Une période dite transitoire, prévue par les Accords d’Evian, s’étalait du 19 mars 1962, date de la proclamation officielle du cessez-le-feu, au 3 juillet 1962, date de la proclamation officielle des résultats du référendum, au cours duquel 99% des Algériens s’étaient prononcés pour l’indépendance.
De mon point de vue, ce référendum était voulu par le gouvernement français pour prouver à son peuple ainsi qu’à ses alliés qui l’avaient aidé militairement, que l’Algérie avait recouvré son indépendance grâce à la consultation du peuple. Car une superpuissance comme la France, aidée de surcroît par les forces alliées de l’OTAN, ne pouvait pas se déclarer vaincue par la force des armes d’un peuple asservi durant 132 ans. Pour gérer cette période, il fut désigné un exécutif provisoire, composé de trois personnalités neutres du côté algérien, trois autres personnalités neutres du côté français, cinq membres du FLN ; cet exécutif était présidé par Abderahmane Farès et installé à Rocher Noir (aujourd’hui Boumerdès) au mois d’avril 1962, avec pour mission essentielle d’assurer la continuité de l’administration, le maintien de l’ordre et la préparation matérielle du référendum.
Cette institution ayant, entre autres missions, le maintien de l’ordre, elle disposait d’une entité militaire appelée «force locale» composée de goumiers et d’éléments du contingent d’Algériens appelés sous les drapeaux français. Elle devait exercer ses missions en relation avec ce qui restait de la police locale et l’appui de l’armée française. En réalité, l’ordre n’était pas maintenu, notamment dans les villes. L’OAS continuait de frapper. Cette organisation terroriste constituée de pieds-noirs et de déserteurs de l’armée française appliquait la politique de la terre brûlée. Elle assassinait des personnalités et détruisait immeubles, magasins, café et édifices publics au moyen de bombes au plastic à retardement. Même les places publiques n’étaient pas épargnées.
Toutes ces actions destructrices se passaient sous l’œil bienveillant de l’armée française. La communauté européenne s’affolait et prenait ses valises pour se rapatrier outre-mer, en abandonnant tous ses biens. Ces biens constituaient le socle de l’économie du pays : les meilleures terres agricoles, des unités industrielles, des commerces et autres édifices immobiliers, qui ont été déclarés par la suite biens vacants par les autorités algériennes.
Paralysie totale
Par ailleurs, les fonctionnaires de l’administration et des établissements publics, qui représentaient la majorité de leur effectif, fuyaient eux aussi leur postes pour se rendre en France. A l’entreprise de destruction des biens par l’OAS s’ajoutait le vide laissé dans l’administration. Dans le pays, il ne restait que ruine et désolation. C’était la paralysie totale. Devant tous ces faits abominables, l’exécutif provisoire avait affiché son impuissance. Des opportunistes avaient profité de cette situation d’anarchie pour s’accaparer de biens abandonnés par les Européens. Certains d’entre eux avaient passés des contrats notariés pour consacrer leur acquisition, de ces biens au mépris des directives données par l’ALN/FLN interdisant toute transaction.
Le prix payé à l’Européen était dérisoire par rapport à la valeur réelle du bien. Etant résolus à partir, ils étaient bradaient leurs biens à n’importe quel prix.Dans le même temps, des divergences au sommet entre le FLN/ALN et le GPRA étaient visibles. Les Accords d’Evian ont rencontré beaucoup de difficultés dans leur application tant du côté ami que du côté ennemi. En ce qui concerne les aspects purement militaires, il était stipulé que ces derniers, de quelque camp qu’ils soient, devaient se fixer là ou ils se trouvaient à la date du cessez-le-feu soit au 19 mars 1962 à minuit. Il nous a été signalé, çà et là, quelques bavures de moindre importance, tant du côté de l’armée française que de notre côté. On a enregistré également quelques dérapages dans des villages qui s’étaient soldés par le lynchage de harkis reconnus coupables d’assassinat de citoyens pendant la guerre.
Devant cette situation dramatique et dans le souci du maintien de l’ordre ô combien fragile, nous avons dû intervenir pour arrêter l’effusion de sang qui coulait depuis plusieurs années déjà. Le commandement de la Wilaya III étant informé, ordre nous a été donné d’arrêter tous les harkis, pour préserver leur vie d’une part, et de les faire juger par l’Etat algérien d’autre part. Cette délicate opération ne s’était pas déroulée sans difficultés. Au moment de leur arrestation, certains harkis, pris de panique, tiraient avec une arme à feu sur les djounoud venus pourtant les sauver de la vengeance de leurs concitoyens. Un incident de ce type s’était produit malheureusement au village d’Aït Lahcen (Ath Yenni) qui a coûté la vie au jeune Mokrane, notre secrétaire de région.
