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Dans L’amour, la fantasia, l’écriture amoureuse dans la langue française, langue héritée du père, est présentée comme un espace de liberté problématique. En général, pour une femme arabe, l’écriture doit se confronter à plusieurs limites d’origine culturelles : d’abord, l’interdiction de prendre la parole en tant qu’individu ; ensuite, l’interdiction d’écrire en tant que femme ; enfin l’interdiction de parler d’amour. L’écriture qui dit l’amour et le désir sera en effet celle qui aura le plus de mal à se déployer dans son œuvre.
Assia Djebar a souligné à maintes reprises son impossibilité à exprimer les mots de l’amour dans une langue étrangère imposée par le colonisateur. Toutefois, il y a, outre la langue, un autre élément à considérer : le rôle du père dans l’éducation de sa fille et, en particulier, le rôle du père en tant qu’instituteur arabe qui enseigne le français et s’oppose à la violence de la colonisation. Dans le texte de la fille, la figure du père-juste domine toutes les autres, mais en même temps se confond avec celle du père-loi. En tant que père-juste, il est le sauveur, celui qui la libère du harem en la faisant étudier. Il est aussi le guide, le maître, en raison de l’intégrité que lui confère son emploi d’instituteur arabe en français, langue que la narratrice apprend comme une arme contre le colonisateur dans une certaine mesure. En tant que père-loi et malgré sa modernité, il est souvent identifié par la fille à un père-interdit qui la protège du regard du colonisateur et s’occupe de sa moralité en accord avec les règles plus traditionnelles de la société patriarcale arabe. Dans ce cas, il se constitue en tant que figure limite : limite soit à l’expression de ses émotions, soit à une écriture amoureuse.
On trouve alors, d’une part, une langue écrite étrangère, le français, qui a été substituée à la langue maternelle et qui ne lui permet pas l’expression de mots d’amour tandis que, d’autre part, cette langue a été transmise par le père, "l’instituteur indigène" pour élèves indigènes, qui ne cache pas son opposition au système colonial (Vaste est la prison, 266). En outre, il se confond avec l’interdit, pour la narratrice à la fois enfant et adolescente, de toute expression de l’amour et de l’intimité. A l’ambiguïté de la langue, s’ajoute celle des deux images paternelles. Celle du père progressiste et celle du père arabe traditionnel. Cette ambiguïté se reflète ensuite dans le choix de la narratrice adolescente de ne pas écrire sur l’amour en français, car l’ombre du père juge de son indécence plane encore. La première lettre amoureuse, reçue par la narratrice, déchirée par le père, puis reconstituée par elle-même, symbolise la lutte contre l’ombre du pouvoir patriarcal et de l’interdit qui transcende le père réel et est assimilé par la fille dès sa naissance. En même temps, en acceptant la punition de son père, la narratrice comprend le danger d’une écriture amoureuse et commence à écrire loin du "je," sans dévoiler aucune émotion personnelle. Afin de comprendre les raisons multiples qui lui interdisent une écriture sur l’amour, il convient de s’intéresser brièvement à la relation qui unit la femme arabe à l’écriture, en général, puis, en particulier, à la narratrice tiraillée entre la langue française et sa langue maternelle. Il s’agira ensuite d’analyser le double rôle du père dans la mémoire de la fille, pour comprendre sa lutte et ses difficultés. Pour ce faire, nous aurons recours à L’amour, la fantasia, et Vaste est la prison, ainsi qu’à un épisode autobiographique de l’Ombre Sultane intitulé "La Balançoire."
Dans la culture arabo-musulmane, au delà de la différence sexuelle entre les femmes et les hommes, la possibilité de parler de soi en utilisant le "je" est une conquête récente. Jean Déjeux, dans La littérature féminine de langue française au Maghreb, intitule le chapitre quatre de son livre : "Que Dieu nous protège du mot ’je’ [1] ! Il fait remonter ce changement dans la littérature arabe à l’impact des civilisations française et anglaise sur le monde arabo-musulman. Toutefois, il souligne la persistance de l’étrangeté du concept du "je" dans le texte [2]. Déjeux poursuit et explique que le récit autobiographique aussi, "est un phénomène récent, aussi bien dans le monde turc qu’arabe. [. . .] L’intrusion étrangère - la fitna - a entraîné pertes et ruptures, a bouleversé les sociétés, a déstabilisé les individus et les a obligés à émerger dans leur personnalité." Dans la société maghrébine,
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L’important est de voiler l’intime et le sentimental pour montrer uniquement la virilité masculine. Celui qui se singularise paraît oublier le "nous" et donner l’impression de se séparer du groupe, en encore de la Oumma, la mère islamique ; il sort de la fusion maternelle, là où se trouve le salut collectif et individuel, dans une chaude solidarité. L’exil, la sortie, la séparation d’avec "les frères" c’est le départ vers les ténèbres, la perdition (amjah, disent les Kabyles) vers l’Occident (la ghurba, la division et la séparation ne peuvent être que l’œuvre de Satan le diviseur) [. . .]. L’émergence du "je" est somme toute une fitna, une épreuve : dissension dans le tissu unitaire de l’identité nationale, surtout autrefois durant le temps de la colonisation et du combat contre celle-ci. Le "je" de nombreux écrivains du Maghreb est donc en fait un "je-nous" [3]. Le "nous" caché dans le "je" est opposé au "nous" de l’Occident. Il y a "nous" et les autres. [. . .] Même quand le romancier dit "je", il ne fait pas abstraction de l’identité fondamentale maghrébine. Il s’affirme comme personne, mais située politiquement et culturellement. (66-7)
Par ailleurs, Gafaiti traite de la transgression fondamentale d’une femme arabe qui écrit et prend aussi en considération la valeur de cette violation. Il souligne comment, au commencement, s’installe la relation entre l’écriture et le corps du nouveau né, dans la culture arabo-musulmane,
