ABSORPTION CULTURELLE
Des individus dans les récits d'Eberhardt sont souvent absorbés par l'Orient. De manière plus générale, Eberhardt exprime aussi l'idée que le continent africain va toujours finir par absorber ses conquérants étrangers. Lors de son dernier voyage, Eberhardt écrit : « J'ai voulu posséder ce pays, et ce pays m'a possédée. À certaines heures, je me demande si la terre du Sud ne ramènera pas à elle tous les conquérants qui viendront avec des rêves nouveaux de puissance et de liberté, comme elle a déformé tous les anciens. N'est-ce pas la terre qui fait les hommes ? »[1]. Les rythmes de la vie, la nature, les traditions au Maghreb finiront par transformer tous ceux qui y vivent, y compris les colons. La terre est personnifiée comme une mère ou une bergère qui ramène à elle les enfants souffrants, les brebis perdues.
Dans la nouvelle « Yasmina », on voit une terre plutôt affamée et monstrueuse, dans sa réclamation néanmoins justifiée : « Toute la gloire triomphante des Césars vaincue par le temps est résorbée par les entrailles jalouses de cette terre d'Afrique qui dévore lentement, mais sûrement, toutes les civilisations étrangères ou hostiles à son âme... »[2]. Cette terre est protectrice des civilisations autochtones, en dévorant les conquérants jusqu'à ce qu'ils perdent leur forme originale, tout comme un estomac absorbe les aliments. La conviction que la domination européenne ne va pas durer explique en partie le désintérêt d'Eberhardt pour la politique. Pourquoi lutter contre le colonialisme, puisque l'absorption de la culture européenne se fera d'elle-même ? Ce n'est qu'une question de temps. Or, l'idée d'absorption culturelle est proche du concept soufi selon lequel tous les êtres seront finalement réabsorbés par l'unité qui est Dieu. La quête soufie est celle de la conscience de cette unité divine, à travers la musique, la danse, le chant, et aussi l'amour. La terre divine de l'Afrique absorbera les Européens, tout comme Dieu absorbera l'humanité.
Notes
[1] Sud Oranais, op. cit., p. 249.
[2] Écrits sur le sable, vol. II, op. cit., p. 94.
ÉCRIRE EN FAVEUR DE L'ISLAM
En affirmant sa foi musulmane, Eberhardt va à l'encontre du projet colonial de sécularisation. Estomper l'islam dans la vie de tous les jours est une des stratégies du gouvernement français pour installer une colonie durable et pour réduire la résistance autochtone. Le gouvernement estime qu'une fois dépourvu de religion, le peuple n'aura plus la force de s'opposer au colonialisme ; l'histoire a révélé la fausseté de ce calcul.
Eberhardt commence son premier roman, Rakhil, avec l'intention d'écrire un « plaidoyer en faveur du Coran »[1]. Est-ce qu'elle y réussit ? Selon Danièle Masse, « ce `plaidoyer en faveur du Coran' tourne vite court » puisqu'elle est « tiraillée une fois de plus entre l'aspiration à la pureté absolue et à la débauche totale »[2]. S'il y a opposition débauche-pureté, ce n'est pas (comme le suggère Danièle Masse), une question d'immoralité et de sainteté, mais à cause de la dichotomie orient-occident. Il est vrai qu'Eberhardt oublie parfois son objectif de défendre le Coran. Elle ne s'éloigne jamais, pourtant, de la défense de ce qu'elle considère comme un islam pur, assiégé à la fois par la conquête occidentale et par les traditions exotériques ou préislamiques.
Rakhil raconte l'histoire de deux frères, l'un qui représente les valeurs européennes, l'autre les valeurs musulmanes. Belkassem est instruit selon la tradition de la confrérie de son père, et y obtient une position de pouvoir. Quant à Mahmoud, il reçoit une éducation européenne, et obtient un doctorat en droit d'une université française. Rakhil comprend plusieurs symboles qui opposent la pureté de l'Orient et la corruption de l'Occident. Rakhil réserve son lit bédouin à elle seule ; pour recevoir ses clients, elle utilise un lit italien. L'Europe, symbolisée par un lit italien, est lieu de vice, d'un simulacre d'amour, vendu et acheté, alors que Rakhil garde pour elle et pour son vrai amour, Mahmoud, le lit bédouin [3].
Notes
[1] Isabelle Eberhardt , Les Journaliers , Introuvables, 1985, p. 27.
