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A l’aube du 8 avril 1957, un lundi, le huitième jour du mois sacré du Ramadhan, dans la cour d’honneur de cette légendaire prison, naguère appelée Barberousse, tomba la tête du moudjahid Babouche Saïd Ben Mohamed dans le panier de la guillotine.
Un mois auparavant, précisément le 12 mars, je comparaissais devant le sinistre Tribunal militaire des forces armées françaises en Algérie, siégeant au centre-ville d’Alger, à la rue Cavaignac.
Au milieu du rang de soldats qui me présentaient les armes (c’était de coutume), je me tenais debout, face au commissaire du gouvernement qui me lisait le verdict. «Le tribunal vous condamne à la peine de mort», me déclara-t-il. J’avais dix-neuf ans et un mois. Ensuite, j’ai été invité par le commissaire du gouvernement à formuler une demande d’appel. J’ai consenti à signer la feuille, mais sans aucune conviction quant à une éventuelle révision du procès.
D’ailleurs, huit jours plus tard m’a été notifiée la confirmation du jugement rendu par le tribunal. Il faut dire que pour cette instance judiciaire, les circonstances atténuantes ne figurent pas dans ses registres. La vie que j’avais menée jusqu’à cet âge n’ayant pas été celle d’un enfant gâté, et mon appartenance aux groupes de militants qui activaient pour la cause nationale ont créé en moi une foi inébranlable. Aussi, j’ai sereinement accepté la peine qui m’était infligée. Le lendemain, soit le 13 mars 1957, le quotidien d’Oran, L’Echo, publiait un article dont le titre, assez révélateur du degré de professionnalisme de la presse d’alors, se passe de commentaires : «Le tribunal militaire d’Alger, a condamné hier un terroriste âgé de 14 ans à la peine de mort.»
En fin de matinée, le fourgon cellulaire me ramène à la prison. Au greffe, les formalités d’enregistrement sont vite accomplies. J’enfile la tenue vestimentaire réservée aux condamnés à mort. Signe distinctif : la lettre x de couleur jaune (faite probablement au pinceau) est tracée sur le dos de la jaquette. Les formalités au greffe accomplies, je suis conduit, immédiatement après, les mains menottées, à la geôle n° 3 à l’intérieur de laquelle se trouvaient Babouche Saïd et Si Moh, tous deux anciens maquisards de la région de Kabylie. Leurs âges respectifs approchaient la quarantaine.
Une profonde fatigue
Le visage patibulaire, le regard hagard, parfois d’acier avec sous les yeux de lourdes poches qui reflétaient, manifestement, les signes d’une profonde et longue fatigue, ces deux hommes, résignés à leur sort, guettaient chaque matin, à l’aube, et ce, depuis plus de 15 mois, un quelconque mouvement des gardiens, annonciateur de leur mise à mort. Cette attitude de Babouche et de son ami ne me plaisait guère et je n’ai pas tardé à le leur faire comprendre. Plus tard, j’ai compris qu’ils étaient beaucoup plus méfiants de moi que craintifs. «Qu’a pu faire ce jeune homme pour que la sanction soit si importante», se sont-ils probablement posé comme question à mon propos ? Durant la quatrième semaine de ce même mois, j’ai eu l’agréable surprise d’être appelé au parloir. Je distinguais parmi les gardiens qui s’articulaient dans la sphère du greffe un grand monsieur dont l’impressionnante carrure vous intimide.
Je suis resté pantois à la vue de Maître Braun, l’un des plus renommés avocats de France, qui s’était déplacé de Paris pour me rendre visite. Je n’étais pas simplement honoré de la constitution par «l’organisation» d’un avocat dont les compétences dépassent les frontières même de France, mais surtout du risque que celui-ci a pris en se déplaçant sur Alger, compte tenu de l’attitude des ultras et des menaces qu’ils ne cessaient de proférer à l’encontre d’autres avocats, à l’exemple de Maître Giselle Halimi qui a assuré, à Alger, la défense de jeunes combattants pour l’indépendance de l’Algérie. Dans la soirée de cette fin du mois de mars, le temps était clément. Babouche et Si Moh faisaient leurs ablutions et se préparaient pour la cinquième prière.
