Bentalha la vie malgré tout
En septembre 1997, plus de 400 personnes sont assassinées dans la banlieue d’Alger. Les rescapés doivent vivre avec le traumatisme de la violence de cette nuit-là. Quinze ans plus tard, si certains enfants pris en charge par la Forem vont mieux, les adultes, eux, tentent d’oublier malgré les difficultés sociales.
Sur la RN8, on a planté des petits palmiers, dans l’espoir d’embellir le béton. Le gris des trottoirs et le noir du bitume sont ponctués de taches vertes. Malgré les bouées en plastique colorées qui pendent devant le magasin de jouets, le paysage est austère. Entre la route nationale et la rocade sud d’Alger, après Baraki, il y a Bentalha, 25 000 habitants et un passé de violences. Le long de la rue principale, les murs abîmes des maisons sont jaunâtres. Quelques hommes sont assis à l’ombre des platanes. Mais les rues restent silencieuses. A l’exception du ronronnement, au loin des voitures sur la rocade. La chaleur du mois de juin semble écraser la ville. Les tiges de métal sortent du béton des dizaines de maisons en construction. Bentalha est une ville nouvelle, une cité-dortoir. Dans le centre, quelques magasins d’alimentation, une cafétéria et un taxiphone. Derrière un rideau en plastique, Kamel tient le bureau de tabac. Il est 16h, les enfants défilent pour acheter des sucreries. Les adultes viennent chercher des cigarettes. Le magasin ferme tard, vers une heure du matin. Alors, les clients sont plus nombreux le soir. «Dans les années 1990, tout le monde était à la maison à 18h. Aujourd’hui, beaucoup de clients viennent vers 22h30 !» Kamel a 24 ans. Il est né à Bentalha et il n’a pas l’intention de quitter la ville. «Toute la famille est ici. J’ai de quoi manger. Pourquoi partir ?»
Stade de foot
En 1997, lors de l’attaque qui a fait plus de 300 victimes, deux de ses camarades de classe sont morts. Mais lui dit qu’il n’a rien. Parfois, il parle du massacre avec ses amis. Mais ce sont surtout les regrets sur la situation actuelle qui dominent : «On se dit : dommage !» Pour lui, tout va bien, «tout est calme désormais». Des problèmes ? Non, mais un stade de foot, «ça serait bien». Quelques mètres plus loin, Boudoumi tient l’un des deux taxiphones de la ville : «Bien sûr, la sécurité ça va. Mais on n’a ni logement ni de travail !» Il a 40 ans, une femme et trois enfants. Sa demande de logement social, déposée en 1997, vient tout juste d’être acceptée. Pourtant, des logements, il y en a à Bentalha. «Ils ont construit la cité des 700 Logements, puis 500 nouveaux appartements et encore 240, énumère-t-il. Sauf que la wilaya n’en a attribué que 15 aux habitants de la ville. Le reste va aux étrangers», lâche Moussa, un jeune voisin. Les étrangers ? Des familles originaires du quartier de Triolet (Bab El Oued, Alger). Une mère de famille qui vit ici depuis deux ans, voile rose, ongles manucurés, confirme les tensions entre ceux qui sont «vraiment de Bentalha» et les autres. Mais le vrai problème, selon elle, c’est le chômage : «Il n’y a rien pour les jeunes. Si on leur donnait du travail, ils auraient le sentiment qu’ils sont des enfants de l’Algérie et ça leur ferait du bien dans la tête!» Allusion aux séquelles psychologiques du massacre de 1997.
