Exercice Algérie, étude sur la pacification, secteur de Géryville. Ecole de Guerre, année 1960. Je ne résidais pas dans le poste. Chaque matin, je montais de Géryville au regroupement pour soigner 80, 100, 120 malades par jour. Les conditions de promiscuité, d’alimentation, de santé y étaient proches de la famine et d’une effroyable misère. Voilà ce que j’écrivais à mes parents le 8 février 1959 : Papa, maman, merci pour la « Sélection hebdomadaire du Monde », ça va me permettre de ne pas être trop coupé. Je me fais un peu à l’arabe médical, mais voudrais bien me faire à l’arabe courant.
Maintenant nous n’avons plus qu’un mort tous les 2 ou 3 jours au lieu de 4 par jour comme il y a 2 semaines. Mais ce n’est qu’à moitié rigolo pour les nomades. Leurs troupeaux sont de 10 à 50 km du poste, les bêtes ne peuvent être traites, donc pas de lait pour les kheïmas ; d’autre part l’épicier qui venait de Saïda a été arrêté et son camion saisi : plus de sucre, plus de café, plus de thé... il ne reste que le couscous, c’est peu ! A côté de cela, depuis 15 jours il y a eu, à ma connaissance, au moins 30 arrestations et 5 interrogatoires au poste même. J’ai eu à soigner deux des gars : électricité ; arcades sourcilières et cuir chevelu fendus ; joue arrachée, coups de couteau dans la poitrine, brûlures avec phlyctènes, etc. L’un des deux était resté à coucher nu dehors toute la nuit et il y a de la gelée blanche tous les matins. Tout cela empeste l’atmosphère du poste et fout la trouille aux nomades. On se demande où on va.
Mon médecin-chef et son remplaçant, un toubib d’active, étaient en rage, ils parlaient de n’avoir plus de contact avec le poste. Le sergent auquel je rappelais, en soignant mes types, que notre commandant avait formellement interdit qu’on touche à un prisonnier (dans les postes évidemment ! m’a dit qu’ils avaient reçu l’ordre du 2° Bureau de faire les interrogatoires sur place pour pouvoir les exploiter illico et d’achever d’une balle les gars trop esquintés. C’est une des raisons pour lesquelles j’essaie de les soigner. Alors on m’appelle — en se foutant de ma poire, mais après tout j’en suis heureux — «le bon samaritain». C’est d’autant plus étonnant que le chef de poste est un jeune sous-lieutenant, un appelé chrétien pratiquant, et qu’il y a un religieux parmi les appelés.
En fait, 15 jours plus tard la position des hommes de troupe appelés du poste avait complètement viré. Mon attitude y avait-elle été pour quelque chose ?… Entre-temps, je me souviens avoir ressenti un soir, à propos de ce sous-lieutenant un mouvement de colère intense : «Mais qu’on le passe à la gégène ce sous-bite qui aime tant le renseignement !» Et, devant l’incohérence de ce mouvement — moi qui lutte contre la torture je voudrais que ce sous-lieutenant, on le torture —, de m’être repris : «Attention, Xavier, tu te fais contaminer !» J’écrivais le 21 février à mes parents : Maintenant les gars sont tous dégoûtés des arrestations dont certaines semblent faites au hasard ; un lieutenant (qui a été prisonnier au Viet-Minh pendant 4 ans et en reste un peu marqué nerveusement) disait, en parlant de 10 suspects qu’on emmenait pour un nouvel «interrogatoire» au 2e Bureau à Géryville : «Peut-être que sur les 10, il n’y en aura que 2 à parler, mais après tout, tomber sur un innocent de temps en temps, ça frappe davantage la population.» Oui, je vous disais que les gars sont en rogne : les gradés ont ramené il y a 5 nuits 4 femmes au poste en les faisant passer pour des hommes, en leur mettant des djellabas, et ils les auraient violées aux dires d’un sergent, puis lâchées, en disant aux gars du poste : «C’était des jeunes, on les a lâchés.» Après avoir essayé d’en parler au lieutenant qui commande la compagnie, ils ont écrit cela (tortures et viols) au commandant dans une lettre qu’ils ont tous signée : je ne sais quelle en sera l’issue.
L’issue fut qu’après enquête de gendarmerie, les tortures ne furent pas retenues, les viols furent classés «prostitution». Tous les signataires furent convaincus de faux témoignage et envoyés en escorte de convois (le travail de beaucoup le plus dangereux) avec les félicitations du commandant : «Parmi vous il y a 3 ou 4 salauds et les autres sont des crétins.» De cette protestation collective, les archives militaires ne disent mot. Par contre, elles m’ont appris que le sous-lieutenant chef de poste fut envoyé à Philippeville comme instructeur. Elles m’ont appris que les rationnements alimentaires drastiques, ces arrestations, ces interrogatoires à la gégène d’innocents, ces viols, ces straffing de troupeaux — tout ce que j’avais pris à l’époque pour des bavures — étaient en fait violence délibérée. C’était de la contre-guérilla ! Il fallait que tous ces nomades aient davantage la trouille de nous, qu’ils soient davantage terrorisés par nous que par le FLN. Deux mois plus tard, les interrogatoires avaient repris dans le nouveau poste commandé cette fois par un adjudant-chef SAS. J’en rendis compte à mon médecin-capitaine et à mon médecin-lieutenant, qui me promirent qu’ils s’arrangeraient pour que cela cesse… et m’avertirent le lendemain que notre commandant voulait me mettre en prison pour les avoir prévenus.