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[. . .] in Arab-Muslim culture, the body, from birth, is textually given. Thus a newborn child, sipping from a bowl of water infused with scripture (traced with a vegetal ink), literally drinks sacred passages from the Koran. Lacan has allowed us to interpret this ritual in a new way. According to him, because social norms are based on Law (or the rule of the father), and because social power is always naturalized in writing, this rite of passage marks the infant’s status as object of the father’s law. Girls and women who seek to challenge these convenctions, who see themselves as agents of power rather than as objects of paternal law, are able to do so through their mastery of writing. [. . .] The woman who writes carries out two simultaneous transgressions : she gains access to the world that men attempt to reserve for themselves, and she acquires the power to operate the sign instead of being its object. In this sense, Djebar’s work is an exemplary expression of the problematic relationship between woman and writing. If the man-writer is confronted with what he has to say, the woman-writer is confronted with, besides that difficulty, the fundamental transgression constituted by the very act of writing. [. . .] As in the myth of Prometheus, to write, for the woman, is to steal words, to tear them from social rule, from the masculine grasp. It is therefore through writing that AssiaDjebar asserts her freedom. ("The Blood of Writing" 813)
La tension entre la langue française et la langue maternelle revient, sous différentes formes, dans les œuvres autobiographiques, où la narratrice analyse son passé afin de mieux se comprendre. Dans Ces voix qui m’assiègent ...en marge de ma francophonie, en particulier, elle décrit la raison qui l’a poussée vers une écriture d’introspection autobiographique dans L’amour, la fantasia,
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La raison de cette décision ? Je découvris un jour que, jusqu’à cet âge certain, je n’avais jamais pu dire des mots d’amour en français... Bouleversante constatation : pourquoi cette impossibilité ? Je n’en savais rien : livrée ainsi à cette quête de moi-même - ou, plus exactement, quête de moi, mais aussi quête de la langue française en moi - , j’ai pris ma plume. Pendant deux ans, je me suis plongée, de plus en plus totalement, dans cette auto-analyse, moi comme femme, également comme écrivain - et ce "dit de l’amour" qui se bloquait mystérieusement ! (107) [8]
L’aphasie amoureuse se développe comme forme de résistance à ces mœurs qui, à ses yeux, détruisent la vraie signification de l’amour. Une forme d’abstinence et de reniement émotionnels prend le dessus. L’intimité du couple, rendue publique, anéantit l’amour et sa qualité véritable : celle de rester secret et innommable,
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"Pilou chéri", mots suivis de touffes de rires sarcastiques ; que dire de la destruction que cette appellation opéra en moi par la suite ? Je crus ressentir d’emblée, très tôt, trop tôt, que l’amourette, que l’amour ne doivent pas, par des mots de clinquant, par une tendresse voyante de ferblanterie, donner prise au spectacle, susciter l’envie de celles qui en seront frustrées... Je décidai que l’amour résidait nécessairement ailleurs, au-delà des mots et des gestes publics. Anodine scène d’enfance : une aridité de l’expression s’installe et la sensibilité dans sa période romantique se retrouve aphasique. Malgré le bouillonnement de mes rêves d’adolescence plus tard, un nœud, à cause de ce "Pilou chéri", résista : la langue française pouvait tout m’offrir de ses trésors inépuisables, mais pas un, pas le moindre de ses mots d’amour ne me serait réservé... Un jour ou l’autre, parce que cet état autistique ferait chape à mes élans de femme, surviendrait à rebours quelque soudaine explosion. (AF, 38)
Voilà que l’incapacité à exprimer des mots d’amour en français se lie indissolublement à la problématique d’une écriture autobiographique, puisque l’écriture en soi renvoie toujours à la vie personnelle, ainsi que le souligne l’auteur,
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[. . .] even though I thought I was writing as far away from my own self as possible, my fiction had suddenly caught up with me. I could not help it. My life as woman tripped me up. [. . .] I understood that writing always bring one back to oneself, to that inner core or heart, as you justly call it, I felt as if ... as if I was exposing myself doubly. First, because as an Algerian, be one living - or so it seemed - as a Westerner, I was somewhat exposed already. Second, because writing about my innermost self felt like exposing myself further : I more or less chose silence. As if I could not past that inner core, as if ... to write was to commit suicide (Zimra, "Afterword" 169).
Mais, la complexité de la langue française qui est devenue sa tunique de Nessus réside aussi dans le fait qu’elle correspond au "don d’amour" de son père, "La langue encore coagulée des Autres m’a enveloppée, dès l’enfance, en tunique de Nessus, don d’amour de mon père qui, chaque matin, me tenait par la main sur le chemin de l’école. Fillette arabe, dans un village du Sahel algérien..." (AF, 243). La gratitude qu’elle a envers le père qui l’a sauvée du harem contraste avec la réalité d’une fille qui, en écrivant, peut se dévoiler et, se faisant, peut être perçue comme indécente par le père-loi. La question à se poser devient alors : comment la fille-auteur a intériorisé la figure du père dans ses mémoires et quelle est la relation entre l’interdit paternel et son écriture ? Hélène Cixous, dans Hélène Cixous, Photos de Racines, associe son père à deux figures également assimilables à l’image que notre auteur nous donne. Cixous dit, "La figure dominante était celle du juste ou du saint. [. . .] La deuxième figure, c’est ce qu’il était pour nous Hélène-et-Pierre : la loi. La loi morale, l’absolu. Il était d’une sévérité extrême" (Calle-Gruber et Cixous 199) [10]. Chez notre auteur, outre la figure du père-juste et du père-loi, il y a l’image du père-sauveur, celle de l’émancipé, qui enrichit la figure du père-juste. L’image du père-juste est inscrite dans le nom du père de la narratrice de L’amour, la fantasia : Tahar, qui signifie "le pur" (46). Ce prénom, destiné à ne pas être employé dans la culture arabe pendant les conversations entre femmes et entre époux, à cause de la règle de l’omission des noms des conjoints, est, malgré tout, utilisé par la mère en raison de l’influence de la culture française. Une fois dans l’immeuble habité par les français, elle change d’attitude et rend plus personnelle la manière d’appeler son mari. La mère de la narratrice passe de l’anonimité du "lui," utilisé pour nommer le mari dans sa culture, au "mon mari" d’importation française, pour enfin l’appeler par son prénom, "Tahar," lorsqu’elle se trouve avec ses sœurs et ses cousines. La narratrice souligne ainsi le moment où sa mère s’est transformée, "Je sens, pourtant, combien il a dû coûter à sa pudeur de désigner, ainsi directement, mon père. [. . .] Avec ses tantes ou ses parents plus âgés, elle revenait au purisme plus traditionnel, par pure concession cette fois : une telle libération du langage aurait paru, à l’ouïe des vieilles dévotes, de l’insolence ou de l’incongruité...." (46).