J’en profitais pour me lever, coller mon visage au guichet (30 cm/15, ouvert à hauteur de ma tête, sur la partie supérieure de la porte de la cellule), et observer notre ami Mohamed Gacem, un enfant du Clos-Salembier qui occupait cette geôle depuis plus de trois mois. Une serviette sur la tête, très absent de ce qui se passait dans le couloir. Il consumait, songeur, sa cigarette en pensant probablement que c’était la dernière.
Après l’indépendance, l’autorité locale a fait baptiser au nom de Gacem Mohamed un boulevard sur les hauteurs d’Alger. Dans la cellule attenante à celle de Gacem, il y avait Makhlouf Ferradj, le frère cadet de Abdelkader, monté sur l’échafaud le 19 juin 1956, au même moment qu’Ahmed Zabana, dont l’exécution est commémorée chaque année, attitude qu’il est permis de considérer comme discriminatoire, antinomique. Le lendemain matin, au moment de sortir pour la promenade quotidienne dans la cour, il m’informa qu’une douzaine de dossiers de condamnés à mort avaient été envoyés en France pour être soumis au président de la République (à l’époque René Coty), seule autorité habilitée à décider de la mise en application de la décision du tribunal. Bien que la date de ma condamnation n’ait pas été lointaine, mon dossier faisait partie du lot.
La cellule, au bout du couloir, regroupait les quatre inculpés dans l’affaire de l’explosion de la bombe au stade d’El Biar. Parmi eux, Boualem Rahal qui ne me dépassait d’âge que de deux mois. Frêle, il ne pesait certainement pas plus qu’un boxeur de la classe «poids plume». En plus de sa condamnation à la peine capitale, il subissait la sanction que lui avait infligée la direction de l’administration pénitentiaire : le port des entraves (fers) aux pieds, même à l’intérieur de la cellule. En fin d’après-midi du 8 avril 1957, le crépuscule envahissait peu à peu le couloir de la mort. Les rondes ont commencé bien avant que la nuit ne soit totalement franche. C’était la huitième journée du mois sacré, de piété et de sacrifice, le Ramadhan. A l’intérieur de la cellule, Babouche et Si Moh bavardaient de choses et d’autres, des banalités, sans un sujet de discussion précis. Ils ne consommaient pas de tabac. J’ai donc ouvert un paquet de cigarettes et chauffé une tasse de café en brûlant une mèche faite d’un morceau de ma chemise et imbibée de graisse de la gamelle.
En plus de la pesante atmosphère dans le couloir, le quartier a été mis dans un isolement total par l’administration pénitentiaire, qui a fait suspendre, à l’entrée, un grand rideau de couleur bleu foncé. L’endroit était devenu plutôt un mouroir. Assurément, le condamné à mort n’avait plus la possibilité de distinguer, à partir de sa cellule, de nuit comme de jour, les mouvements que cachait ce rideau. La première ronde commença vers dix-huit heures. C’est Fréna, un pied-noir qui assurait le service en compagnie d’un autre surveillant. Fréna entretenait de bons rapports avec les détenus. Il tentait toujours d’humaniser leurs conditions de détention. Son comportement affectif était très apprécié par la grande partie des prisonniers. Tout au début de sa ronde, Fréna s’arrêta devant la cellule, le visage blafard, il fit pivoter la grosse chaîne attachée à la porte et demanda à Babouche, tout en jetant un regard furtif à l’intérieur, s’il recevait normalement des nouvelles de sa famille.
Il était très rare qu’un gardien de prison se permette, au cours d’une ronde, le soir, une familiarité avec un détenu, de surcroît un condamné à mort. Babouche, dont le séjour dans cette geôle faisait exception (près de deux années) a fini, par la force des choses, par nouer une sorte de relation amicale avec Fréna.
