.
Alors que l’Algérie s’apprête à fêter le cinquantenaire de son indépendance, il est dommage de noter encore de notables oublis de faits d’armes inhérents à la Guerre de Libération. A la vitesse des rares commémorations-témoignages organisés à l’occasion des dates historiques, il est certain que ces oublis finiront par laisser se perdre tout un pan de cette épopée révolutionnaire qu’il est temps de sauver, avant que des esprits «bien intentionnés» n’en fassent allègrement l’impasse, le pas étant déjà franchi.
Le jour – et il n’est pas loin – où les témoins oculaires rejoindront les acteurs de ces faits, il sera alors permis au premier venu de s’offrir des scénarios auxquels il sera difficile de barrer la route. Tazemmurth et Mouaâdis, deux lieudits du village d’Aïn Méziab, en sont un exemple édifiant dans le versant Aït Khelifa-Est, près de Betrouna. Cette localité a été le premier PC de Krim Belkacem (Zone 3, Tizi Ouzou) dans les moments les plus difficiles de la révolution armée. Dès l’amorce de la quatrième République, alors qu’au niveau national le pays subissait le resserrement stratégique de gaullien pour faire négocier le FLN en position inférieure, les SAS commencèrent à laisser faire dans les basses besognes, dans leur citadelle désormais à décision interne. La section de Tirmitine, sous la direction d’un tristement célèbre lieutenant, ne chôma pas dans ses fréquentes sorties à l’aube.
Là, pour un oui ou pour un non, le pensionnaire du bunker était isolé pour terminer son internement dans une «corvée de bois» où des illuminés distillaient leur venin, loin des yeux et des lumières. Inutile de préciser que la nuit précédant la sortie douteuse, les tenants de l’ordre établi faisaient subir aux prisonniers en question tout un arsenal de tortures et d’affres des plus inhumaines. Les pensionnaires qui ont eu la chance de se sortir de ce guêpier – au sobriquet non volé de «terminus», me confia un jour Dda Akli de Larbaâ Nath Irathen – ont tous été marqués physiquement et moralement par les sévices endurés. Dès le matin, une patrouille bigarrée quittait furtivement le pénitencier pour se perdre dans les méandres de Aïn Sar (du haut duquel, notons-le au passage, Ali Muh-D’Akli, le troubadour sacrifié, aimait lancer son incessante et combien subtile litanie : «Ahaï, ahaï, des jours sombres pointent à l’horizon ; Ahaï, ahaï, arriveront bientôt des fourmis noires, ahaï, ahaï…»). Les uns pour une dernière sortie, les autres pour un défoulement dans un zèle à la limite du ludique. Les prisonniers, sentant que leurs compagnons du jour étaient en mission commandée, voyaient la rétrospective de leur vie défiler ; l’image de leurs proches ne les quittait plus maintenant. Arrivés sur l’esplanade de Tazemmurth, les civilisés d’un temps assouvissaient leurs instincts assassins devant ces hommes aux corps suppliciés mais tenant toujours à cet esprit de sacrifice.
Au moment où les crépitements des salves meurtrières retentissaient avec fracas sur Tajouïmaât, les maisons mitoyennes, les souffles se suspendaient, l’index en croix sur les lèvres. Les riverains de ce tronçon long de près d’un mile, durent à la longue s’habituer à ces traumatismes indélébiles. Ceux laissés sur la personne de Achour B., alors enfant de la guerre, sont à la limite du pathologique.