Ce nom, une fois livré dans l’air, transforme la relation entre Bahia et son mari, ainsi que la manière dont la fille perçoit ses parents. Pour la première fois elle se rend compte que sa mère et son père constituent un couple, " [. . .] mes parents, devant le peuple des femmes, formaient un couple, réalité extraordinaire !" (47). Le père, le seul à être nommé par la mère dans ses conversations, acquiert encore plus de dignité et d’importance aux yeux de la fillette, et devient ainsi pour elle, "mon héros d’alors" (47),
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Mon père, et seulement mon père ; les autres femmes ne daignaient jamais les nommer, eux, les mâles, les maîtres qui passaient toute leur journée dehors et qui rentraient le soir, taciturnes, la tête baissée. [. . .] Mon père, grâce à elle qui en assurait la présence dans le cours de ses murmures, mon père devenait plus pur encore que ne le présageait son prénom. (AF, 46-7)
C’est toutefois à la mère de briser l’irréalité de l’autre, dans l’immeuble d’enseignants français, et d’entamer sur un ton modeste perçu comme dangereux par la fillette, les premiers échanges en français avec les femmes des instituteurs. Le père, qui maîtrise la langue, à la différence de la mère, maintient sa distance et, cette fois, endosse également le rôle de protecteur de famille contre l’envahisseur [11] .Tahar qui, d’un côté, est prêt à libérer sa femme du voile et à faire étudier sa fille utilise, de l’autre, des précautions traditionnelles afin de s’opposer à la violence du regard du colonisateur [12]. A ce propos, dans Vaste est la prison revient à la mémoire de la narratrice l’épisode d’un détour en voiture que son père prend afin d’éviter le regard des hommes sur sa femme voilée,
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Double public exclusivement masculin : Européens rassemblés sur les terrasses pour leur apéritif et ouvriers saisonniers soudés dans leur hostilité à contempler les loisirs des autres. Il était impensable, pour mon père, de laisser défiler, même rapidement, "une dame" de là-bas ! [. . .] Comme s’il me prenait, tout au début de mon adolescence, à témoin : ta mère, ma femme, a un statut à part, au moins à l’égal de "leur" châtelaine et si tous ces hommes - les "Autres" et les nôtres - ne méritent pas de la voir passer, c’est à juste titre... Et moi (c’est le discours paternel que je réinvente à posteriori), moi aussi, à l’instar de "leur" maître, je n’expose pas ma femme - le cœur de moi-même ; [. . .] (mon père pensait alors à tant de ses amis, médecins, instituteurs, avocats qui, comme lui, avaient rêvé, dix ou quinze ans trop tôt, de "dévoiler" leurs épouses, de voyager avec elles !). Or nous vivions en pays colonisé. [. . .] peut-être même était-ce une chance que, dans ces petites villes anciennes, les familles fussent ainsi recroquevillées, et les citadines, tremblantes mais préservées, dans la chaleur des gynécées. (VEP, 281-4)
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Unlike slave owners in North America, Europeans in the Muslim Arab world found themselves obliged to respect the line that separated the private from the public. To be able to rule the men effectively they had to leave the women in their segregated spaces. The Europeans interacted with or, better, controlled the Muslim men outside their homes. [. . .] There are no stories of European men raping Muslim Arab women. So extreme was the separation of Christian man from the Muslim woman that even the prostitutes were protected from infidel contamination. [. . .] As Lebanese critic Mai Ghossoub writes, "What better symbol of cultural identity than the privacy of women, refuge par excellence of traditional values that the old colonialism could not reach and the new capitalism must not touch ? The rigidity of the status of women in the family in the Arab world has been an innermost asylum of Arabo-Muslim identity" (1987:4). What is germane to my argument in the story about the segregated spaces is not their workings as a domain of male domination, but rather their impenetrability to all outsiders, including especially European Christian men. (111-12) [13]
La narratrice, qui se décrit en enfant de trois ans, choisit des souvenirs où la mère est presque absente et où, au contraire, c’est la figure de l’autre sexe et du père qui émerge. Le "réveil inattendu," le premier souvenir de Vaste est la prison, se passe pendant la deuxième guerre mondiale et les bombardements allemands sur l’Afrique du Nord (VEP, 259). Dans cet immeuble d’instituteurs français, dans un village du Sahel algérois, la fillette dort dans son lit, dans la chambre de ses parents. Poussée par la peur des bombes, une voisine française cherche un abri pour elle et son fils, pendant la nuit, dans la maison de la narratrice. Après avoir rassuré la mère française et son fils, les parents leur donnent leur chambre. La narratrice enfant se réveille avec cette nouvelle présence. Une mère et son fils français dorment à la place de ses parents dans la chambre, ce qui ressuscite un sentiment confus de vertige au moment où la narratrice se réveille, " [. . .] tout lentement, autour de moi et en moi, tangua" (VEP, 260). Le dehors, l’étrange, l’irréel, représentés par les Français, est maintenant au dedans, et dans une place, le lit de ses parents, qui évoque véritablement le lieu le plus intime. Un sentiment confus d’alarme associé à la possibilité d’un glissement dans un autre monde, où elle même subira une transformation, prennent racine en elle, "Est-ce que soudain je n’allais pas devenir autre ?" (VEP, 263).
Avec cet état de vertige se manifeste le tabou ancestral. Cette "intrusion," inconcevable pour la narratrice enfant, rejoint "le comble du bouleversement" au moment où elle s’aperçoit de la présence du garçon français (VEP, 262). Maurice, qui a à peu près douze ans, incarne, dans les deux premièrs souvenirs de la narratrice, la violation de l’espace et du tabou corporel, "Surtout, à ses côtés, est étendu - dans ’notre’ lit, je le pensais comme s’il s’agissait d’une effraction définitive, nocturne et irréparable - le fils de l’institutrice" (VEP, 261). Une fois réveillée, elle ne réagit pas, ne bouge pas, ne parle pas. Au contraire, la narratrice ferme les yeux et se laisse porter par son imagination dans le lit occupé par les Français. Une fois là, elle se voit entre les deux, et surtout en contact avec Maurice. Aux yeux de l’enfant, l’étrangeté se transforme en désir confus de l’autre, ce que la narratrice appelle, "l’ambiguïté et son plaisir acéré" (VEP, 263).
