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A l'occasion des 50 ans des accords d'Evian, La Vie a retrouvé dans ses archives une grande enquête menée auprès de ses lecteurs de retour de leur service militaire en Algérie, et publiée le 25 janvier 1961. Plus de 600 jeunes y racontaient leur guerre: la vie quotidienne du soldat, les relations avec les Européens d'Algérie et ceux que l'on appelait alors "les musulmans". L'horreur aussi : les atrocités des deux camps, la torture. Si vous aussi, faites partie de cette génération du djebel, nous vous invitons à nous adresser vos témoignages que nous publierons.
Extrait de la couverture du supplément de "La Vie catholique illustrée" paru le 25 janvier 1961.
En novembre 1960, La Vie, appelée alors La Vie catholique illustrée, avait lancé une grande enquête à destination des jeunes Français ayant fait leur service militaire en Algérie : une trentaine de questions sur la guerre, la vie quotidienne du soldat, le retour à la maison... Environ un millier de jeunes hommes avaient répondu, en accompagnant souvent leur réponse d'un témoignage écrit. Des textes très forts où ils racontent leurs relations avec ceux qu'on appelait alors "les musulmans", l'accueil, la misère. L'horreur aussi : les atrocités des deux camps et la torture. Le 25 janvier 1961, La Vie avait publié leurs réponses dans un supplément avec des extraits (anonymes) des lettres reçues (voir ci-dessous).
La misère qui hurle
« Il est difficile de juger sainement les Musulmans parce qu'ils sont pris entre deux feux, parce qu'ils sont dans la misère, parce qu'ils ont toutes sortes d'excuses. J'ai apprécié leur hospitalité, je les ai vu emprunter du thé au voisin pour m'en offrir une tasse, me forcer à manger de leur galette fraîchement cuite alors qu'ils n'en avaient pour chacun qu'un morceau minuscule. Certains m'ont offert un poulet maigre alors qu'ils n'en avaient pas d'autres. Un vieil Arabe m'a donné – malgré mon refus – un panier coloré que j'admirais : il n'avait pas un sou mais il n'a rien voulu accepter... »
(Ecclésiastique, lieutenant rappelé)
« Mon plus mauvais souvenir ? Le jour où un gosse de 18 mois est mort devant moi. Il n'avait que la peau sur les os, il était mort de faim. Jusque-là je croyais cela impossible. »
(Ouvrier, 57 2/B, sergent)
« Alors que j'étais stationné dans un petit village des Aurès, un jeune Musulman de 9 à 10 ans, orphelin suivant le dire de ses camarades, avait une malformation des bras et des jambes (il marchait comme un quadrupède) ; il venait tous les jours à notre poubelle où il trouvait, puisque nous le lui servions, quelque chose pour son petit ventre affamé. »
(cl. 55 1/C, agriculteur, sergent)
« Les Arabes ? on les dit paresseux. Nous en avons eus à la ferme, prisonniers pendant 1, 2 ou 3 mois, pour de maigres délits. Je les ai vus travailler pendant les mois d'été à des travaux de terrassement et de maçonnerie. Je ne suis pas sûr que les terrassiers français soient plus courageux qu'eux. Certains ne savaient pas manier les outils. Etait-ce parce qu'ils en étaient incapables ? Non, c'est parce qu'on ne leur avait jamais appris à s'en servir. Certains cultivent un petit bout de champ à l'aide d'une charrue primitive. D'autres irriguent les bords d'un oued et labourent avec un tracteur.
Ce qui m'a le plus frappé, c'est leur profonde misère (en général), dans les villages surtout. Je n'oublierai pas ces enfants vêtus de haillons qui vous regardent comme le Bon Dieu quand vous leur donnez un morceau de pain. Ce père, prisonnier chez nous, qui ne mange pas et qui pleure en pensant à ses enfants qui n'ont peut-être rien à manger parce qu'il n'est plus là pour gagnerles 200 ou 300 francs par jour qui les faisaient vivre... »
(58 1/A, chimiste M.d.L)
« Un exemple que je certifie. Un ouvrier musulman travaillant pour un pied-noir était payé 250 fr. anciens de la journée pour effectuer un travail fatiguant et était traité comme une bête, c'est dans la ville de Batna même que j'en ai eu la preuve.