Lynchage de harkis
Au fur et à mesure de leur arrestation, les harkis étaient rassemblés au Camp du Maréchal (Tadmaït actuellement), pour être transférés ensuite vers la prison d’El Harrach dans l’attente de leur jugement. La transition au Camp du Maréchal ne s’était pas passée comme nous le souhaitions. A l’insu des responsables du camp – j’étais l’un d’eux –certaines de leurs victimes ont pu accéder à l’intérieur pour se venger. Ces forfaits étaient rendus possibles par la complicité de certains gardiens. Quand nous nous sommes rendu compte de ces actes, nous avons précipités leur transfert vers la prison d’El Harrach. Au lendemain du cesser le feu, les populations civiles réfugiées en sol tunisien sont rentrées au pays.
Profitant de cette occasion, un certain nombre de djounoud de la Wilaya III, déguisés en civils, se sont infiltrés pour rejoindre la Kabylie. Tous les prisonniers furent libérés en vagues successives, sur plusieurs semaines. Parmi eux, des djounoud faits prisonniers au combat ont rejoint nos unités, qui venaient d’ailleurs d’être restructurées. Au fur et à mesure que les soldats français quittaient les villages, les populations défonçaient d’abord les barbelés qui les encerclaient puis, se sentant libres, sortaient en foule à travers les champs qui étaient, la veille encore, des zones interdites. C’était le déchaînement. Depuis plusieurs jours, la Kabylie était en fête. Les populations enthousiasmées accueillaient les moudjahidine en héros.
Plusieurs jeunes étaient venus nous demander avec insistance leur recrutement au sein de nos unités. Nous avons choisis parmi eu, des éléments proches des moudjahidine qui ont été intégrés dans nos unités. Ils ont rempli honorablement leur tâche. Pendant ce temps, des opportunistes de tous bords cherchaient à approcher des responsables dans le but de prendre des postes au sein de l’administration ou bénéficier d’un intérêt économique quelconque. D’autres se ruaient sur les biens mobiliers et immobiliers abandonnés par les Européens.
Zones interdites
Ils s’en sont accaparé, durablement d’ailleurs. Certains allaient jusqu’à se faire délivrer des actes pour justifier la soi-disant transaction. Tandis que la majorité des Algériens, qui n’avaient d’ambition que l’indépendance du pays, criaient haut et fort «Vive l’Algérie».
A la même époque, on racontait une anecdote : des voleurs se mêlaient aux foules enthousiastes pour les alléger de leurs portefeuilles, puis criaient le mot «Qassamen» pour se partager le butin. Ce refrain de l’hymne national était répété à longueur de journée par toute la population. Toutes les troupes des postes avancés de l’armée française durent rejoindre leurs garnisons implantées dans les villes. Les unités reconstituées de l’ALN prenaient leur place. Les quelques djounoud venus des frontières étaient, quant à eux, intégrés dans nos unités pour être ensuite affectés dans des centres d’instruction. Tel fut le cas du jeune Bay Saïd, promu au grade d’aspirant et affecté au centre d’instruction de Tadmaït en qualité d’instructeur. Sa dernière affectation que je connais était chef de la 1re Région militaire avec le grade de général.
Référendum
Les officiers, membres du comité de notre région, avons été désignés chacun dans un secteur, avec pour principales missions de veiller au respect du cessez-le-feu, au maintien de l’ordre, à la discipline et, de manière générale, pour encadrer les populations qui déferlaient de partout pour manifester leur joie afin d’éviter tout dépassement. Notre PC fut installé au village de Taourirt Mokrane (Ath Yenni). Une autre mission et pas des moindres nous avait été confiée : assister les émissaires de Rocher Noir venus faire campagne pour le référendum d’autodétermination. Dans ce cadre, nous avions reçus maître Djender, avocat, avec qui nous avons fais la tournée des villes et villages. Lors des rassemblements des populations, je prenais la parole moi-même, d’abord, pour présenter l’émissaire de l’exécutif provisoire.
