bouali qui restait seule à Alger après le
démantèlement du réseau Timsit. Il n'était pas fâché que les communistes
«portent le chapeau» dans l'affaire des bombes. Ça lui laissait un
moment de répit avant la prochaine action.
Le troisième coup annonçant la «bataille d'Alger» venait d'être frappé.
Il
allait encore se produire en Algérie un certain nombre d'événements
d'importance avant qu'une bataille sans merci opposât dans la capitale
algérienne les réseaux de Yacef, dirigés par le mystérieux C.C.E., aux parachutistes de la 10e D.P.
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