[2] Danièle Masse, sous la direction d’Anne Roche, Deux itinéraires sous le signe de l'Orient : Isabelle Eberhardt et Ella Maillart, thèse, Université d’Aix-Marseille,
année 1990-1991, p. 143.
[3] Rakhil, op. cit., p. 93.
À l'opposé de l'esprit éclairé et pacifié, évident chez Belkassem; Mahmoud est tourmenté. Il passe son temps à séduire toutes lei femmes de la maison ou à errer sans but, en proie au nihilisme et au vice occidentaux. Sa famille prône le Coran qui serait capable de k guider, mais lui le refuse. Dans sa débauche, irrespectueux de toué il va jusqu'à prendre la femme de son frère comme maîtresse. Non seulement il est malheureux, mais il sème des problèmes autour de lui. Il représente les malheurs de l'Europe, qui, loin de rester dan: leur continent d'origine, s'en vont polluer le reste du monde Comme le Mahmoud du roman, que les circonstances obligent retourner dans son pays d'origine, Eberhardt souffre chaque foi qu'elle revoit la « terre d'exil », l'Europe, où elle s'ennuie et déprime autant que lui dans son pays natal. Le Mahmoud du roman ressemble à Eberhardt-Mahmoud comme un reflet dans un miroir.
Mahmoud tombe amoureux de la belle prostituée juive, Rakhil qui est, comme lui, « sans cesse en proie à un désir vague, indéter miné et d'autant plus angoissant qu'elle était incapable d'en défini: la cause et l'objet. C'était en elle comme en lui à certaines heures de douloureux et violents élans vers un ailleurs inconnu, mais oi devait être le bonheur et qu'ils n'atteindraient jamais [...] »[1]. Ils subissent la même douleur douce qui pousse Eberhardt à voyager et à se réjouir des perpétuels départs.
Après sa rencontre avec Rakhil, Mahmoud ne s'intéresse plus Chelbia, femme de son frère, qui devient furieusement jalouse Enfermée à la maison, Chelbia n'a pas d'autre passe-temps que dl songer à reconquérir Mahmoud, et, lorsqu'il lui dit qui est soi amante, de brûler de haine pour Rakhil. Pourtant, Belkassem insiso sur le fait que le Coran « [...] ne contraint point la femme à l'igno rance et à la claustration »[2]. Au contraire, Belkassem veut élever s; femme au même niveau d'instruction que lui-même. C'est la rat» de Mahmoud qui veut la claustration des jeunes femmes, ce qu'ell. fonde « [...] non pas sur la très libérale doctrine du Coran mais bien sûr certaines coutumes postérieures aux siècles de gloir de l'Islam, et très oppressives »[3].
Notes
[1] Ibid., p. 79.
[2] Ibid., p. 69.
[3] Ibid., p. 64.
À première vue, le « vrai islam apparaît comme une sorte de panacée pour soulager l'âme, ainsi que pour encourager la liberté et l'autonomie. Eberhardt vise ainsi à montrer aux lecteurs européens un islam idéal, qu'elle découvre dans l'islam ésotérique, loin des dogmes, embrassant les expériences transcendantes de l'amour. La pratique exotérique de l'islam, pourtant, est parfois remise en cause, même si Eberhardt défend ardemment la foi de Belkassem, qui croit « en ce Dieu de l'Islam qu'il adorait en toute sa sublime et simple splendeur, dégagée de tous les symboles, de tous les mythes destinés à la plèbe des non-initiés [...] » [1].
Comme dans la vie d'Eberhardt, l'islam n'est pas la seule toute-puissance ; c'est dans l'amour que Mahmoud et Rakhil transcendent leurs tourments. La comparaison entre l'amour divin et l'amour entre amants est caractéristique du soufisme. Le Mathnawi de Rûmî comprend plusieurs poèmes qui se servent de l'amour humain comme métaphore de l'amour de Dieu. Le poète s'adresse à Dieu comme à un amant. Dans l'acte d'amour, Mahmoud et Rakhil sont « [...] lavés par les larmes extatiques de la volupté », en voyant « l'illusion enivrante de leur éternité »[2].Eberhardt, aussi fascinée par la volupté que par l'esprit, exprime ses penchants personnels à travers un plaidoyer à la fois pour le Coran, la liberté et l'amour : tout ce qui tend vers l'Absolu. À travers le personnage de Mahmoud, tantôt elle-même, tantôt son opposé, Eberhardt exprime les tensions dans sa vie souvent contradictoire. Les tourments de l'esprit de Mahmoud ne sont qu'aggravés par la pensée européenne ; ils sont là bien avant. Ainsi, Rakhil comme plaidoyer pour le Coran est ombragé par d'autres thèmes primordiaux pour Eberhardt, notamment les conflits intérieurs de l'individu. Tout en valorisant l'islam de l'initié, Rakhil explore les conflits personnels de l'écrivain, son attirance pour l'islam et ses tentatives pour réconcilier liberté et dévotion .
