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Le Corbusier et Albert Camus se sont-ils rencontrés ? Ni l’un ni l’autre n’en font état. Il est vrai que Le Corbusier a perdu une grande partie de ses carnets algérois. Ils ont eu les mêmes amis, qui gravitèrent dans l’entourage de l’un et de l’autre, défendant leurs causes et leurs engagements, une qualité architecturale et urbaine pour tous chez Le Corbusier, la liberté et la justice pour tous chez Camus. Malgré ces chassés-croisés, ces deux hommes qui ont marqué notre époque ne se sont pas rencontrés, du moins le pense-t-on. Dommage, car du frottement de cette proximité intellectuelle pouvait jaillir une étincelle nouvelle, qui sait ? Nous ne le saurons jamais, mais nous pouvons l’imaginer.
On sait l’amour que l’un et l’autre portaient à la Méditerranée.
On a lu dans « Noces à Tipasa » ces mots de l’écrivain comme une demande en mariage avec l’Algérie, comme une déclaration d’amour à la Méditerranée, gravés sur la stèle érigée sur ces ruines antiques enracinées dans un paysage sublime, au milieu des parfums enivrants d’absinthe et de sauge : « Je comprends ici ce qu’on appelle gloire : le droit d’aimer sans mesure ». Et l’essayiste poursuit, sensuel et reconnaissant aux femmes qu’il a déjà aimées: « Il n’y a qu’un seul amour dans ce monde. Etreindre un corps de femme, c’est aussi retenir contre soi cette joie étrange qui descend du ciel vers la terre ».
Jeune journaliste, Camus rendra compte de la misère provoquée par le colonialisme, forcément hautain et cruel, après avoir arpenté les collines et s’être arrêté dans les villages de Kabylie, où la misère était criante, comme le fera l’ethnologue Germaine Tillion dans les Aurès en 1937, parlant de « clochardisation » de la population « indigène ». En 1939 Camus publie une série d’articles dans « Alger républicain intitulés « Misère de la Kabylie », en 1957 Tillion publie « L’Algérie en 1957 » et en 1960 « Les ennemis complémentaires ». Ces deux militaient dans le même sens, à la « recherche du vrai et du juste »[i].
De son côté, Le Corbusier, étreint par celle qu’il aimait tant et qui finira par l’engloutir, cisèle avec des mots ce qu’il doit à cette maîtresse gluante et envoûtante à laquelle il s’adonne une dernière fois en août 1965 : « Au cours des années, je suis devenu un homme de partout. J’ai voyagé à travers les continents. Je n’ai qu’une attache profonde : la Méditerranée. Je suis un méditerranéen, très fortement » écrit-il en juillet 1965, un mois avant de s’y noyer.
Marc-André Emery, architecte suisse, après son passage chez Le Corbusier à l’atelier de la rue de Sèvres, s’installa à Alger en 1928. Il fut le mentor de jeunes architectes et urbanistes avec lesquels il s’associa pour des projets algériens : Louis Miquel, Roland Simounet, Pierre Marie, Pierre Bourlier, José Ferrer-Laloé, Jean de Maisonseul, Jean-Jacques Deluz. Quand Le Corbusier voulut visiter la Casbah d’Alger lors d’un de ses voyages dans les années trente, c’est Jean de Maisonseul qui lui servit de guide[ii]. Ce dernier deviendra directeur de l’Agence du plan à Alger dans les années cinquante et fut chargé du plan d’urbanisme pour la reconstruction d’Orléansville (El Asnam) après le tremblement de terre de 1954, où sera implanté le Centre culturel Albert Camus de Miquel et Simounet, pour lequel l’écrivain prodiguera des conseils sur l’espace théâtral, inauguré une année après sa mort le 4 avril 1961.[iii]
Au CIAM d’Aix-en Provence en 1953, les Algérois s’y illustrèrent, parmi lesquels des architectes proches de Camus. Louis Miquel, qui avec son frère Pierre, participa à l’aventure Proudhonienne du « Théâtre du travail » en 1936, qui deviendra le « Théâtre de l’équipe ». Il y conçut les décors de quelques pièces, dont « Révoltes dans les Asturies » en 1936, en soutien aux républicains espagnols. Roland Simounet prend conscience de la misère engendrée par le colonialisme en enquêtant dans les bidonvilles d’Alger. De cette expérience naîtra un architecte consciencieux, c’est-à-dire ayant une conscience de l’importance de son travail, dans sa dimension sociale et politique. Il construira pour les plus défavorisés la cité Djenan-el-Hassan sur les pentes d’Alger, inspiré du projet non construit « Roq et Rob » de Le Corbusier à Roquebrune-Cap-Martin, puis les maisons « des pêcheurs » près du port et des ruines de Tipasa.
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Vincent du Chazaud
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Lecture d'un extrait de "Noces à Tipasa"
Albert Camus : Chroniques algériennes 1939-1958
Pierre Bourdieu : Images d'Algérie, une affinité élective
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