Ce soir là, le teint blême du visage du gardien et les balbutiements de ses lèvres trahissaient un événement que Babouche tente de déceler : «Vous avez doublement vérifié la serrure et la chaîne, avez-vous peur qu’on s’évade, dans ce cas vous pouvez entrer à l’intérieur de la cellule. A part cela, est-ce qu’il y a des préparatifs pour une exécution ?». «Non, répond Fréna, tu peux dormir tranquille». Sur ce, Babouche retourna s’asseoir et continua de consumer sa cigarette, Fréna rejoignit son collègue qui le devançait déjà. Les miaulements d’un chat s’approchaient peu à peu du quartier des condamnés à mort. Vers le milieu de la nuit, alors que les prévenus, dans leur majorité, sommeillaient, on percevait le ronronnement des moteurs de camions, certainement militaires, venus encercler la prison à titre sécuritaire.
événement fatal
On entendait également des bruits, supposés venir de la cour d’honneur, ce qui laissait présager l’assemblage des éléments métalliques de la guillotine. C’était donc la préparation de l’événement fatal pour un ou plusieurs des condamnés à mort. Au début de la seconde ronde, Fréna, dont le regard était larmoyant, s’immobilisa de nouveau mais un peu plus longuement devant la porte de la cellule. «Tu n’es pas encore couché Babouche, tu parais nerveux, pourquoi ?», questionna Fréna. «Je ne suis pas nerveux», répondit Babouche, mais j’aimerais que vous soyez franc avec moi et que vous me dites la vérité sur ce que je soupçonne, une exécution». Babouche ajoute, en murmurant au gardien de façon que je ne l’entende pas : «Vous pouvez me faire la confidence, vous savez que je n’ai aucune peur de cela.».
Pendant ce temps, j’étais allongé sur mon paillasson faisant semblant de lire l’ouvrage que j’avais en main. D’un ton rauque, Fréna finit par avouer à Babouche : «Je sais que tu as du courage, cela fait si longtemps que tu es là ; mais dis-moi franchement, as-tu toujours ce courage, toi qui as vu défiler de nombreux gars aller vers la guillotine ?». Avant même que Babouche ne donne sa réponse, Fréna le fixa de nouveau d’un regard perçant, une grosse larme sur sa joue. Les lèvres tremblotantes, il lui déclara en tournant sa tête de façon à cacher ses larmes : «Alors, c’est ton tour Babouche, prépare-toi.» Babouche tourne légèrement la tête dans ma direction. Je reprends le livre qui m’était tombé des mains à l’écoute de cette annonce, feignant n’avoir rien entendu.
Un peu plus tard, intervient le changement de brigades de surveillance. Les rondes qui ont suivi corroboraient les préparatifs de la cérémonie, mais on ne pouvait pas deviner qui des condamnés allait monter la marche de l’échafaud. Vers deux heures du matin, Babouche me demande de chauffer un peu de café ; nous avions fait la réserve pour ce mois de Ramadhan. J’enroule un morceau de tissu que j’avais gardé la veille et l’allume après l’avoir trempé dans un liquide huileux. Sirotant le café que je venais de préparer, Babouche ouvrit à son tour le carton où étaient stockées les cigarettes et en alluma une. Peu de temps avant l’aube, instant fatidique, Babouche fit quelques ablutions et commença une prière. Après cela, il s’assied face à moi et enchaîna sur un sujet tout à fait banal ; une façon de détourner mon attention de ce destin qui ne lui accordait encore que quelques instants à vivre. Vu mon jeune âge, Babouche a eu une attitude de sagesse qu’il n’est pas aisé d’oublier. Il n’a pas osé m’alarmer en m’informant de ce qui se préparait. Il avait d’ailleurs compris que j’étais inquiet à la vue du teint livide du visage des surveillants qui assuraient la ronde à cette heure tardive.
Quant à moi, je ne voulais pas lui avouer avoir entendu la nouvelle que lui a communiquée le gardien Fréna. Je continuais donc à bavarder avec Babouche, mais en le dévisageant de temps à autre. Quelquefois, je décelais une métamorphose dans son regard ; un regard glacial mais plein de compassion. La minute qui passait me paraissait très longue. J’essayais constamment d’imaginer ce que ressentait un homme qui se savait aller mourir quelques instants plus tard. Entre-temps, Si Moh qui n’avait pas été mis au courant de l’événement dormait paisiblement, les yeux grands ouverts. Une habitude qu’il a acquise durant les campagnes auxquelles il a pris part dans les maquis. J’étais heureux de rencontrer Babouche Saïd.
