Islam et occidentalisation dans l'autofiction d'Isabelle Eberhardt
À une époque où le Coran fut largement discrédité, et l'islam tenu responsable des violences, Eberhardt donne un autre visage au coupable : celui du colon. L'enlèvement de Tessaadith est à peu près légal : selon la justice coloniale, Tessaadith n'avait pas le droit d'habiter avec son spahi. Puisqu'ils n'étaient pas mariés, elle est chargée de la faute de prostitution clandestine. Les prostituées doivent se rendre à la maison publique, sous le contrôle du gouvernement. Toute femme vivant avec un homme, mais non mariée est une prostituée, ce qui fait un beau prétexte pour enlever Tessaadith. Dans « Sous le joug », Eberhardt critique à la fois certaines traditions autochtones, la domination des Européens qui se croient tout permis, et la presse qui soutient les mensonges des colons.
Le récit « Exploits indigènes » est une satire encore plus virulente dans sa critique de l'administration coloniale, et surtout de la presse. Deux serviteurs européens volent une oie du jardin d'un colon, étant sûrs que le personnel européen ne sera pas soupçonné. Non seulement ce sont les musulmans qui sont accusés de ce vol, niais cette oie devient symbole même de la corruption des musulmans, qui font souffrir les pauvres colons. Un article dans un journal cite l'exemple de l'oie comme évidence que « le banditisme indigène augmente rapidement »s-3. L'oie dans le récit est donc symbole des accusations absurdes portées contre les musulmans boucs émissaires, tandis que l'immunité des Européens est assurée.
[1] À propos des autres raisons pour lesquelles Eberhardt n’a pas accusé son agresseur, Abdallah Mohammed, qui l'a grièvement blessé, elle écrit : „ J’ai beau chercher au fond de mon cœur de la haine pour cet homme, je n'en trouve point. Du mépris encore moins. Le sentiment que j’éprouve pour cet être est singulier : il me semble, en y pensant, côtoyer un abîme, un mystère dont le dernier mot...ou plutôt dont le premier mot n’est pas dit encore et qui renfermerait tout le sens de ma vie. » Écrits sur le sable, vol. 1, op. cit., p. 359. Elle écrit aussi, dans une lettre aux administrateurs, que cet homme a une femme et des enfants, qui vont souffrir s’il va en prison, ou si on l’exécute. Puisqu’elle écrit souvent sur la misère des femmes abandonnées par des circonstances défavorables, on ne doute pas de la sincérité de sa motivation.
[2] Écrits sur le sable, vol. II, op. cit., p. 148.
[3] Ibid., p. 178.
[4] Ibid., p. 188.
CONCLUSION
Isabelle Eberhardt
L’amoureuse du Sahara
Vêtue en cavalier arabe, chevauchant son étalon sans jamais se fatiguer, sa vie réelle et son œuvre se confondent. Terriblement moderne par sa volonté de se créer une identité avec la seule force de son désir, et de s’affranchir des valeurs de sa culture d’origine, elle est un modèle pour tous ceux qui rêvent d’un ailleurs moins matérialiste.
"Nomade j’étais quand, toute petite, je rêvais en regardant les routes, nomade je resterai toute ma vie, amoureuse des horizons changeants, des lointains encore inexplorés. »
(Lettres et Journaliers).
Fille illégitime d’une aristocrate slave neurasthénique et d’un précepteur anarchiste, Isabelle Eberhardt hérite, en naissant, d’une histoire familiale tourmentée : des frères aînés alcooliques et déséquilibrés, une demi-sœur qui accuse Alexandre Trophimovski, le père d’Isabelle, d’abus sexuels. Augustin, le seul frère qu’elle chérisse, est toxicomane et, selon la romancière Edmonde Charles-Roux dans Isabelle du désert, leurs relations sont à la limite de l’inceste. Pas d’école, son précepteur de père lui enseigne les lettres, les arts et les sciences. Et à 18 ans, elle publie ses premiers textes (Infernalia, Vision du Maghreb) qui, la plupart, racontent une Algérie dont elle n’a pas encore foulé le sol. Déjà, elle rêve de l’autre rive de la Méditerranée.
