«L'Algérie est le patrimoine de tous (...). Si les patriotes algériens se refusent à être des hommes de seconde catégorie, s'ils se refusent à reconnaitre en vous des super-citoyens, par contre, ils sont prêts à vous considérer comme d'authentiques Algériens. L'Algérie aux Algériens, à tous les Algériens, quelle que soit leur origine. Cette formule n'est pas une fiction. Elle traduit une réalité vivante, basée sur une vie commune.»
Déclaration à Tunis du GPRA aux Européens d'Algérie le 17 février 1960
Cette déclaration laisse à penser que tout aurait pu être autrement, n'était-ce la spirale tragique des évènements pré-Indépendance. Nous sommes dans la période de mars à juillet 1962, l'indépendance de l'Algérie paraissait inéluctable. Un évènement important eut lieu et contredit fondamentalement les prévisions des Accords d'Evian. C'est l'avènement d'une machine à tuer, en l'occurrence l'OAS qui fit de son leitmotiv, la terre brulée, un programme d'actions qui fit des dégâts importants que les autorités de transition ont eu tout le mal à contenir. Point d'orgue de cette fureur, l'OAS élargit considérablement le fossé entre le petit peuple européen et les Algériens, brula la bibliothèque d'Alger. Il y eut des excès, des meurtres que chaque bord évalue à sa façon. Dans cette contribution au cinquantenaire de l'Indépendance, nous avons voulu pointer du doigt ce que fut réellement l'exode des Européens et dans le même coup parler des harkis qui eurent un tragique destin avant et après l'Indépendance
Les Européens qui sont restés en Algérie après l'Indépendance
Comme on le sait, la colonisation n'a pas détruit uniquement les fondements de la société algérienne, elle a, aussi contribué, par la création d'un apartheid, à creuser le fossé entre les Européens d'Algérie et les Algériens. Pourtant, il y eut -contrairement à la triste condition des supplétifs harkis en France- des Européens qui ont choisi de rester en Algérie, après l'Indépendance. 200.000 Européens avaient choisi en effet, de rester dans le pays.
Ces oubliés de l'histoire, Hélène Bracco les raconte, aussi, écoutons-la: «.... Je me suis penchée sur une autre face de l'histoire, celle des Européens qui ne sont pas partis à l'Indépendance de l'Algérie en 1962. Quelques revues auxquelles j'ai envoyé des articles n'ont pas voulu les passer bien qu'ils viennent en réponse à d'autres articles qui disaient que tous les Européens étaient partis à l'Indépendance de l'Algérie (...) J'ai mis Européens entre guillemets parce que cette frange de population se dit algérienne et quand je suis allée en Algérie, je me suis adressée à ces personnes en leur disant: «Vous êtes des Européens qui ont choisi de rester en 1962 et je voudrais connaitre les raisons de votre choix.» Et ils m'ont dit qu'ils étaient Algériens, ils ne se reconnaissaient pas comme Européens. (...) Quand on avait la chance d'être Alsacien, c'était très très bien. Ensuite, venaient les autres Français et en dessous,(...) tout à fait en dessous, ceux que les Européens ne voyaient pas, ou ne voulaient pas voir, et qu'on a vu, tout à coup, se lever pour lutter et prendre leur indépendance: c'était le peuple algérien.» (1)
«Arrivée là-bas, j'ai commencé à interroger des personnes qui s'étaient battues au côté du peuple algérien... J'ai pu interroger des médecins, des cadres techniques, des enseignants, mais aussi des employés, des ouvrières d'usine, des femmes au foyer, des religieux, toute sorte de gens qui m'ont donné de bonnes raisons d'être restés. D'autres avaient fait le choix, assez curieux, de rester là parce qu'ils aimaient le climat, qu'ils y avaient leurs petites affaires. Ils étaient là, avec une mentalité coloniale, à peu près la même qu'avant l'indépendance de l'Algérie. Il était assez curieux d'entendre certains, des ultras qui avaient été au côté de l'OAS et qui étaient restés parce qu'ils n'arrivaient pas à vendre leurs biens. (...)» (1)