« Si l'on me demandait de préciser, je le ferais, et ce n'est qu'un exemple parmi des centaines... »
(2ème cl. Employé de banque- 57 2 A)
Les « Pieds noirs » : la passion, la rage et la fraternité
« Voici en quelques lignes le meilleur moment que j'ai passé en Algérie. J'ai quitté la France pour aller en Algérie car je n'ai pas de parents. Je suis un orphelin et je puis vous dire que depuis mon enfance mon meilleur moment c'est à côté des Algériens. Pour moi ils ont été très gentils et par cette occasion j'ai trouvé une famille à Constantine, qui ont été comme un père et un mère pour moi, mais je n'ai reçu aucune nouvelle d'eux depuis : j'étais blessé et ils m 'ont pris chez eux en convalescence. »
(Ouvrier 53/2, 1ère C.)
« Après avoir passé la journée en opération nous sommes arrivés à 21 h dans un village. Les trottoirs remplaçaient les chambrées. C'était en janvier. Il faisait froid.je me décide à demander du café à un colon. Accueil chaleureux. Cette famille me fournit huit litres de café pour la section."
(Etudiant. 57 2/A, sous-lieutenant)
«Mon plus mauvais souvenir, je le dois aux Européens d'Algérie. Le 24 janvier 1960, à Oran, je me suis trouvé mélé par hasard, en voiture, à une manifestation anti-gouvernementale. Les manifestants, parcevant la voiture immatriculée en métropole, conduite par un militaire, ont voulu m'obliger à klaxonner le motif « Algérie française ». J'ai refusé pour deux raisons : étant militaire, je n'avais pas à prendre part à une manifestation, et par ailleurs , je réprouvais formellement le caractère de ces manifestations. Mon refus m'a valu de me faire cracher à la figure par des jeunes gens qui n'avaient certainement pas fait leur service militaire. Ce geste délicat fut accompagné de ces mots : « Voilà pour l'armée. » J'ai été rapatrié deux jours après et je suis rentré en métropole, hanté par ce souvenir et me demandant si je n'avais pas perdu mon temps pendant ces vingt mois. Je l'aurais certainement perdu si mon séjour en A.F.N. n'avait eu d'autres raisons que de défendre les vignobles des colons. »
(Cl. 1960, médecin-aspirant.)
« Comment choisir, pour répondre à vos questions, le mot unique parmi les mots que vous proposez, alors que tout est si mélé et si complexe. C'est presque impossible, d'autant plus que ces mots sont bien limités dans leur choix et mal choisis parfois. Comment dire, par exemple, si les Européens sont bons, médiocres ou mauvais ; comme si on pouvait les mettre tous dans le même panier, comme si en eux il n'y avait que du bon ou du mauvais ou du médiocre ? Personnellement, je les trouve pétris d'égoïsme et d'inconscience, conjointement à d'autres qualités ou défauts ; mais qui n'est pas pétri d'égoïsme ou d'inconscience devant la vérité de la vie ? Qui parmi les métropolitains s'intéressent à l'Algérie autrement que pour désirer la fin de la guerre afin de ne plus avoir d'ennuis avec cette histoire-là ; égoïstes et inconscients on l'est des deux côtés de la Méditerrannée... »
La guerre sans nom
« On nous avait signalé une ferme qui probablement servait de relais au FLN. La ferme fut visitée de fond en comble, les appartements saccagés, les habitants maltraités par un spécialiste, à coups de poing. En souvenir, j'emportai une timbale ciselée et un foulard, je ne me rendais pas compte de ma faute, c'est maintenant que je réalise. Cette guerre rend méchant. »
(Fonctionnaire, cl.55 1/C, sergent)
« Un dimanche après-midi, à la sortie d'un cinéma on a lancé deux grenades. J'étais dans le hall, il y a eu une panique. L'attentat a fait 3 morts et une quinzaine de blessés. Dans le cinéma il n'y avait que des Européens et des soldats français. Après l'attentat les Européens, fous de douleur, se sont révoltés. L'armée n'a pu les maîtriser. Il y a eu une trentaine de musulmans tués. »
(Serrurier, 54/2, 1ere cl.)
« Parmi les nombreux mauvais souvenirs, il en est un que je n'oublierai pas : c'est ce prisonnier, emmené lors d'une opération pour nous indiquer des caches et qui fut l'objet de brutalités inhumaines : coups de poing, torsion des bras, tête écrasée sur le rocher et la terre, coups de pied en pointe dans le ventre, le bas-ventre et dans le dos. Malgré ce traitement, cet homme tenait toujours debout et se taisait. L'officier nous fit signe qu'on pouvait le liquider, mais nous militaires du contingent, l'avons ramené vivant. »
(Instituteur, 56 2/A. M.D.L.)