Certains visages de ces fusillés sont encore vivaces dans sa mémoire de cadre retraité lorsque, tôt le matin, menant son bétail vers le large Azaghar en longeant cette piste désormais exécrable, il était dans l’obligation de subir des images à vous terrasser debout. Il a vu plusieurs corps de ces sacrifiés abattus à bout portant parce qu’ils refusaient de vivre en marge de leur Algérie, dans une intégration de seconde zone, voire plus. Quand Achour B. aborde ce chapitre, ses yeux deviennent comme électrisés et il ne cesse de répéter : «Ah non, ces hommes, il ne faut pas les oublier, il faut raconter à nos jeunes la bravoure et l’endurance qui les animaient devant la mort !» L’image d’un exécuté, figé dans un geste, serrant dans sa main une touffe d’herbe du parterre de Dewra n’Si Ali, n’arrive toujours pas à le quitter. Il me dira, en me fixant d’un œil troublé, que celui-là était mort en confiant que ce sol, ils ne le lâcheraient jamais, même aux ultimes secondes de leur vie. Pour moi, je me rappellerai toujours de cette adolescente qui, découvrant à Tawardha son père Arrougi (Slamani) sans vie, rejoignant ainsi ses deux frères Amar (mort en janvier 1959, lors de la fameuse bataille des Ath Yahia Moussa) et Hocine Acoiffeur (mort en juin 1957, lors de la bataille d’Izâanuten) au paradis des martyrs, fut foudroyée par une crise dont elle endure, encore aujourd’hui, de tenaces séquelles. Sa grand-mère Azouzou enterrait de ce fait le troisième de ses fils comme tribut à cette méchante guerre, rendue incontournable par les tenants de la rive outre-Méditerranée.
Aussi, de ce tournant jusqu’à l’intersection au piémont de Betrouna en passant par Mouâadis, pas moins de 24 chouhada tombèrent, pour la plupart ici, à l’image de Amar Lmir, El Machayakh, Lamrani et autres Hassaïne, Tiar, en arrosant de leur sang cette contrée à jamais entrée dans l’histoire. L’action propagandiste de la SAS a soigneusement choisi cet espace d’exécution après avoir élevé une guérite dans l’oliveraie mitoyenne de ce tournant, une vigie chargée de surveiller tous les mouvements en rapport avec ces opérations qui étaient assurément des actes d’Etat. Ainsi, à l’aube de chaque exécution, tous les passants, particulièrement la gent féminine, dévisageaient inévitablement les corps. De ce fait, la «terrorisation» de la population se trouvait alors bien semée et avis aux amateurs, se dira le premier responsable de la section «psychodramatique» des Aït Khelifa. La mise en terre de ces martyrs se faisait toujours dans l’urgence d’en finir, les tombes se limitant alors à de simples tranchées.
A ce propos, dans ce village de Aïn Méziab, me dit Rabah G., la famille Bousserak donna dignement six de ses enfants, dont une femme, comme tribut de sang. Parions que beaucoup de nos jeunes d’aujourd’hui ne le savent pas ou si peu. Les acteurs, survivants du champ d’honneur, très âgés pour la majorité, nous quittent l’un après l’autre, emportant à jamais avec eux des pages glorieuses. L’appel auprès d’eux pour écrire leurs mémoires ne serait qu’une «cerise» sur le sacrifice qu’ils nous ont offert car en montant aux maquis, ils partaient pour mourir et non pour combattre simplement. S’il est vrai que certains actes et gestes sont carrément à oublier car faisant partie des histoires de l’Histoire, il est par contre nécessaire de laisser nos historiens s’en charger afin d’arriver à trouver un juste milieu entre le besoin de mémoire fidèle et la nécessité impérieuse d’aller en avant pour ne pas trop figer nos regards sur le passé.
.
Notre pays, nous devons le construire tous ensemble ; n’a-t-il pas été libéré par tout un peuple où certes les Algériens ne se sont pas tous battus pour les mêmes idées mais pour une seule cause, l’indépendance, c’est sûr. Ainsi, par cette contribution, remontent à la surface des faits menacés par l’oubli. Aujourd’hui, le siège de la SAS de Tirmitine, est habité. Pourquoi ne pas le transformer en un musée local de l’histoire de la guerre d’indépendance, et reloger dignement les actuels locataires qui souffrent le martyre dans ces pièces, anciennement des salles de torture pour la plupart ? Alors, témoignons, témoignons et témoignons en apportant du mieux que nous pouvons la fidélité qui construit et unit surtout. La guerre a été tragique certes, mais l’avenir, nous interpelle. Gloire à nos valeureux martyrs, vive l’Algérie plurielle et unie.
.
Dr Saïd Slamani
Parachutiste en opération militaire à Hassi Ali en décembre 1957.
.
Les commentaires récents