Dans une contribution à ce propos, Aurel et Pierre Daum écrivent à propos du consensus sur le départ total, précipité des pieds-noirs pour éviter le lynchage des Algériens: Depuis quarante-cinq ans, les rapatriés ont toujours soutenu l'idée qu'ils avaient été «obligés» de quitter l'Algérie au moment de l'indépendance en 1962, car, menacés physiquement par les «Arabes», ils n'auraient pas eu d'autre choix. (...) Alger, janvier 2008. Pour trouver la maison où habite Cécile Serra, il vaut mieux ne pas se fier aux numéros désordonnés de la rue. En revanche, demandez à n'importe quel voisin: «Mme Serra? C'est facile, c'est la maison avec les orangers et la vieille voiture!» Cécile Serra reçoit chaque visiteur avec une hospitalité enjouée. A écouter les récits de cette délicieuse dame de 90 ans à l'esprit vif et plein d'humour, on aurait presque l'impression que la «révolution» de 1962 n'a guère changé le cours de son existence de modeste couturière du quartier du Golf, à Alger. «Et pourquoi voulez-vous que ça ait changé quelque chose? vous apostrophe-t-elle avec brusquerie. J'étais bien avec tout le monde. Les Algériens, si vous les respectez, ils vous respectent. Moi, j'ai jamais tutoyé mon marchand de légumes. Et aujourd'hui encore, je ne le tutoie pas.» (2)
L'auteur s'interroge: «Comment se fait-il qu'elle n'ait pas quitté l'Algérie en 1962? «Mais pourquoi serais-je partie? Ici, c'est notre pays. Tout est beau. Il y a le soleil, la mer, les gens. Pas une seconde je n'ai regretté d'être restée.» Et il ne nous est jamais rien arrivé. Sauf quand y a eu l'OAS [Organisation armée secrète]. La vérité, c'est que c'est eux qui ont mis la pagaille! Mais ´´La valise ou le cercueil´´, c'est pas vrai. Ma belle-sœur, par exemple, elle est partie parce qu'elle avait peur. Mais je peux vous affirmer que personne ne l'a jamais menacée.» Jean-Bernard Vialin avait 12 ans en 1962. Originaire de Ouled Fayet, petite commune proche d'Alger, son père était technicien dans une entreprise de traitement de métaux et sa mère institutrice. Ancien pilote de ligne à Air Algérie, il nous reçoit sur son bateau, amarré dans le ravissant port de Sidi Fredj (ex-Sidi-Ferruch), à l'ouest d'Alger. «Mes parents appartenaient à ceux qu'on appelait les libéraux (...) On s'imagine mal aujourd'hui à quel point le racisme régnait en Algérie. A Ouled Fayet, tous les Européens habitaient les maisons en dur du centre-ville, et les ´´musulmans´´ pataugeaient dans des gourbis, en périphérie. (...) En janvier 1962, une image s'est gravée dans les yeux du jeune garçon. «C'était à El-Biar [un quartier des hauteurs d'Alger]. Deux Français buvaient l'anisette à une terrasse de café. Un Algérien passe. L'un des deux se lève, sort un pistolet, abat le malheureux, et revient finir son verre avec son copain, tandis que l'homme se vide de son sang dans le caniveau. Après ça, que ces mecs aient eu peur de rester après l'Indépendance, je veux bien le croire...» (2)
«L'inquiétude des Européens était-elle toujours justifiée? La question demeure difficile à trancher, sauf dans le cas des harkis (...) Toutefois, la plupart des pieds-noirs de France semblent avoir complètement oublié que durant cette guerre, la direction du FLN a pris soin, à plusieurs reprises, de s'adresser à eux afin de les rassurer. «Moi je les lisais avec délectation» dit Jean-Paul Grangaud, professeur de pédiatrie à l'hôpital Mustapha d'Alger, puis conseiller du ministre de la Santé.» Marie-France Grangaud confirme: «Nous n'avons jamais ressenti le moindre esprit de revanche, alors que presque chaque famille avait été touchée. Au contraire, les Algériens nous témoignaient une véritable reconnaissance, comme s'ils nous disaient: "Merci de rester pour nous aider"! Le déchainement de violence, fin 1961 - début 1962, venait essentiellement de l'OAS, rectifie André Bouhana. A cause de l'OAS, un fossé de haine a été creusé entre Arabes et Européens, qui n'aurait pas existé sinon.» (...) Quand l'OAS est venue, un grand nombre d'entre eux l'a plébiscitée. Pourtant, une grande majorité d'Algériens n'a pas manifesté d'esprit de vengeance, et leur étonnement était grand au moment du départ en masse des Européens.»(2)