«omerta»
Tous ont vécu l’attaque une nuit de septembre. Boudoumi explique qu’il est «passé entre les balles». Mais dans un souffle, il avoue que personne n’a vraiment envie d’en parler. C’était «il y a longtemps». Leur quotidien désormais, c’est le chômage. Dans son maillot de foot aux couleurs de l’équipe anglaise de Chelsea, Boudoumi détaille son parcours : il a d’abord ouvert une pizzeria, mais le manque de clientèle l’oblige à fermer. Il décide alors de gérer une cafétéria. Nouvel échec. Nouvelle fermeture. Alors en 2006, il choisit le taxiphone. Il travaille de 8h à 23h. Mais ça ne suffit pas. «Les charges pour les entreprises sont trop élevées. Ce qu’on gagne, on le dépense pour payer les impôts et l’électricité», regrette-t-il. Impossible pour lui d’avoir un employé, alors les journées s’allongent. Merzak, 34 ans, n’a plus de travail depuis longtemps. Il survit grâce au «business». «J’achète ça à 10 DA, et je revends à 20 DA», explique-t-il en saisissant un paquet de mouchoirs. Barbe noire, yeux tracés de khôl, il soupire : «Aujourd’hui, je n’ai aucune assurance.» Au bout d’une rue, des femmes sortent d’un bâtiment accompagnées de leurs jeunes enfants. C’est le centre de la Forem, la Fondation nationale pour la promotion de la santé et le développement de la recherche. En 1998, un an après les attaques, la fondation décide d’ouvrir un centre médico-social au coeur de la ville pour prendre en charge les enfants victimes de traumatismes psychologiques.
Toboggans
Quinze ans plus tard, le centre est toujours le lieu de soutien social pour les habitants de Bentalha et ceux des alentours. C’est surtout la seule crèche de la ville. Une quinzaine de jeunes enfants attendent l’arrivée de leurs parents en jouant autour des toboggans. Hassina est venue chercher ses jumeaux. Cette ancienne habitante de Belcourt est arrivée à Bentalha lorsqu’on lui a attribué un logement social, dans la cité des 700 Logements. Inquiète au début à cause du passé de la ville, elle affirme que tout va bien aujourd’hui. «On est bien desservis par les transports», explique-t-elle. Elle avoue quand même que les activités pour les enfants manquent. Mais la crèche est «bien moins chère qu’ailleurs». A l’étage, une jeune femme assure des cours d’alphabétisation à un petit groupe de dames d’une cinquantaine d’années. La vie à Bentalha ? «Je vis normalement», assure-t-elle. Pas de problème de sécurité, un loyer très abordable et des services : «On a deux médecins généralistes, un dispensaire, un dentiste, plusieurs écoles et un lycée. Il y a aussi une salle de sport. On avait même une équipe de football l’année dernière», sourit-elle. Si au centre-ville de Bentalha on évoque difficilement la nuit du 23 septembre 1997, dans les locaux de la Forem, le drame est encore très présent. Le centre accueille toujours des enfants traumatisés par les violences. Les mères de ces enfants viennent régulièrement pour percevoir une aide financière, sociale ou administrative.
Enurésie
Dans le jardin, elles sont assises en cercle dans un kiosque, en attendant leur rendez-vous avec les responsables. Fatima-Zohra a perdu son mari et son beau-père cette nuit-là. «Ils ont frappé à la porte. Les hommes sont sortis, ils sont tous morts. Dans la maison, il ne restait que les femmes.» A l’époque, son dernier fils n’avait que 7 jours. Le plus grand, Yacoub, venait d’avoir 5 ans. Le choc le rend très nerveux. Un an plus tard, Fatima-Zohra vient demander de l’aide au centre de la Forem, toujours très affectée. «Quand la nuit arrivait, je me mettais à pleurer. Dès que j’entendais un bruit, j’avais peur !» Les psychologues prennent Yacoub en charge. Aujourd’hui, l’un de ses premiers dessins est toujours affiché sur les murs de la grande salle. Il avait dessiné un couteau et beaucoup de sang. «Quand il venait ici, il apprenait beaucoup et on s’occupait bien de lui. Maintenant il va mieux», sourit sa mère, la tête enveloppée d’un foulard bleu nuit. Mohamed Amine aussi va mieux. En 2001, son père et son frère sont tués par balle lors d’un mariage. L’attaque fait 27 morts. S’il n’avait que 2 ans à l’époque, le traumatisme est bien là. Aujourd’hui, le jeune garçon a 12 ans, il vit replié sur lui-même et souffre d’énurésie, mais il va à l’école. Grâce aux psychologues du centre, il s’est ouvert aux autres et ses angoisses se sont un peu apaisées. «Je n’y serais jamais arrivée seule», souffle Yamina, sa mère. Elle sort de son sac une photo du corps ensanglanté de son mari et l’acte de décès. Au lendemain du drame, elle s’est retrouvée sans travail avec ses sept enfants. Les larmes coulent : «Ma vie a explosé !»