Cet homme natif de Mizrana. Mon estime était née d’abord du fait qu’il ait fait partie premiers groupes de maquisards qui activaient dans la région de la Kabylie, et également par respect à son âge et à son humilité, puis à son humanisme et à son courage, et par dessus tout à sa façon de respecter autrui. A trois heures du matin, soit une heure environ avant l’échéance, Babouche me demanda de lui écrire une lettre à l’adresse de son frère. J’écrivais ce qu’il me dictait. Arrivé au passage où il chargeait son frère de prendre soin de ses enfants, je n’ai pu me contenir et j’ai éclaté en sanglots. «Mais qu’as-tu Si Omar ?», me dit-il. Difficilement, je me suis ressaisi et essuyé mes larmes. «Je me suis rappelé mes parents», lui ai-je répondu.
Babouche me donna une tape sur l’épaule compatissant à mon inquiétude. Il me prodigua quelques encouragements en me disant : «Si Omar, l’indépendance du pays est pour bientôt, nous ne n’éterniserons pas dans cette prison. Les actions armées de fidayine ont commencé dans la partie Ouest du territoire.» J’ai achevé la lettre en constatant cette fois encore que le teint du visage de Babouche avait changé. Il y avait quelque chose que je n’arrivais pas à discerner, mais qui avait un lien avec ce qu’observait Babouche. Il s’était rendu compte que dans l’allée de l’étage au-dessus où étaient incarcérés des prévenus, les gardiens marchaient sur la pointe des pieds, ce qui était tout à fait significatif. Sans faire de bruit, ils procédaient doucement à la fermeture du guichet de leur cellule. Babouche avait compris que l’heure était finalement arrivée. Cinq minutes ne s’étaient pas écoulées quand la lumière s’éteignit, jetant la prison dans une totale obscurité.
A cet instant précis, les autres détenus, dans les salles, entamaient une véritable manifestation dont les échos atteignaient les quartiers des profondeurs de La Casbah : «Assassins, criminels, tahya El Djazaïr», hurlaient ces prisonniers avec tous les slogans qui leur passaient par la tête. Une minute après, le rideau bleu foncé suspendu à l’entrée du couloir s’ouvrit, un groupe de gardiens émerge et s’avance rapidement vers notre cellule, des torches allumées aux mains. Voyant le groupe arriver presque à hauteur de la cellule, Babouche se tourne vers moi et Si Moh qui s’était réveillé, nous tranquillise, en nous déclarant que c’était lui que les gardiens venaient chercher. Accompagnés de quelques-uns de leurs responsables, les gardiens s’empressent d’ouvrir la porte de la cellule, illuminent le visage de Babouche et s’apprêtent à l’empoigner. «Ne me touchez pas, je sais marcher tout seul», leur dit-il.
Ensuite, il s’avance vers nous, nous étreint fortement un par un, le visage en larmes, «Soyez courageux, n’oubliez pas votre serment et transmettez le message, il servira aux générations à venir», nous dit-il. Il franchit vaillamment le pas de la porte et commence à marcher, entouré des gardiens, en direction du bourreau. Au milieu de deux gardiens, son compagnon d’armes, Mansri Amar, suivait le même chemin, les mains enchaînées. Arezki Louni faisait également partie du groupe sélectionné pour la décapitation.
Nos larmes n’ont cessé de couler que longtemps après l’achèvement de l’exécution et le retour au calme à l’intérieur de la prison. Nous continuions à répéter l’adieu à ce valeureux combattant, l’adieu à ce grand frère qui a sacrifié sa vie pour que vive l’Algérie, une Algérie souveraine, sereine et prospère, pas celle que nous connaissons aujourd’hui.
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El Djouzi Aomar: un compagnon de cellule
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