Maurice est aussi au centre de son deuxième souvenir, dans lequel le tabou prend la forme de l’interdit paternel. C’est au père d’établir l’espace de la fillette dans la cour de l’immeuble, "Je refusais de m’éloigner dans le village ; mon père m’avait délimité mon aire de circulation : la cour et le jardin devant, jamais la rue" (VEP, 264). En plus, de l’interdit spatial s’ajoutent l’interdit de la parole et celui du contact physique. Dans le jardin de l’immeuble, son espace habituel de récréation, la narratrice se remémore un citronnier où, alors qu’elle avait trois ans, elle était avec Maurice. Le garçon, qui est assis en haut, l’encourage à le rejoindre. La narratrice, qui ne parle pas encore le français, se rappelle de son refus silencieux et aussi de la beauté de ce garçon. Plus qu’un silence, ce qu’elle cherche à décrire est une sorte d’absence de sons autour d’elle, qui la paralyse et qui contraste avec son cœur qui bat fort. L’introspection de l’interdit s’identifie à la figure du père et se manifeste encore une fois à travers l’immobilité et le silence de la narratrice qui cachent une émotion et, cette fois, une peur.
Dans ce contexte, le rôle du père-patron de la famille émerge dans toute sa clarté : soit la mère, soit le père contrôle la fillette, mais la narratrice s’imagine être surprise en flagrant délit par le père, puisque c’est lui qu’elle craint et c’est la mère qui apparaît "impuissante" face à son mari,
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Une culpabilité à l’angoisse picotante m’habite : dans une seconde, mon père, j’en suis sûre, va apparaître, se dresser devant le portail du jardinet, dont j’entends déjà le grincement. Ma mère, à la fenêtre de la cuisine, devait me contempler du haut de son poste de guet : elle assisterait impuissante à la scène où mon père surprendrait quoi, moi en faute sans nul doute. (VEP, 265)
Les deux figures, celle du père-loi et celle du père-sauveur, se confondent dans l’épisode de la balançoire d’Ombre Sultane. Si, jusqu’ici, le père se manifeste comme une sorte d’ombre toujours présente dans l’imaginaire de la narratrice enfant ; le père apparaît maintenant dans la réalité de la fille, mais sous une forme que l’adolescente de presque dix ans ne peut pas reconnaître. Cet épisode, remarque la narratrice, constitue pour elle la fin de son enfance. La réaction sombre et violente du père la fait sortir d’un monde d’innocence et une forme de désillusion, mêlée à la peur et à la honte envers son père, naît en elle. La narratrice reconstruit l’épisode de son aventure avec le cousin, qui se passe sur un marché du quartier français, c’est-à-dire dans un espace de transgression. Tous les deux, attirés par les rumeurs d’une fête, décident de s’échapper et d’aller voir le marché. L’espace est transgressé en toute conscience, "Nous, les fillettes, nous ne nous hasardions jamais vers les quartiers européens" (OS, 146). L’objet qui attire leur attention, c’est une balançoire installée sur le marché. Après avoir payé le billet, les cousins s’asseyent l’un en face de l’autre et le jeu commence. Les deux enfants jouissent du mouvement de suspension dans l’air de la balançoire. La fillette, qui entend la voix du haut-parleur annoncer la fin du jeu, se dresse sur la balançoire pour goûter des dernièrs moments, "Ma jupe plissée virevoltant, je m’amusais à plier les genoux quand la balançoire commença à ralentir." Le cousin, voyant la silhouette du père de la narratrice avancer dans leur direction, prend peur, cherche sans succès à la prévenir, puis s’enfuit.
La narratrice, qui maintenant s’aperçoit de la présence du père, ne peut pas comprendre toutefois la gravité de sa transgression, "Placide, soucieuse de m’extraire d’abord de ma longue ivresse, je m’avançai avec le sourire. ’Il excusera, ou punira mon escapade’, ai-je eu le temps de penser." Le père la prend par un bras, "sa main le serra comme un étau," et en silence, avec une étrange froideur, la mène vers leur maison (OS, 147). Un homme tout à fait différent, qu’elle n’a jamais vu et entendu avant, se présente à ses yeux. Dans ce récit, la colère du père, qui enfin trouve une expression verbale que la fille considère honteuse, la frappe et la désoriente. Son père semble être devenu un étranger, pire, "un homme ivre, comme ces buveurs de bière que les femmes méprisaient" (OS, 148). La raison de la rage paternelle réside dans la transgression de l’interdit de l’exposition de ses jambes, devant un public d’hommes français,
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Percevant enfin ses mots débités à voix basse, j’écoutais un inconnu, non, pas mon père ; "pas mon père", me répétais-je. Un homme à côté de moi, soliloquait. Je comprenais mal : ce n’était ni l’escapade du cousin, ni ma désobéissance qui le révoltait. C’était, je le devinais lentement, le fait que "sa fille, sa propre fille, habillée d’une jupe courte, puisse, au-dessus des regards des hommes, montrer ses jambes" ! Sa fille montrait ses jambes. Pas moi, il ne s’agissait pas de moi, mais d’une ombre quasiment obscène ! (OS, 147-8)
Le contraste entre la violence de l’épisode et la gratitude que la fille continue à manifester envers son père, contextualise la particularité et, en même temps, la limite de la liberté accordée à la fille. La présence du colonisateur constitue cette limite, ce qui rend la liberté instable et fluctuante. Malgré tout, la gratitude et l’amour de la fille dépassent la triste réalité de l’événement. La figure du père-sauveur reste intacte - ce qui montre l’importance pour la fille de la décision paternelle à la faire étudier. L’autre, le père sombre, se retire dans l’obscurité soit d’un pays colonisé violemment, soit d’une culture où la loi du père est institutionnalisée par le système. La présence du colonisateur revient à la mémoire de la fille au moment où le père est décrit en instituteur enseignant le français. Cette profession, qu’il est parvenu à exercer après de nombreux efforts, et qui lui permet de donner une sécurité économique à sa propre mère et à ses sœurs, est une véritable sorte de mission pour lui. Le père, l’homme arabe en pleine colonisation française à laquelle il résiste, n’apparaît pas simplement en instituteur en français, mais en "instituteur indigène" pour élèves indigènes (VEP, 266). Il est en plus dépeint comme le seule maître arabe de l’école à enseigner le français, ce qui augmente la singularité de cette figure. Dans L’amour, la fantasia et dans Vaste est la prison, la posture de son corps manifeste aussi une sorte d’intégrité-sévérité et d’unicité en même temps, "Celui-ci, un fez sur la tête, la silhouette haute et droite dans son costume européen, porte un cartable, il est instituteur à l’école française" (AF, 11), " [. . .] lui, le seul maître arabe en langue française, le seul aussi à porter si fièrement son fez turc, de feutre rouge grenat, bien droit au-dessus de son regard clair" (VEP, 266). La narratrice, qui, à l’âge de quatre ans, va pour la première fois à l’école avec son père, dépeint l’aller retour entre la maison et l’école, "main dans la main du père" (AF, 11, 239). Dès le début, cette image innovatrice, de complicité, contraste avec le regard des voisins du village qui prédit le danger que représente une femme qui écrit, "Dès le premier jour où une fillette ’sort’ pour apprendre l’alphabet, les voisins prennent le regard matois de ceux qui s’apitoient, dix ou quinze ans à l’avance : sur le père audacieux, sur le frère inconséquent. Le malheur fondra immanquablement sur eux" (AF, 11). En même temps, la poésie de cette image souligne l’unicité de son père, qui grâce à sa modernité change le destin de claustration de la narratrice. En outre, elle montre la qualité exceptionnelle de l’héritage paternel, l’écriture, qui lui ouvre un destin particulier, à la limite de l’aliénation [15].
