Novembre 1946. Quand on a 19 ans et que l'on est inconnu, il faut un certain aplomb pour s'adresser à Albert Camus en ces termes: «A moins que par un télégramme énergique vous me sommiez de m'arrêter, je continuerai à vous envoyer, de temps entemps, une lettre où je vous raconterai un peu ce qui m'arrive.»
Voici Camus prévenu. Et pourtant, sollicité de toutes parts, débordé, il encourage Michel Vinaver - c'est lui le jeune inconnu - à écrire, et publiera son premier roman, «Lataume», en 1948 chez Gallimard. Il lui cherchera même du travail à Paris.
Les deux hommes se sont rencontrés en avril 1946. Camus séjourne alors à New York, où s'était réfugiée la famille Vinaver, des Français d'origine juive. Le jeune Michel est étudiant à la Wesleyan University, où il prépare un mémoire sur l'humour dans «la Colonie pénitentiaire» de Kafka et «l'Etranger» de Camus. Vinaver pique l'intérêt de l'écrivain. Pourquoi? On le découvrira dans leur «Correspondance», jusqu'ici inédite.
Michel Vinaver (Ibo/Sipa) |
Les premières lettres de Camus témoignent d'abord de sa bienveillance à l'égard du jeune homme, puis il lui répond quasiment d'égal à égal, même brièvement, sur les débats, voire les critiques, que contiennent les longues missives que lui adresse Michel Vinaver. Sujet essentiel: la «littérature de combat», ce qui doit séparer la lutte politique et l'écriture. D'où l'intérêt de cette «Correspondance» richement annotée, qui toutefois nous éclaire davantage sur Vinaver que sur Camus.
On y découvre, en annexe, des textes inédits de Michel Vinaver, ainsi ces pages de 1946 où il décrit son premier entretien avec son illustre aîné: «Quand je pense à lui, le mot "intégrité" devient fort et émouvant. Et le mot "homme". Un humour discret et profond, un humour noir qui ne blesse pas, mais qui protège, sous-tend sa pensée et la conversation.»
L'intégrité de la pensée, les deux hommes l'ont en partage. En témoigne un texte critique de Vinaver sur «la Peste», daté de 1947, jamais envoyé à Camus; écrit sous la forme d'un dialogue, un peu dans l'esprit de «l'Impromptu de Versailles» de Molière.
Le théâtre? Vinaver, alors, n'y songe pas. Sur les conseils de Camus - garder la tête libre pour écrire -, il est devenu PDG chez Gillette à Annecy. De là naîtra sa première pièce, «les Coréens», montée par Roger Planchon en 1956.
Pour l'instant (on est en 1955), Vinaver demande à Camus de défendre (contre les notables d'Annecy, choqués par le projet) Gabriel Monnet, qui veut monter «Ubu roi» de Jarry. Camus répond, bien sûr, pèse de tout son poids, et ajoute: «Arrachez donc au rasoir le temps d'un livre.»
Message reçu: près de soixante ans plus tard, Vinaver est le grand dramaturge de notre quotidien et de notre histoire immédiate. Entre l'auteur des «Justes» et celui de «11 Septembre 2001», le passage de relais a bien eu lieu.
Et il est touchant de constater combien Camus contribue ainsi à adouber Michel Vinaver auprès des mordus de littérature, qui souvent tiennent le théâtre à la marge. Camus, on le sait, le plaçait au centre.
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Odile Quirot
S'engager? Correspondance (1946-1957), par Albert Camus et Michel Vinaver.
Edition établie et annotée par Simon Chemama.
L'Arche, 160 p., 16,25 euros. En librairie le 15 ma
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