Comme des rats
Dans la rue, le silence se fait pesant. Seuls deux ouvriers discutent à l’ombre d’une maison en construction. Les ruelles de Bentalha sont vides. Mais au bout de la rue principale, un murmure monte. Une foule sort de la nouvelle mosquée encore inachevée. Sur le sol, des cagettes de fruits et de légumes. Pastèques, melons, pêches, les camionnettes servent d’étals. Il n’y a pas de marché. Des sachets aux bras, un homme en colère lance : «Rien n’a changé ! A Bentalha, on vit comme des rats.» La route s’arrête. Pas d’issue, car de l’autre côté, il y a l’oued. Après l’oued, les vergers. Le visiteur doit faire demi-tour, prendre la rue principale dans l’autre sens et revenir sur la route nationale. Là, au pied de l’échangeur autoroutier, les jeunes sortent du lycée. La foule est joyeuse et rieuse. En face, le long de l’autoroute, les nouveaux immeubles se suivent et se ressemblent. Bleus, jaunes, verts, blancs. C’est neuf et coloré, mais vide et austère. Bentalha d’aujourd’hui est à l’image de l’échangeur. D’un côté, il y a la vie. De l’autre, la mort.
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MOSTEFA KHIATI. Professeur de pédiatrie et président de la Forem. "Grâce à la prise en charge psychologique, les enfants vont mieux" :
- Le centre de Bentalha a ouvert ses portes en 1998. Vous vous apprêtez à publier un rapport sur la prise en charge psychologique des enfants traumatisés. Quel est votre bilan?
Pour nous, le bilan est bon. Nous avons pris en charge plus de 20 000 enfants depuis la création du centre. A l’origine, trois quarts de nos patients présentaient un stress post-traumatique, grave dans la majorité des cas. Aujourd’hui, cela ne concerne que 51% d’entre eux. Nous sommes satisfaits de notre travail, car certains enfants ont pu poursuivre leurs études, obtenir un diplôme, se marier et avoir des enfants. Ils vont mieux. D’autres ont mal tourné, sont tombés dans la drogue ou sont désormais en prison. Enfin, beaucoup d’enfants ont été perdus de vue, notamment parce qu’ils ont déménagé depuis 1998. Nous aurions souhaité que plus d’enfants soient pris en charge. Au total, nous estimons que 24 000 mineurs ont été accompagnés sur tout le territoire. Mais dans certaines zones, pourtant très touchées par les violences comme Jijel, Bouira, la Kabylie, ou encore Médéa, rien n’a été fait.
- Dans quel état sont les enfants qui ne vont pas mieux ?
Il y a d’abord les personnes qui persistent à se replier sur elles-mêmes, comme des autistes. Elles n’éprouvent d’intérêt pour rien. Puis il y a, au contraire, les personnes agressives envers leur entourage, avec qui il est extrêmement difficile de communiquer puisqu’elles sont hyper-actives ou hyper-émotives. Ce sont les gens qui refusent de s’asseoir, par exemple. Mais certains symptômes persistent même chez les patients qui vont mieux. Ces derniers continuent à faire des cauchemars. De petits événements peuvent leur faire revivre le choc traumatique. Enfin, le niveau d’anxiété général d’une personne qui a subi un traumatisme psychologique est bien plus élevé que celui de quelqu’un qui n’en a jamais eu.