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[. . .] je marche, fillette, au dehors, main dans la main du père. Soudain, une réticence, un scrupule me taraude : mon "devoir" n’est-il pas de rester "en arrière", dans le gynécée, avec mes semblables ? Adolescente ensuite, ivre quasiment de sentir la lumière sur ma peau, sur mon corps mobile, un doute se lève en moi : "Pourquoi moi ? Pourquoi à moi seule, dans la tribu, cette chance ?" (AF, 239)
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Il y avait donc toute l’atmosphère coloniale où le rapport aux autres était forcément une sorte de rapport nationaliste. Je me suis dit : "Le français n’est pas ma langue mais je vais être la meilleure. Si je suis la meilleure dans cette langue, ce sera une manière de montrer qu’à travers moi tous les miens sont aussi bons que vous". Quand mon père arrivait pour la distribution des prix, si j’avais les trois-quarts ou les quatre-cinquièmes des premiers prix, son contentement était un contentement d’Algérien. (28) [17]
Toutefois, son apprentissage du français lui donne à la fois une sorte de fierté nationaliste, dont le père est la première source d’inspiration, et un sentiment de confusion vis-à-vis de l’espace à sa propre disposition en tant que fillette. Le père, dit-elle, a oublié qu’elle est une fillette pendant un instant, " [. . .] donc pour ses élèves garçons quelqu’un à part..." (270). Tandis qu’elle attend que la photo soit prise, la sensation de déplacement et d’infraction aux règles l’envahit, "Elle perçoit, mais si confusément, qu’elle détonne : ailleurs, cela ne doit pas se faire, de placer une fillette toute seule parmi ces quarante garçons, en outre plus âgés" (271).
Elle, fillette de quatre ans, assise au fond de la classe du père, attend la fin de la leçon et le décrit comme, "le maître, dans tous les sens de la domination." La sévérité dont il fait preuve en classe est tout à fait justifiée par la fille : le but réel de sa vocation est celui d’améliorer le niveau culturel des élèves arabes qui sont discriminés par le système colonial, "Une volonté ardente l’emplit : pousser en avant ces enfants, ces intelligences...." (267). La peur, l’effroi, la crainte et le respect collectif des élèves, face à l’instituteur, se transmettent à la narratrice et s’enrichissent aussi d’une sorte de fascination envers lui. En même temps, la possibilité d’un regard sur un espace masculin fait d’elle une sorte d’œil invisible, en tant qu’il n’est pas complètement autorisé, ou à cause de l’interdit pesant sur toute forme d’expression des émotions dans ce milieu-là, "J’ai peur moi aussi, bien que je sois ’la fille du maître’ : je ne dois pas bouger. Je ne dois pas troubler cet office. [. . .] Mais je suis tellement fascinée par le cours paternel que je me transforme en une sorte d’ombre voyeuse, passionnée mais impuissante" (267-68). L’immobilité se mêle au silence et à l’intériorisation de l’interdit de la parole entre hommes et femmes. "Ils sont tous de dos : je ne me souviens d’aucun en particulier. Naturellement je ne leur ai jamais parlé, ni avant ni après. Pas le moindre mot : ce sont des garçons. Malgré mon âge si précoce, je dois ressentir l’interdit" (268).
Aux yeux de la narratrice fillette, l’image rigide de l’espace, avec les femmes au dedans et les hommes au dehors, commence à se briser, mais la nouvelle liberté se manifeste dans toute son ambiguïté. L’introspection de l’interdit corporel de la fillette vis-à-vis des garçons domine ces premièrs souvenirs. A son état d’extrême émotion correspond celui d’immobilité et d’aphasie : immobilité qui cache soit un désir sans paroles, dans le cas du réveil inattendu, soit une véritable forme d’aphasie, comme dans l’épisode du citronnier avec le garçon français. Immobilité et silence étouffent une peur mais aussi une désillusion, dans l’épisode de la balançoire. Immobilité enfin dans la classe du père, qui masque, d’une part, une passion et une forme de crainte envers le père-maître et, de l’autre, l’introspection de l’interdit envers l’autre sexe.
L’introspection de l’interdit sexuel se lie à l’interdit d’une écriture amoureuse dans l’épisode de la lettre déchirée. Le premier message, reçu par la narratrice à l’âge de dix-sept ans par un inconnu, est déchiré par le père en colère avant qu’elle ne le lise. A cause de cette lettre, le père décide de cloîtrer la fillette pendant l’été dans la maison du village. Elle, qui étudie et qui vit déjà dans un autre village, accepte passivement la claustration, "Ces mois d’été que je passe en prisonnière n’engendrent en moi nulle révolte" (AF, 71) [18]. Le même jour, toutefois, la fille reconstitue la lettre en cachette, et la lit. Ce n’est pas le contenu du message qui devient le lieu de l’impudeur aux yeux du père, mais la possibilité que quelqu’un s’adresse à la fille femme, "Indécence de la demande aux yeux du père, comme si les préparatifs d’un rapt inévitable s’amorçaient dans cette invite" (AF, 12).