Une fois la campagne terminée et le référendum passé, M. Djender avait eu droit à une prime de campagne, selon nos informations, d’un million de francs ! Tandis que mes compagnons d’armes et moi-même, percevions toujours la solde de 5 francs par mois... En réalité, la campagne électorale avait été faite par les moudjahidine, les seuls en lesquels les populations avaient confiance ; cela a été constaté à l’occasion des rassemblements populaires. De l’autre côté des frontières, des divergences idéologiques entre les responsables politiques du FLN, le GPRA et l’état-major de l’Est (l’armée des frontières) éclataient au grand jour, non sans se répercuter sur l’intérieur. Après l’échec du Congrès de Tripoli, ils entamèrent une course effrénée pour la prise du pouvoir. On entendait parler du groupe de Tlemcen dont le chef de file était Ahmed Ben Bella, du groupe de Tizi Ouzou, à sa tête Krim Belkacem, chacun cherchant l’appui des responsables des wilayas et la sympathie des populations.
Le tout-puissant état-major de l’Est, commandé par le colonel Houari Boumédiène, s’était rangé du côté d’Ahmed Ben Bella. Les wilayas III et IV, elles, soutenaient le GPRA. Les hauts responsables du FLN de l’extérieur, qui s’étaient formés en clans, se sont introduits chacun dans sa région natale pour demander l’appui de l’ALN de l’intérieur et des populations. En ce qui nous concerne, nous avons eu l’honneur d’accueillir si Krim Belkacem, membre du GPRA et chef de la délégation du FLN aux négociations d’Evian. Au mois de mars 1962, à quelques jours seulement du cessez-le-feu, Si Krim, accompagné de certains responsables du FLN, s’est rendu dans la Wilaya III pour la tenue d’une première réunion avec les officiers de l’ALN de cette région. Le colonel Akli Mohand Oulhadj, surnommé Amghar, chef de wilaya, avait convoqué ces derniers pour y participer. A cette occasion, Krim Belkacem a porté à notre connaissance les tenants et les aboutissants des divergences qui opposaient les différents responsables au sommet du FLN. Cette réunion s’est tenue à Boghni. Nous étions les hôtes du maire de la ville, seul susceptible d’accueillir un nombre de personnalités aussi important dans des conditions acceptables.
Etoile sur chaque épaule
Certains moudjahidine et une partie de la population, n’ont pas vu d’un bon œil le fait que se soit le maire qui invite les héros de la Révolution, dans son bastion. Pendant ce temps, les populations de la ville et de tous les villages environnants se rassemblaient sur la place de Boghni, attendant l’apparition de Si Krim. Après le repas de midi, nous nous sommes dirigés vers la place ou était érigée une esplanade à l’intention des invités de cette localité, pour une prise de parole. Le premier discours fut prononcé par Si Krim durant plus d’une heure, suivi par Si Mohand Oulhadj qui a clôturé ce rassemblement.
Dans notre région se trouvaient deux grandes garnisons de l’armée française, l’une à Draâ El Mizan, l’autre à Boghni. Nous avions reçu instruction de les occuper avant leur évacuation par les Français, et ce, après un accord préalable passé avec les commandants des garnisons concernées. Nous étions, moi et l’aspirant Sahnoun Abdallah, choisis pour prendre la relève des éléments de l’armée française. J’ai été désigné pour la garnison de Draâ El Mizan et Si Abdellah pour la caserne de Boghni. Avec un groupe de djounoud, je me suis rendu dans cette garnison pour la prendre définitivement en charge. Vêtu d’un treillis neuf, une étoile sur chaque épaule, accompagné d’un groupe de djounoud, nous marchions vers la caserne. Arrivés au portail d’entrée, nous fumes accueillis par une section, commandée par un colonel, qui nous a rendu les honneurs.
C’était un geste qui m’avait marqué pendant longtemps. Sans tarder, nous passâmes à la passation de services. Après avoir passé en revue les matériels existants, un inventaire fut arrêté, le procès-verbal dressé et signé par les deux parties. Nous avons procédé ensuite à l’inspection d’une compagnie de la force locale que nous devions prendre en charge, en application des Accords d’Evian. La liste de cette compagnie faisait ressortir un effectif de près de 150 hommes. L’inventaire des matériels, quand à lui, était constitué d’armement léger et de fusils de chasse, de mortiers de 60 et de 80 m/m, de canons de 57 m/m, de véhicules de transport de troupes (camions, jeeps).
Divers produits d’hygiène corporelle étalés sur des étagères du foyer ont également été pris en charge. Une fois les opérations d’inventaire terminées, un procès-verbal de passation de services fut conjointement signé. Ceci étant, après un échange d’adieux, le colonel français et un groupe de soldats montèrent dans une jeep et un camion à destination de Tizi Ouzou. C’est ainsi que les derniers soldats français quittèrent définitivement notre région. Immédiatement après avoir pris possession de cette garnison, nous avons descendu le drapeau français et levé le nôtre à sa place.
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Salah Ouzrourou : officier de l’ALN
Alger, juillet 62
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