Notes
[1] Ibid., p. 81.
[2] Ibid., p. 98.
Dans la nouvelle « Yasmina », Eberhardt expose les violences faites par le système colonial : « Il y avait bien une fontaine [...] mais le gardien roumi [...] ne permettait point aux gens de la tribu de puiser l'eau pure et fraîche dans cette fontaine. Ils étaient donc réduits à se servir de l'eau saumàtre de l'oued où piétinaient, matin et soir, les troupeaux. De là, l'aspect maladif des gens de la tribu continuellement atteints de fièvres malignes. »[1]. Ici, le colonialisme n'est pas un remède pour des conditions misérables, mais précisé-ment la cause de ces conditions. L'Europe donne avec une main la maladie, avec l'autre main la cure, tout en proclamant la nécessité de son aide bienfaisante.
Le colonialisme, selon les récits d'Eberhardt, est mauvais pour tout le monde. Dans « Le Major »[2], ce n'est pas que les peuples colonisés qui sont déshumanisés, mais les administrateurs aussi, comme le montre le portrait suivant : « Dur, froid, soumis aveuglément aux ordres venant de ses chefs, sans jamais un mouvement spontané ni de bonté, ni de cruauté, impersonnel, le capitaine Malet vivait depuis quinze ans parmi les indigènes, ignoré d'eux et les ignorant, rouage parfait dans la grande machine à dominer [3] » C'est la même personne qui demande à Jacques de ne jamais montrer de l'amitié pour les musulmans, mais de : «... ne jamais rapprocher ces gens de vous, (de) les tenir à leur juste place, » puisque seule la sévérité peut les dompter [4]. Mais Jacques refuse ces conseils, en considérant plutôt qu'il a réussi quand les autochtones n'ont plus peur de lui, et ne le saluent plus.
Critiqué à cause de son amitié avec les musulmans, donc obligé de partir, Jacques dit au capitaine : «...je pars avec la conviction très nette et désormais inébranlable de la fausseté absolue et du danger croissant que fait courir à la cause française votre système d'administrateur[5]. Il n'est toujours pas contre la « cause française » telle qu'il l'imagine dans une abstraction bienfaisante. Cette abstraction, dans les récits d'Eberhardt, n'a aucun rapport avec la réalité coloniale.
Notes
[1] Écrits sur le sable, vol. Il, op. rit., p. 96.
[2] Ibid., p. 157.
[3] Ibid., p. 162.
[4] Ibid., p. 159.
[5] Ibid., p. 181.
Le récit « L'Arrivée du colon »[2] se concentre particulièrement sur la déshumanisation des autochtones musulmans. Il fut inspiré par le soupçon dont furent victimes Eberhardt et son mari, « deux indigènes », lors de leur arrivée à l'hôtel des Arts à Ténès en 1902[3]. Ce récit est raconté sur un ton sarcastique, comme le montre les phrases suivantes : « Certes, il y aurait là-bas beaucoup de difficulté : le climat parfois meurtrier, le sol inconnu, la sécheresse, le sirocco, les sauterelles, les indigènes [...] Les manuels qu'avait lus Bérard parlaient de tout cela »[4]. Les « indigènes » n'y sont donc qu'un inconvénient naturel, tout comme les sauterelles et les inondations, contre lequel se protéger, ou mieux, qu'il faut dompter, voire éradiquer.
Mais ce récit cherche aussi à humaniser le colon, qui est parfois lui-même victime d'un projet qu'il ne comprend pas [5]. Le nouveau colon, d'une naïveté surprenante, demande au serveur du café maure pourquoi les autochtones ne semblent pas l'aimer. Il se trouve au café maure, d'ailleurs, parce que les autres colons l'ont vexé avec leurs discours politiques. Il est en dehors des deux mondes, ne trouvant aucune place, ni chez les Européens, ni chez les autochtones. Le serveur lui explique : « Il y en a par là qui en avaient de la terre et du blé, avant l'agrandissement. À présent, ils n'ont rien. Alors ils n'en sont pas contents, tu comprends. Mais ça ne fait rien. » [6]. Embarqué en toute innocence, le nouveau colon se rend compte qu'il est un intrus, et il finit par éprouver une extrême tristesse.