Après avoir recomposé la lettre, la narratrice, en suivant l’exemple de ses cousines, commence à répondre à l’inconnu. Apparemment, elle désobéit au père à cause de son obstination d’adolescente, "Je reconstituai le texte avec un entêtement de bravade." Mais, dans la phrase suivante, la narratrice nous donne toute une autre version de la réalité, "Comme s’il me fallait désormais m’appliquer à réparer tout ce que lacéraient les doigts du père..." (AF, 75). Le défi insolent de l’adolescente, son "entêtement," se transforme ainsi en sens des responsabilités chez la fille mûre vis-à-vis du père en colère. Encore une fois, la peur de la transgression est l’émotion dominante,
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Je croyais ces pages ’d’amour’, puisque leur destinataire était un amoureux clandestin ; ce n’était que des lettres du danger. [. . .] Ces lettres dites ’d’amour’, mais à contresens, apparaissent comme des claies de persiennes filtrant l’éclat solaire. [. . .] Je lis les réponses du jeune homme dans une alcôve, ou sur une terrasse, mais toujours les doigts fébriles, les battements du cœur précipités. Un vertige de la transgression s’amorce. Je sens mon corps prêt à bondir hors du seuil, au fléchissement du moindre appel. Le message de l’autre se gonfle parfois d’un désir qui me parvient, mais expurgé de toute contagion. La passion, une fois écrite, s’éloignait de moi définitivement. (AF, 71-72)
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L’interdiction paternelle ne fait qu’aviver le défi et le désir de continuer une correspondance qui, pour bien punir le vrai coupable, se fait dans la langue vers laquelle le père a conduit. Les satisfactions de la vengeance clandestine ne peuvent empêcher que le mal n’aille grandissant et finisse par apparaître au grand jour. Il a nom "aphasie amoureuse", "impossibilité en amour", "mutité" ou aridité" [19], et semble directement lié au père ; car ce qui déclenche sont les deux choses apprises à l’école : la langue française et l’écriture. La langue apprise reste étrangère à l’expression de l’amour. L’écriture est un obstacle bien plus important encore que la langue coloniale. (173-74)
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L’émoi ne perce dans aucune de mes phrases. Ces lettres, je le perçois plus de vingt ans après, voilaient l’amour plus qu’elles ne l’exprimaient, et presque par contrainte allègre : car l’ombre du père se tient là. La jeune fille, à demi affranchie, s’imagine prendre cette présence à témoin : - Tu vois, j’écris, et ce n’est pas "pour le mal", pour "l’indécent" ! Seulement pour dire que j’existe et en palpiter ! Ecrire, n’est-ce pas "me" dire ? (AF, 71-2)
L’épisode du mariage de la narratrice dans L’amour, la fantasia, utilisé comme exemple par Ruhe, trahit en effet une extrême ambiguïté. En effet, le père n’est pas présent au mariage. Il se célèbre hors de sa "protection," car il y a une tension entre les deux hommes, le futur mari et le père, " [. . .] ces deux hommes n’auraient pu s’affronter dans cette ambiguïté, aucun d’eux ne voulant céder le pas à l’autre, probablement chacun haïssant l’autre et ne le sachant pas encore" (AF, 121). Avant la célébration toutefois, la narratrice pense au père et dit, " [. . .] je me laissais ainsi envahir par le souvenir du père," et décide de lui envoyer un télégramme (122) [21]. Dans ce message, qui fait transparaître ce que Ruhe appelle un "écho de désir" (172), les mots sont clairs, "Je pense d’abord à toi en cette date importante. Et je t’aime" (AF, 121-2). Ruhe utilise ensuite la définition que Gaston Bachelard donne à propos du complexe de Prométhée, afin de décrire le complexe de la narratrice elle-même. Dans La psychanalyse du feu, Bachelard le définit ainsi :
" [. . .] toutes les tendances qui nous poussent à savoir autant que nos pères, plus que nos pères, autant que nos maîtres, plus que nos maîtres" (26) [22].
Le père devient, selon Ruhe, l’initiateur à la sublimation de la fillette, "en lui offrant en échange de leur unité impossible l’amour des lettres" (172). La fillette, à son tour, "montre dans ses réussites intellectuelles futures combien était grand son amour pour le père, [. . .]. Celui-ci reçoit bien ces preuves d’attachement jusqu’au moment où les circonstances le ramènent au nœud de leur relation impossible : l’amour, parce qu’un autre ose venir proposer le sien" (173). On peut aller plus loin et voir comment, dans cette impossibilité d’une écriture amoureuse en français, le père constitue le seul destinataire, à proprement parler, d’un message d’amour, "Peut-être me fallait-il le proclamer : ’je t’aime-en-la-langue française’, ouvertement et sans nécessité, avant de risquer de le clamer dans le noir et en quelle langue, durant ces heures précédant le passage nuptial ?" (AF, 122). Ainsi, à l’exception de ce message, son écriture sur la passion se transforme en exercice de style mais aussi en défi envers le monde, où son côté émotionnel est complètement noirci, "Je n’écrivais pas pour me dénuder, même pas pour approcher du frisson, à plus forte raison pour le révéler ; plutôt pour lui tourner le dos, dans un déni du corps dont me frappent à présent l’orgueil et la sublimation naïve" (AF, 72).
Après l’épisode de la lettre déchirée, une autre lettre, que la narratrice a reçue de son mari quelques années plus tard, ranime le questionnement sur l’écriture et son indécence. Si, dans la première lettre, le désir est simplement imaginé par la fillette, à cause de la réaction paternelle, ici il est clairement exprimé par le mari, lequel dépeint en mots le corps de l’aimée afin de se soulager d’une période de séparation. La lettre, décrite par la narratrice comme "haletante," devient ensuite le produit d’un "somnambule," et enfin d’un "halluciné" (AF, 72). Les mots, ainsi descriptifs, gèlent la sensibilité de la narratrice, "J’ai peine à me convaincre que cet écrit me concerne," et la lettre se transforme en objet ténébreux, distant, qu’elle cache dans son portefeuille afin de l’oublier, "La lettre attend, talisman obscur. Désir proféré en termes d’écorchures, d’un lieu lointain, et sans le timbre de la voix qui caresse" (AF, 73).