Les cheveux coupés courts, toujours habillée en garçon, signant ses écrits de pseudonymes masculins, Isabelle la rebelle se situe quelque part entre George Sand et Arthur Rimbaud. Elle aurait facilement pu devenir une dépressive pathologique : « Il y a toujours ce fond insondable de tristesse sans cause connue, qui est l’essence même de mon âme. » Elle prend le parti de faire de sa vie un roman. Mieux, elle sera elle-même une sorte de personnage romanesque farouchement anticonformiste.
La vie est mouvement
Saint Augustin qualifie l’homme d’homo viator, de passager, de voyageur. Nous ne sommes là qu’en transit. Isabelle Eberhardt a-t-elle lu l’œuvre de l’évêque d’Hippone ? Elle partage en tout cas sa conception de l’existence. Pleinement consciente de l’« impermanence » des choses et des êtres, elle invite le lecteur à l’acceptation d’un réel nécessairement mouvant : « Jouissons du moment qui passe et de la griserie qui bientôt sera dissipée… La même fleur ne s’épanouit pas deux fois, et la même eau ne baigne pas deux fois le lit du même ruisseau. » Selon elle, « le charme poignant de la vie vient de la certitude absolue de la mort. Si les choses devaient durer, elles nous sembleraient indignes d’attachement. » (Dans l’ombre chaude de l’islam, Actes Sud, 1999).
La spiritualité pour oublier la mort
Le rapport qu’entretient Isabelle avec la mort est pourtant loin d’être serein. Rien ne parvient à lui faire oublier les êtres chers qu’elle a perdus – son père, sa mère, ou son frère Augustin dont elle est séparée. Sa conversion au soufisme, la branche mystique de l’islam, nourrit sa soif d’absolu. Mais il s’agit aussi pour elle de panser sa souffrance d’éternelle endeuillée, par une sagesse qui se rit de la mort. Et puisque le soufisme est, par excellence, la mystique privilégiée du petit peuple, des pauvres, des démunis, elle s’applique dans ses écrits à dépeindre l’existence des plus défavorisés. Les femmes essentiellement, maltraitées, mariées de force, empêchées d’aimer. La magie du désert ne l’aveugle pas sur le réel. Elle reste une vagabonde, une errante, que rien, dans le fond, ne saurait satisfaire durablement, sauf peut-être l’écriture. « Il n’y a qu’une chose qui puisse m’aider à passer les quelques années de vie terrestre qui me sont destinées : la littérature. » (Lettres et Journaliers).
Le désir comme guide
« Il faut apprendre à sentir plus profondément, à mieux voir et, surtout, encore et encore, à penser. » (Lettres et Journaliers). A une époque où il est de bon ton de suivre une destinée déterminée par son milieu social et familial, Isabelle Eberhardt détonne. Ses idéaux sont étonnamment actuels : s’épanouir, devenir ce qu’elle se sent être intérieurement. Elle transgresse les limites, à commencer par celle, universelle, qui interdit d’être à la fois homme et femme. Elle se fait appeler Si Mahmoud Saadi et, dans la peau de ce personnage, se transforme en Bédouin mâchouillant sa chique. Slimane Ehni, l’homme de sa vie, avait coutume de la présenter ainsi : « Voici mon compagnon Mahmoud et ma femme Isabelle. » Après sa mort, le général Lyautey – futur maréchal de France – a pu dire : « Elle était ce qui m’attire le plus au monde : une réfractaire. Trouver quelqu’un qui est vraiment soi […] et qui passe à travers la vie, aussi libérée de tout que l’oiseau dans l’espace, quel régal… » Périr noyée à 27 ans en plein désert : quelle fin paradoxale, mais tellement digne d’elle. Sur sa tombe à Aïn Sefra (Algérie), il est écrit : Isabelle Eberhardt, écrivain, Mahmoud Saadi, baroudeur mystique du Sahara.
''Je ne suis qu’une originale, une rêveuse qui veut vivre loin du monde, vivre de la vie libre et nomade, pour essayer ensuite de dire ce qu’elle a vu et peut-être de communiquer à quelques-uns le frisson mélancolique et charmé qu’elle ressent en face des splendeurs tristes du Sahara.''
Inondation de 1904 à Ain Sefra
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