Notes
[1] Ibid., p. 182.
[2] Ibid., p. 249.
[3] Voir note à la fin du récit, p. 252
[4] Ibid., p. 248, pas d'italiques dans l'original.
[5] Eberhardt s'identifie avec tous les déshérités du Monde, comme le témoigne son amitié pour les soldats de la Légion étrangère. Loin d'être de la propagande pour un mouvement islamiste, ses récits exposent des malheurs infligés à divers individus.
[6] Écrits sur le sable, vol. Il, op. cit., p. 252.
Cette tristesse est aggravée pour le lecteur par l'apathie apparente du serveur, qui comprend qu'il y a de l'injustice, mais qui ne semble pas y accorder de l'importance. D'une façon résignée, ou peut-être simplement circonspecte, il emploie même l'euphémisme administratif d'agrandissement.
Les colons du récit « Sous le joug », pourtant, sont tous corrompus. Eberhardt y dénonce particulièrement le système judiciaire, mais aussi des traditions autochtones telles que les mariages arrangés et la claustration de la femme. Ce récit est influencé par le procès de l'agresseur d'Eberhardt en 1901. En le lisant, on comprend mieux pourquoi elle prenait la défense de celui qui voulait sa mort. Entre autres raisons, elle ne veut pas que cet incident augmente injustement la fureur des colons contre les musulmans [1].
« Sous le joug » commence avec l'évocation un autochtone qui est accusé d'avoir volé des légumes du jardin des colons. L'homme employé à flageller ce supposé voleur extorque de l'argent à son père, en menaçant de tuer le fils. Cela donne le ton pour une suite encore pire, dans ce monde où les indigènes « saluent militairement, de peur de la prison et des coups. »[2].Tessaadith, femme à l'esprit indépendant, est forcée de se marier avec un vieillard qu'elle quitte par la suite, pour un spahi. On voit d'abord une critique des mariages arrangés : « On donna Tessaadith à un marchand d'Eloued, un vieux qu'elle ne connaissait pas. Le soir, parée, les femmes la menèrent dans une chambre et la laissèrent seule, pour le viol légal, en face d'un inconnu caduc et laid. »[3];. Tessaadith oblige ce vieillard à divorcer. Mais elle tombe victime de la même chose, en version coloniale : elle subit le viol légal du lieutenant Lavaux qui, en apprenant l'existence de cette belle femme, ordonne qu'elle soit capturée et amenée chez lui. Le spahi, après avoir passé des années à nourrir sa rancune, assassine le lieutenant. Cela lui coûtera, il le sait d'avance, sa propre vie. Ironiquement, c'est le lieutenant qui est considéré comme le martyr : « Sous ce titre : `Mort au champ d'honneur', un journal publia une biographie du colonel de Lavaux, l'un des pionniers de la civilisation française dans le Sud algérien, martyr du devoir, tombé sous les coups du fanatisme. On cita même des versets du Coran et Mahomet fut rendu responsable du 'drame d' Eloued'. »[4].
[1] À propos des autres raisons pour lesquelles Eberhardt n’a pas accusé son agresseur, Abdallah Mohammed, qui l'a grièvement blessé, elle écrit : „ J’ai beau chercher au fond de mon cœur de la haine pour cet homme, je n'en trouve point. Du mépris encore moins. Le sentiment que j’éprouve pour cet être est singulier : il me semble, en y pensant, côtoyer un abîme, un mystère dont le dernier mot...ou plutôt dont le premier mot n’est pas dit encore et qui renfermerait tout le sens de ma vie. » Écrits sur le sable, vol. 1, op. cit., p. 359. Elle écrit aussi, dans une lettre aux administrateurs, que cet homme a une femme et des enfants, qui vont souffrir s’il va en prison, ou si on l’exécute. Puisqu’elle écrit souvent sur la misère des femmes abandonnées par des circonstances défavorables, on ne doute pas de la sincérité de sa motivation.
[2] Écrits sur le sable, vol. II, op. cit., p. 148.
[3] Ibid., p. 178.
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