«Mais, conclut l'auteur si la raison véritable de cet exode massif n'était pas le risque encouru pour leur vie et leurs biens, qu'y a-t-il eu d'autre? Chez Jean-Bernard Vialin, la réponse fuse: «La grande majorité des pieds-noirs a quitté l'Algérie non parce qu'elle était directement menacée, mais parce qu'elle ne supportait pas la perspective de vivre à égalité avec les Algériens! Peut-être que l'idée d'être commandés par des Arabes faisait peur à ces pieds-noirs. Nous vivions de facto avec un sentiment de supériorité. Nous nous sentions plus civilisés. Et puis, surtout, nous n'avions aucun rapport normal avec les musulmans. Ils étaient là, autour de nous, mais en tant que simple décor. Ce sentiment de supériorité était une évidence. Au fond, c'est ça la colonisation. Moi-même, j'ai dû faire des efforts pour me débarrasser de ce regard...» Entre 1992 et 1993, la chercheuse Hélène Bracco a parcouru l'Algérie à la recherche de pieds-noirs encore vivants. Elle a recueilli une soixantaine de témoignages, dont elle a fait un livre. Pour cette chercheuse, «la vraie raison du départ vers la France se trouve dans leur incapacité à effectuer une réversion mentale. Les Européens d'Algérie, quels qu'ils soient, même ceux situés au plus bas de l'échelle sociale, se sentaient supérieurs aux plus élevés des musulmans. Pour rester, il fallait être capable, du jour au lendemain, de partager toutes choses avec des gens qu'ils avaient l'habitude de commander ou de mépriser». Néanmoins, Pour Marie-France Grangaud: «Depuis quelques années, de nombreux pieds-noirs reviennent en Algérie sur les traces de leur passé. L'été dernier, l'un d'eux, que je connaissais, m'a dit en repartant: ´´Si j'avais su, je serais peut-être resté.´´» (2)
Un autre exemple d'empathie qui transcende les clivages. Georges Morin et sa mère continuent d'habiter le n° 17, boulevard Pasteur. «Si la ruée sur les appartements vides a été importante, pour ceux qui sont restés, il n'y a eu aucun problème! Jamais aucune pression pour déguerpir!»(...) Georges Morin partit en France et devint chef de cabinet de l'université de Strasbourg, fut sollicité par son ancien condisciple en Algérie le professeur Abdelhak Brerhi - plus jeune professeur agrégé d'histologie de l'Algérie indépendante- pour l'aider à mettre en place un pont aérien pour l'enseignement des sciences médicales dans la jeunes université de Constantine naissante. C'est un exemple de réussite rendu possible par deux Algériens, deux cœurs. Il se trouve même que le recteur de Grenoble, Jean-Louis Quermonne, qui avait commencé sa carrière en 1956 comme jeune agrégé de droit à Alger fut l'ancien professeur de Mohamed Seddik Benyahia, le ministre de l'Enseignement supérieur de l'époque. La délégation grenobloise s'est rendue à Alger, et fut reçue comme des princes par le ministre Benyahia. Une «superbe machine» de coopération interuniversitaire se met en place...(3)
Je veux dire pour ma part la grande joie que j'ai éprouvée quand j'ai pu rétablir le contact avec mon ancien condisciple européen d'Algérie avec qui j'ai lustré les bancs au lycée de Sétif.
Les supplétifs ou les harkis
«Vous êtes vraiment d'une incurie incroyable.(…) Vous êtes des sous-hommes! Rien du tout! Il faut que quelqu'un vous le dise! Vous êtes sans honneur. Allez, dégagez!»
C'est par ces mots que le 11 février 2006, le maire socialiste de Montpellier résume l'affection de la France pour ceux qui ont combattu pour elle. Ces «anciens indigènes algériens» qui ont cru à la grandeur de la France au point de se battre contre d'autres «indigènes» comme eux, ont été ainsi récompensés par leur abandon puis leur marginalisation en France pour ceux qui ont choisi de partir, car il existe dans l'Algérie de 2012 des harkis qui ont préféré rester au pays.