Derrière le refus d’un désir qui s’écrit, il y a une langue écrite qui ne peut pas caresser comme sa langue maternelle ; il y a aussi l’idée que l’amour ne s’écrit pas, "Ecrire devant l’amour. Eclairer le corps, pour aider à lever l’interdit, pour dévoiler... Dévoiler et simultanément tenir secret ce qui doit le rester, tant que n’intervient pas la fulgurance de la révélation" (AF, 75). Mais il y a surtout, encore une fois, la pudeur issue de l’interdit paternel, ici associé à l’interdit patriarcal de la société d’origine,
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Chaque mot d’amour, qui me serait destiné, ne pourrait que rencontrer le diktat paternel. Chaque lettre, même la plus innocente, supposerait l’œil constant du père, avant de me parvenir. Mon écriture, en entretenant ce dialogue sous influence, devenait en moi tentative - ou tentation - de délimiter mon propre silence... Mais le souvenir des exécuteurs de harem ressuscite ; il me rappelle que tout papier écrit dans la pénombre rameute la plus ordinaire des inquisitions ! [. . .] Quand l’adolescente s’adresse au père, sa langue s’enrobe de pruderie... Est-ce pourquoi la passion ne pourra s’exprimer pour elle sur le papier ? Comme si le mot étranger devenait taie sur l’œil qui veut découvrir ! (AF, 75-76)
En conclusion, l’écriture amoureuse dans la langue française, la langue de l’ennemi et en même temps la langue de la liberté, devient, chez la narratrice, un espace problématique. Si, en général, l’écriture d’une femme élevée dans la tradition arabe doit se confronter à plusieurs limites d’origine culturelle, l’écriture qui narre l’amour et le désir est, chez notre auteur, la plus difficile à se réaliser. Bien des choses ont déjà été écrites au sujet de la tension entre le français, la langue du désert émotionnel, et le berbère, la langue maternelle qu’elle n’a jamais apprise. Toutefois, il convient également de considérer le rôle que le père joue, outre la langue, dans l’éducation de la fille, en tant que maître arabe en français qui s’oppose à la violence de la colonisation. La figure du père-juste prend le pas sur les autres, mais en même temps se confond avec celle du père-loi, qui incarne l’interdit. Le père-juste, le sauveur, libère sa fille du harem en la faisant étudier et devient pour la fille une source d’inspiration nationaliste. Le père-loi, malgré sa modernité, s’identifie au père-interdit qui la protège du regard du colonisateur et qui, se faisant, prend soin de sa moralité en accord avec les règles plus traditionnelles de la société patriarcale arabe. Il se constitue donc en tant que figure limite soit à l’expression des émotions de la narratrice fillette, soit à la possibilité d’une écriture amoureuse. Dans les souvenirs autobiographiques, le père se manifeste parfois comme une ombre irréelle mais toujours présente, comme dans l’épisode du réveil inattendu et du citronnier. Il coïncide parfois directement avec la réalité, comme dans le récit de la balançoire et de la lettre déchirée. La fillette, punie par le père et cloîtrée pendant l’été dans sa maison, apprend précocement que l’écriture du désir est une arme dangereuse et commence à écrire loin du "je," sans dévoiler d’ émotions personnelles. L’influence du père juge de sa moralité la poursuit dans sa vie de femme, et le choix de la narratrice adulte de ne pas écrire sur l’amour mais devant l’amour, semble être directement inspiré par l’ombre du père qui est toujours là, à juger de sa pudeur.
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, par Anna Rocca
Notes
[1] Le titre du chapitre vient du livre de Slimane Zeghidour, Le Voile et la bannière (Paris : Hachette, 1990) 15, "Que Dieu nous protège du mot ’je’ ! s’exclame l’individu que la teneur de sa conversation oblige à faire une entorse au pluriel de rigueur pour parler de lui-même à la première personne du singulier."
[2] Jean Déjeux, La littérature féminine de langue française au Maghreb (Paris : Karthala, 1994) 61-5. Déjeux dit que "L’analyse intime du soi y est rare, sauf dans les récits où les mystiques parlent de leur expérience religieuse." Ensuite, il mentionne le romancier algérien Mohammed Kacimi-El Hassani qui, dans Autrement (Paris), série monde, 60 mars 1992 (numéro sur Algérie 30 ans ), 118, explique son changement de la langue du sacré, l’arabe, au laïc, le français. Au moment où il passe de l’école coranique à l’école française, il apprend une "langue d’enfants et de rêves," et commence à utiliser pour la première fois le "je" sans prononcer la formule de tradition, "Que Dieu me préserve de l’usage d’un pareil pronom, car il est l’attribut du Diable." A partir de ce moment, les deux langues occuppent des espaces différents, "A ma langue d’origine, je donne l’au-delà et le ciel ; à la langue française le désir, le doute, la chair. En elle, je suis né en tant qu’individu. Ecrire en français, c’est oublier le regard de Dieu et de la tribu." Déjeux cite d’autres auteurs maghébins pour souligner l’étrangeté de l’idée du "je." Le romancier Rachid Mimouni, dans "Tradition et modernité," Passerelles (Thionville), 1 mai 1990 : 22, dit, "La modernité c’est d’abord l’individu et cette notion est totalement étrangère aux sociétés traditionnelles. Dans nos sociétés, l’individu ne se conçoit pas comme libre, parce qu’il se conçoit d’abord comme solidaire." Kacem Basfao, dans une intervention au congrès de psychopathologie maghrébine (avril 1992) : Apport de la psychopathologie maghrébine (Actes), Université de Paris XIII, Centres de recherches en psychopathologie, 1991, 139, explique que dans la société traditionnelle l’individu n’est perçu que comme "partie intégrante du Tout, de cette Oumma, patrie qui l’englobe et le désire au point de viser à lui faire2oublier sa dimension de sujet désirant." Dans "Les femmes musulmanes algériennes et le développement," Le maghreb musulman en 1979 (Paris : CNRS, 1981) 126-7, Souad Khodja note comment l’individualité en Islam n’est pas prise en considération et le système protège, "le collectif sur l’individu, l’objectif sur le subjectif, le sur-moi sur le ça, la maîtrise sur l’excès. Tout se passe comme si la société pour survivre devait éliminer la nouveauté et l’inédit." Dejeux commente en disant que tout ça explique "la méfiance à l’égard de l’imaginaire, de l’inattendu, de ce qui vient de la pulsion."
[3] A ce propos Déjeux, dans une note à la page 66, mentionne trois exemples parmi plusieurs autres : Gilles Charpentier, Driss Chraïbi, et Mohammed Ali Bouharate. Le premier, dans sa thèse Evolution et structures du roman maghrébin de langue française diss., Université de Sherbrooke, 1977, t. 2, emploie le néologisme "noussoiement" pour exprimer le "je" qui sous-entend toujours le "nous ;" le deuxième, Driss Chraïbi qui écrit dans Succession ouverte(1962), "Je suis plusieurs, toute une foule de colonisés et de protégés ;" le troisième, Mohammed Ali Bouharate qui donne comme titre à son récueil des poèmes, Je suis Nous (1978).