« Quand vous parlez de rude formation que procure l'armée, je pense aux massacres qui ont suivi la révolte du 20 août 55 dans la région de Philippeville (je n'y étais pas mais plusieurs m'en ont parlé de long en large). A la destruction des vaches, chevaux, bourricots,le 10 mai 1957, à l'oued Cherf, du côté le Renier (oued Zenati) et toutes les maisons qui flambaient dans ce coin, pendant que les femmes et les gosses étaient à côté – ceci en représailles d'une embuscade. Au bombardement du village de l'oued Akar Bouchène (Akbou) par l'aviation et l'artillerie alors que les habitants y étaient,le 12 mars 57. Ces deux choses je les ai vues et bien d'autres.. »
(Instituteur, 55 2/B sergent)
« Mon plus mauvais souvenir ? Celui de la guerre en général, dont toute l'horreur est comme ramassée dans le souvenir de ce « défilé » d'artilleurs coloniaux, rentrant d'un ratissage avec leurs prises de guerre parmi des civils en guenilles et portant la marque des coups des gosses qui couraient derrière leur mère qu'un militaire avait chargée de son poste de radio. Les souvenirs de ce genre abondent. Aussi, dans un tel contexte serait-il immoral de parler de meilleur souvenir. Il n'y aura pas de meilleur souvenir. », tant que tout un peuple criera sa souffrance comme il le fait depuis 6 ans, au milieu de l'indifférence générale ; personne n'entend les cris des pauvres. »
(Séminariste, 56 2/A, 2ème cl.)
« C'était dans la matinée du 31 décembre 59, non loin de Constantine, nous eûmes un accrochage assez sérieux dans un terrain très difficile avec une dizaine de H.L.L. Ceux-ci nous voyant assez décidés, se réfugièrent, après des échanges de coups de feu, dans une grotte ; ce ne fut que dans l'après-midi que grâce à divers moyens et surtout aux grenades à gaz nous arrivions à les déloger. Le dernier qui sortit de ce trou eut la malchance de tirer un coup de fusil vers nous, la riposte fut donnée par un des nôtres qui l'abattit d'un coup de carabine. J'eus comme mission de ramener ce corps (passé pour mort) avec mes hommes vers un endroit plus plat. A ma surprise c'était un gosse âgé d'une quatorzaine d'années (peut-être même moins). Lorsque je le soulevai tout sanglant, celui-ci ouvrit les yeux tout grands et me regarda d'un air suppliant ; un frisson parcourut tout mon être. Je compris alors par sa bouche qu'il ouvrait de temps à autre qu'il avait soif. Mes dernières gouttes de café lui apportèrent un peu de bien être avant sa mort. Faut-il ajouter (et je crois que c'est mon plus mauvais souvenir) que je fus pendant un certain temps la risée de beaucoup de mes camarades qui condamnaient mon comportement vis à vis de cet « ennemi » comme ils disaient pendant qu'eux, depuis un certain temps, avaient leur bidon à sec.»
(Menuisier, 58 1/B, M.D.L.)
« Mon plus mauvais souvenir : j'étais en tête du convoi chargé de faire l'ouverture de route dans un col, lorsque je suis tombé dans une terrible embuscade, nous étions encerclés, les rebelles étaient à dix mètres. J'étais sur un scout-car, par bonheur, sans quoi j'aurais été réduit en bouillie. Une énorme pierre vint s'écraser à mes pieds au fond du scout-car, ainsi qu'une grenade. Je reçus des éclats, ainsi qu'une balle qui me transperça la main gauche, je suis amputé d'un doigt, un autre engourdi, ainsi qu'une partie de la main. Une autre m'éraflait la joue gauche et l'oreille, ça se voit encore ; une autre balle au thorax côté droit, on me l'a retirée dans l'épaule gauche, tout cela dans l'espace de vingt minutes. J'ai vu la mort, c'était affreux, trop triste pour le raconter, pourquoi je suis encore vivant, ça je ne cherche pas à comprendre, pour moi c'est un miracle. Un maréchal des logis qui était à côté de moi et qui m'a sauvé la vie à reçu une balle qui lui transperça l'épaule droite, les deux poumons et la colonne vertébrale ; il est maintenant aux Invalides, à Paris, paralysé pour la vie ; un autre maréchal des logis qui était derrière moi a eu la gorge tranchée par une rafale de mitraillette. Il est mort à côté de moi, dans l'hélicoptère. Tous les trois, nous étions du même contingent, nous avions 23 mois de service. Mais aussi, un de mes plus mauvais souvenirs est celui où je perdis mes trois meilleurs camarades de jeux, tués tous les trois, égorgés, déshabillés et brûlés, ça je ne l'oublierai jamais.»