Lors du Conseil des ministres français du 25 juillet 1962, Pierre Messmer déclare: " Des Musulmans harkis et fonctionnaires se sentent menacés, l'armée demande la position du gouvernement ". Le président de Gaulle répond: " On ne peut pas accepter de replier tous les Musulmans qui viendraient à déclarer qu'ils ne s'entendraient pas avec le gouvernement ", "Le terme d'expatriés ne s'applique pas aux Musulmans, ils ne retournent pas dans la patrie de leurs pères. Dans leur cas, il ne saurait s'agir que de réfugiés. On ne peut les recevoir en France, comme tel que s'ils connaissent des dangers ". Voilà qui est net et qui explique toutes les politiques d'indigénat qui eurent lieu par la suite à l'encontre de variables d'ajustement. Par leurs statuts et les modes d'administration dont ils sont l'objet, l'histoire des harkis apparait donc indéfectiblement liée à celle de la colonisation et de l'immigration postcoloniale, illustrant le continuum de «la vieille attitude raciste et coloniale» dénoncée, dès novembre 1962, par Pierre Vidal-Naquet dans les colonnes du Monde (5)
Dalila Kerkouche, fille de harki, dans un livre pathétique, nous décrit le calvaire de son père, en fait de tous les harkis qui ont foulé le sol de France un matin de juillet 1962. Elle décide de revenir en Algérie pour comprendre ce qui s'est passé: «(...)Algérie: Atterrissage en douceur sur l'aéroport Houari-Boumediene, à Alger. Pour la première fois de ma vie, je vais poser le pied en Algérie, la terre de mes ancêtres... [...] «Est-ce que ton père t'a raconté la guerre?» me demande mon cousin Tayeb. «Ton père travaillait avec le FLN...» Les traitres ne sont pas ceux que l'on croit. Comme mon père, près de 40% des supplétifs, selon Michel Roux, ont aidé les djounoud [les combattants du FLN]. [...] Pourquoi tu n'as rien dit, papa?» «Je passais déjà pour un traitre aux yeux des Algériens. Je n'allais pas encore l'être pour les Français!».(6)
Combien de harkis furent massacrés? Les massacres des harkis ne fut pas le même selon les régions. Ce sont les régions rurales qui ont vu le plus d'actes de vengeance, certaines fois en réponse à ceux des harkis. L'origine rurale des harkis inscrit leur enrôlement, leurs actions et leur sort au-delà de l'Indépendance dans le contexte très local des relations entre communautés villageoises. Pour Mohamed Harbi (...) Entre mokhaznis, harkis et goumiers, ils étaient plus d'une centaine de mille. D'ailleurs, quand on dit on en a tué 150.000, ce n'est même pas leur nombre. (...) C'est dû à la crise, mais aussi à la pression militaire française qui était terrible. Il faut souligner que les gens étaient aussi dans des rôles doubles. Ils n'étaient jamais pour la France ni pour l'Algérie. Leur obsession, c'était comment survivre.» (7)
Que peut-on en conclure en cette veille de cinquantième anniversaire de l'Indépendance? La situation aurait pu évoluer autrement en 1962 n'était-ce la folie meurtrière de l'OAS qui va créer le chaos. 50 ans après, il nous reste nos mémoires de part et d'autre. Les harkis ont choisi leur camp. L'histoire jugera mais l'Algérie de 2012 ne devrait pas culpabiliser ad vitam aeternam les enfants de harki. Si nous acceptons sans discrimination que les anciens pieds-noirs reviennent, pourquoi fermer la porte aux autres? Je suis sûr qu'au fond d'eux-mêmes ils gardent toujours -bien que Français, par delà les hommes, leur affection intacte au pays de leurs ancêtres.
Prof. émer. Chems Eddine Chitour
Notes :
1. Hélène Bracco: L'autre face: «Européens» en Algérie indépendante Mille Bâbords 6 04 2012
2. Ni valise, ni cercueil. de Pierre Daum. Préface de Benjamin Stora. Ed. Média-Plus, 2012.
3. Sans valise ni cercueil, http://www.monde-diplomatique.fr/2008/05/DAUM/15870 mai 2008
4. Extraits du livre de Pierre Daum «Ni valise, ni cercueil» El Watan le 14.04.12
5. Laure Pitti: De l'histoire coloniale à l'immigration post-coloniale: le cas des harkis
6. Dalila Kerchouche: Mon père, ce harki. Morceaux choisis L'Express du 04/09/2003.
7. Mohammed Harbi: une réponse au «tabou des harkis» El Watan 26 mai 2011
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