- Quinze ans après le massacre de Bentalha, une prise en charge psychologique est-elle encore nécessaire ?
Bien sûr ! Nous croyons que même les gens qui n’ont pas été pris en charge jusqu’à aujourd’hui doivent être écoutés. Il faut des psychologues correctement formés et des cellules d’écoute dans tout le pays. Mais attention, l’Etat doit faire des efforts. Il ne faut pas envoyer des jeunes diplômés dans ces centres. Aujourd’hui, la formation de psychologue clinicien est insuffisante, car les étudiants n’ont qu’un bagage livresque. Ils n’ont pas suivi assez de stages et donc peu d’expérience pratique. Avant de pouvoir s’occuper de personnes traumatisées, il faut de l’expérience. L’idéal serait d’avoir une formation supplémentaire. La thérapie de groupe est trop peu enseignée en Algérie.
- Si aucune prise en charge n’est mise en place pour ces anciens enfants devenus de jeunes adultes, que se passerait-il ?
C’est grave, dans la mesure où l’on estime qu’un million d’enfants ont été traumatisés pendant les années 1990. La majeure partie n’a eu aucune aide psychologique. Or, aujourd’hui, on assiste à une élévation du niveau de violence chez les jeunes. Le standard dans les relations humaines, c’est la violence. Quand on veut parler, on crie, quand on veut se faire comprendre, on donne un coup. On voit bien ce qu’il se passe dans les stades de football. A mon sens, c’est lié à ce traumatisme vécu pendant l’enfance. Prenons par exemple le cas des mineurs présentés devant la justice pour tout type de délit ou de crime. Auparavant, ils étaient 10 000 par an. Aujourd’hui, ce chiffre s’élève à 15 000. Là encore, je fais le lien avec l’absence de prise en charge psychologique.
- Les nouvelles générations n’ont pas connu les violences des années 1990. Sont-elles susceptibles d’être exposées au traumatisme malgré tout ?
Oui, car sans prise en charge, le mode de vie de leurs parents, qui, eux, ont subi un choc, peut être soit trop agressif, soit, au contraire, trop effacé. C’est cela qui va être transmis à l’enfant. On constate très souvent que lorsqu’un père est violent, ses enfants ont tendance à lui ressembler. Malgré tout, on ne peut pas parler de transmission directe du traumatisme. Mais il y a des risques de fragilité psychologique
Une nuit de septembre :
Dans la nuit du 22 au 23 septembre 1997, un groupe de 200 hommes armés, habillés «comme des Afghans», avec des gilets de reporters, pénètre dans le village de Bentalha. Vers 22h, après avoir coupé l’électricité, ils lancent une série d’attaques.
A l’aide de bombes artisanales et de grenades, ils font exploser de nombreuses maisons de Haï Djilali et Haï Boudoumi. Pendant près de cinq heures, les assaillants vont égorger et assassiner, parfois à coups de hache, des hommes, des femmes et des enfants. Les hurlements des victimes vont terrifier la population.
Les habitants ne sont pas armés. Certains tentent de défendre leur famille en jetant des briques aux assaillants. D’autres se réfugient sur leur terrasse. Quelques familles réussissent à s’enfuir et à se cacher dans les champs. Si le bilan officiel de l’époque est de 85 morts, la presse algérienne a dénombré près de 400 victimes sur les 3000 habitants du village.
Dans la plupart des cas, des familles entières sont décimées. A l’hôpital Zmirli, là où ont été envoyées les victimes, une femme s’effondre de douleur. Elle est prise en photo par un photographe de l’Agence France Presse. Le cliché fera le tour du monde sous le nom de «La Madone de Bentalha».
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Yasmine Saïd
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