En Allemagne, on m’avait déjà mis en taule pendant un mois. Mais là, en Algérie, j’avais mieux mesuré le rapport des forces. Je refusai qu’on m’y remette : «J’ai signalé à ma hiérarchie des pratiques interdites ; je n’ai fait que mon devoir. Pas question qu’on me mette en prison ou je fais suivre en haut lieu !» Notre commandant me muta alors à l’extrême sud du secteur, à Arbaouat, sous les ordres du lieutenant ancien prisonnier des Viets qui, lui, trois jours avant, m’avait averti qu’il saurait bien s’arranger pour qu’un jour je me fasse descendre. Et mes médecins-chefs me firent savoir qu’ils n’avaient pu empêcher cette mutation. Tout au long de mon séjour en Algérie, une de mes techniques de résistance fut de rappeler cet ordre, apparemment relativement formel, mais cet ordre tout de même de notre commandant de « ne pas toucher aux prisonniers dans les postes », et de rappeler les conventions de Genève… A chaque fois ça marqua.
La seule fois par contre où je rappelai les engagements gouvernementaux de Malraux, cela fit rigoler le capitaine qui était en train de m’engueuler ; néanmoins il n’insista pas. Arbaouat où j’étais muté disciplinairement étaient le coin le plus beau du secteur, une petite oasis avec un ksar (village fortifié) de 650 habitants, dont une quarantaine était au djebel, et un douar de 45 kheïmas. Notre poste, qui était très grand, était adossé au ksar ; ses trois autres côtés donnaient sur le sable et les dunes. Là, je soignais les militaires et la population arabe. Heureusement pour moi, notre lieutenant fut rapidement remplacé par un aspirant qui partageait mes convictions. Lui et le capitaine qui commandait notre compagnie se laissèrent assez facilement convaincre que les rations alimentaires des gens du ksar étaient très insuffisantes et que le ravitaillement de l’ALN ne se faisait pas par eux.
Un mois après notre arrivée à Arbaouat, où nous relevions la Légion, d’importantes opérations se servirent de notre poste comme base arrière. J’écrivais à mon père le 16 juin : Mon vieux papa, décidément je suis assez écœuré par ce que je vois depuis mon arrivée en Afrique. Vrai, pas joli, joli. Actuellement, il y a un gars qui est en train de gueuler les paras l’«interrogent». Bientôt 48 heures qu’ils sont sous de la tôle, sans boire ni manger. J’ai demandé ce matin au chef de poste qui s’occupait de leur graille. Il m’a répondu qu’ils étaient encore à la diète. Et lui n’y peut rien, nous sommes sous les ordres d’un commandant parachutiste ! Tous ces jours-ci, il y a dans la région des opérations de grande envergure, mais ça ne donne rien : 6 prisonniers en deux jours je crois ; alors on se reporte sur les villages. Les copains du poste ont été employés pour le bouclage du ksar et ont un peu participé au début de pillage.
C’est étrange comme certains se laissent facilement prendre à l’atmosphère, quitte à le regretter ou à reconnaître que c’est moche ensuite. Mais l’ennui, le climat, l’ambiance… tout pousse à regarder cela comme pas très important. Je vous ai dit que nous avions 45 kheïmas, on vient hier de les faire re-déménager pour la troisième fois en dix jours. Ils étaient à environ 500 mètres du poste, on les a amenés à 20 ou 30 mètres des barbelés, en ligne ; pas mauvais comme protection, ça vaut un champ de mines, en cas d’attaque on serait obligé de tirer dedans. Bien sûr, les paras ont déjà tué deux des prisonniers qu’ils ont torturés, ils comptent en tuer encore deux autres. C’est exact d’ailleurs, vu l’état dans lequel ils les mettent, c’est aussi bien. Cela ne m’a guère fait plaisir et je ne l’ai pas caché : les gars de leur 2e Bureau voulaient me casser la gueule, heureusement notre aspi-chef de poste est intervenu.
Ce qui frappe, c’est l’engouement d’un certain nombre pour ça, depuis les deuxièmes pompes jusqu’aux officiers ; il y a une escadrille d’hélicoptères, ils voulaient emmener notre aspi au spectacle, leur capitaine est allé y passer un petit moment. Les gens du village eux aussi entendent le gars gueuler, même s’ils ne le voient pas ; ça dure déjà depuis plus de 24 heures, on pense qu’il y en a pour au moins 8 jours. A Géryville aussi, ce n’est pas drôle actuellement, il vient d’y avoir 150 arrestations, dont le maire. Pardonne-moi, papa, de t’écrire cela brutalement ; mais un officier me le disait hier soir : devant tout ça, on se demande si nous sommes vraiment civilisés.
Les archives militaires m’ont appris qu’en ces seuls 15 premiers jours de juin à Géryville, ce furent en fait, je les cite, «300 suspects qui furent fortement interrogés au cours d’une période d’intimidation». 300, c’est 1 homme sur 10.
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Témoignage de l'appelé Xavier Jaquey
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