[4] Voir aussi l’article de Hafid Gafaïti, "L’Autobiographie plurielle. Assia Djebar, les femmes et l’histoire," Postcolonialisme & Autobiographie, eds. Alfred Hornung et Ernstpeter Ruhe (Amsterdam-Atlanta GA : Rodopi B.V., 1998) 149-159.
[5] Hafid Gafaiti, "The Blood of Writing : Assia Djebar’s Unveiling of Women and History," World Literature Today 70 (1996).
[6] Clarisse Zimra, "Afterword," Women of Algiers in their Apartment, d’Assia Djebar (Paris : Seuil, 1992).
[7] Lise Gauvin, L’écrivain francophone à la croisée des langues. Entretiens (Paris : Karthala, 1997).
[8] Assia Djebar, Ces voix qui m’assiègent ... en marge de ma francophonie (Montréal : Les Presses de l’Université de Montréal, 1999).
[9] Dans la mythologie, la tunique de Nessus est une tunique empoisonnée qui cause la mort d’Hercule.
[10] Mireille Calle-Gruber et Hélène Cixous, Hélène Cixous, Photos de Racines (Paris : des femmes, 1994).
[11] Dans son entretien avec Lise Gauvin, L’écrivain francophone à la croisée des langues. Entretiens (Paris : Karthala, 1997) 33, Assia Djebar, en parlant de ségrégation, dit, "J’ai eu un territoire d’enfance qui était doublement ségrégué. J’ai ressenti le plus fortement d’abord la ségrégation coloniale, entre le clan d’en face et le clan qui est le mien. Et à l’intérieur de mon clan, il y avait la ségrégation sexuelle. Cette ségrégation sexuelle a fonctionné dans un premier temps moins fortement que la ségrégation coloniale."
[12] Dans son entretien avec Lise Gauvin, L’écrivain francophone, 26, Assia Djebar, à propos de son père dit, "Mon père faisait partie d’une génération des années 30 très impressionnée par la révolution de Mustapha Kemal, par ceux qu’on appellait les ’jeunes Turcs’. Il faudrait se rappeller que l’émancipation des femmes en Égypte, en Syrie, et en Turquie s’est faite dans les classes bourgeoises et aristocratiques dès les années vingt et trente. Cela avait une grande influence en Algérie. Mon père, tout en étant instituteur de langue française, ne se considérait pas comme assimilé ; lui même déjà utilisait sa langue comme protestation. Il faisait partie d’une élite nationaliste dont les femmes restaient à la maison, mais qui souhaitaient que leurs filles soient sur le modèle du Moyen-Orient, sur le modèle des premières femmes turques, égyptiennes, syriennes. Ce qui empêchait cela, c’était évidemment la présence coloniale. Tout cela pour dire que le féminisme, chez nous, enfin l’émancipation des femmes, est passé par l’intercession des pères."
[13] Miriam Cooke, Women Claim Islam (New York London : Routledge, 2001).
[14] La narratrice, comme l’auteur, justifie l’interdit du père comme faisant partie des règles de la société d’origine. Dans le même entretien avec Lise Gauvin, Assia Djebar évoque ainsi le respect envers son père, et sa médiation entre les règles de l’école française et celles de son père, "Le jeudi, nous allions au stade et, de onze ans à je ne sais quel âge, je passais mon temps à faire de l’athlétisme, à faire du basket, etc. Mais si mon père devait arriver, brusquement, pour une visite, je n’allais pas au match. Je n’arrivais pas à dire que si mon père me voyait sur un stade avec un short, ce serait le grand drame. Mais un drame intériorisé parce que cela faisait partie de mes coutumes" (29).
[15] Dans Vaste est la prison, la narratrice exprime le danger qu’elle perçoit de son possible anéantissement, de sa disparition, dans un dehors où les femmes n’existent pas. Une fois au collège dans une autre ville, elle, "la sortante," décrit ainsi la valeur différente que le même mot acquiert dans sa société pour une femme et pour un homme, "’Sortie’ : ce terme, appliqué aux femmes, aux filles ’sortantes’, est dans le dialecte maternel chargé de menaces, alors qu’au masculin pluriel, les kharidjines sont eux aussi les ’sortants’, certes les dissidents, porteurs d’une liberté religieuse qui s’avère source parfois de guerre, mais amorce d’une aventure collective novatrice... la ’sortante’ au féminin singulier n’annonce que le danger pur, rabaissé quelquefois en scandale gratuit" (284-5).
[16] Ernstpeter Ruhe, "Les mots, l’amour, la mort" dans Alfred Hornung, et Ernstpeter Ruhe, eds., Postcolonialisme & Autobiographi (Amsterdam-Atlanta GA : Rodopi B.V., 1998).
[17] Même pendant l’entrevue de Clarisse Zimra, dans "Afterword," 185, Assia Djebar commente, "Somewhere in me something must account for the métissage, this wild mixture sown into me by my own father. To me, it’s quite obvious : I am the schoolteacher’s daughter."
[18] Dans l’entretien avec Lise Gauvin, L’écrivain francophone, 33, Assia Djebar parle de la difficulté à discerner l’interdit sur le corps, "[. . .] l’interdit sur le corps est tellement intériorisé qu’on finit par ne plus le voir. [. . .] Vous savez, il m’a fallu commencer à faire du cinéma pour brusquement, à une table de montage, voir un plan de femme, voir ma mère avec le voile et me dire : ’Mais c’est un fantôme !’ Pour moi, jusque- là, ce n’était pas un fantôme, c’était la parure, le bruit de voile, les plis du voile si différents d’une femme à l’autre..."
[19] Les trois citations se trouvent dans L’amour, la fantasia 145 ("impossibilité", "aphasie"), 95 ("mutité") et aux pages 38 ("aridité" et 226 ("ma propre aridité et mon aphasie") ; cf. aussi dans Vaste est la prison 150 : "l’impossibilité d’aimer" et dans L’amour, la fantasia 240 : "Est-ce d’avoir été expulsée de ce discours amoureux qui me fait trouver aride le français que j’emploie ?"
[20] Les deux figures plus proches dont Ruhe parle sont le frère et le père de la narratrice.
[21] Mis en italiques par l’auteur de l’article.
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