LES QUATRE TORRENTS. — LE PONT DU BOU-YERSEN
ET LE GUÉ DU NADOR.— AUBÉPINES MONSTRES.
La forêt de Marengo finit trop vite. On voudrait n'en jamais
sortir. N'ayez crainte, amateurs de belles perspectives,
vous serez bientôt consolés. Un pays très
accidenté lui succède. Ce ne sont que ravins,
fondrières, torrents. Quatre cours d'eau : la Bou-
Rkika, le Bou-Haroun, le Bou-Yersen et le Bou-
Ismaden zigzaguent, se côtoient, se confondent au
gré d'une fantaisie extravagante, insensée. On
traverse d'abord le Bou-Haroun en un site qui
doit avoir déjà laissé bien des regrets à l'artiste
contraint de voir au galop et de passer outre. Des
Salvator Rosa tout faits ! Trouver un gîte là, pouvoir
y vivre plusieurs jours, quel rêve, quel enchantement
!... Mais la voiture vous emporte.
On franchit après, et non moins ravi, le Bou-
Yersen sur un solide pont de trois arches, entre
des talus d'argile grise et des escarpements de rochers
hauts et droits comme des remparts, avec
leurs bastions d'oliviers et leurs créneaux de térébinthes.
Ces trois torrents réunis, la Bou-Rkika,
le Bou-Haroun et le Bou-Yersen, prennent un peu
en aval, après leur jonction avec le Bou-Ismaden,
le nom d'oued Nador. Le Nador, plus encaissé,
plus profond, plus pittoresque encore que ses
affluents, ne tarit jamais. On y trouve l'eau courante
même à la fin des étés les plus secs. Nous le
passons à gué, dans un fond vraiment indescriptible.
Il s'écarte ensuite de la route et va jeter, àquelques
kilomètres de là, ses précieuses eaux dans la mer.
Remarquons, au sortir de ces parages tourmentés,
plusieurs pieds d'aubépine d'une grosseur peu
commune : tronc droit et tête arrondie, de vrais
arbres; reposons-nous de nos extases en traversant
les terres emblavées de la ferme Durand, et déplorons
la stupidité sauvage des incendiaires dont la
torche a privé de leur verte parure les côteaux
(Bou-Fadel) qui nous environnent. Partout, sur
leurs flancs, à leur crête, des arbres dépouillés et
noirs, des squelettes.
Les ondulations du sol recommencent après la
ferme Durand, et nous entrons dans un autre domaine,
celui de M. Trémaux, propriétaire, colon,
cultivateur, archéologue, homme du monde, adjoint,
pour qui j'ai des lettres, et dont l'accueil
doit puissamment influer sur la suite de mon expédition.
Grave question, cet accueil. Que d'indiscrets
déjà peuvent en avoir abusé ! La patience
a des bornes.
Chaque pas nous rapproche du Chenoua dont
les contreforts inférieurs modèlent, sur notre gauche,
des embrasures de vallées. L'une d'entre elles
surtout !.. Des bosquets de pins, des prairies, des
gorges mystérieuses. Ole ravissant exil ! Le Bou-
Kellenen coule au fond et prête ses bords au
chemin arabe du littoral. Rien de sauvage, dit-on,
comme ce chemin qui, le col de Sidi-Moussa
franchi, redescend le versant méridional de l'oued
El-Hachem et va se confondre avec la route de
Cherchel, un peu au-dessus de Zurich, entre ce
bourg et l'aqueduc romain.
Devant nous cependant, à l'extrême horizon,
une bande d'azur apparaît par instants, se cache,
reparaît, s'élargit; c'est la mer. Nous courons droit
vers elle, mais avant de l'atteindre, laissant à gauche
les vastes bâtiments de la grande ferme Trémaux,
nous tournons brusquement le dos au
Chenoua, et bientôt s'offrent à nos yeux les ruines
de Beled-el-Madoun (la Haute, en langue kabyle),
Tfaced (la Tombée, suivant les Arabes), P'tit Bazar
(idiotisme local), bref, les ruines de Tipasa.
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