(Employé SNCF, 56 2/C, 1ere classe)
Le salut
«Lors d'une mission aérienne, mon Piper-cup s'est écrasé au sol dan sles djebels au nord constantinois. Après quelques heures de marche, j'ai pu rejoindre un poste militaire. Une section de jeunes appelés rentrant de deux jours d'opérations est immédiatement repartie avec moi,en pleine nuit, à la recherche de mon pilote, grièvement blessé. Je n'oublierai jamais la joie de ces garçons quand ils l'ont retrouvé et avec quel courage, bien que très fatigués, ils l'ont redescendu au poste sur une civière.»
(Agent technique, 1954/2, S.-Lt)
« Lorsque j'ai repris conscience quelques heures après avoir été blessé par une rafale de pistolet-mitrailleur, j'ai senti la brûlure du soleil levant sur mes paupières, le ciel était bleu et pur entre les branches des cèdres ; c'est alors que j'ai compris que je n'étais pas mort et que je n'allais pas mourir.»
(54/2 -2ème cl)
« Au cours d'une opération dans l'Ouarsenis, en avril 58, mon copain de chambre est mort dans mes bras ; au cours de la même opération, j'ai dû tuer un fellaga avec mon poignard, il m'arrive encore de ne pas dormir la nuit en repensant à ce jour-là.»
(Tisserand, 56 2/B, 1ère classe)
« Au cours d'un ratissage, je me suis trouvé seul, face à face avec un chef rebelle, nous avons tiré en même temps, c'est lui qui est tombé Mort. Quand j'ai réalisé un peu après, la valeur de la vie, ma joie confinait à la folie, pourtant cela ne m'aurait pas fait peur de mourir et j'ai prié sincèrement pour le repos de l'âme de ce rebelle.»
(Agent commercial, 56 2/B, sergent)
La cruauté des fellaga
« Au Douar d'Ifini, deux femmes et un gosse ont été égorgés par les troupes rebelles parce que le mari arabe était rentré dans les harkis.»
(Pharmacien, cl.55 , sous-lieutenant)
« J'ai vu les corps mutilés et à demi carbonisés de huit rappelés descendus le samedi matin et devant être libérés le mercredi suivant. Rien ne pourra effacer de ma mémoire ces visages crispés de douleur, un filet de sang à la bouche, les yeux encore ouverts.»
(Peintre, cl. 55 2/B, 2ème classe)
« Dans une embuscade quatre copains ont été enlevés. Les rebelles ont remplacé les tripes par de la terre, et nous avons trouvé les corps comme cela. C'était trois jours avant Noël. Deux des copains tués étaient attendus en permission chez eux.»
(Cl. 54 2/C, M.D.L.)
« Mon plus mauvais souvenir ? La vue des cadavres musulmans égorgés par les fellaghas, le ventre ouvert, rempli de pierres, et excusez-moi, mais il n'y a que la vérité qui blesse, émasculés.»
(Cl. 56 2/A, caporal-chef)
La torture
« Le plus mauvais souvenir que j'ai encore à l'esprit (et il y restera encore longtemps)c'est au cours d'une faction de garde à un bastion où j'ai vu les gardiens faire sortir de sa cellule une femme qui avait été torturée la veille afin de la faire parler. Sa figure était tellement enflée qu'on ne voyait plus ses yeux, ses lèvres avaient deux doigts d'épaisseur.»
(Agriculteur, cl.56 1/C, 1ère classe)
"Ayant affaire à un capitaine (pied noir), je suis entré dans une salle de tortures. Ecoeuré : téléphone, seaux d’eau, entonnoirs, tuyaux de caoutchouc, fouets, palans. Un Algérien (suspect) était pendu par les pieds au palan, les poignets liés derrière le dos, le ventre ballonné, le téléphone branché, le visage et le corps tuméfiés. Je n’ai pu parler au capitaine. Si cet homme n’était pas fellaga, il le sera devenu."
(Prêtre, M.D.L.-chef, cl 52/2)
"Visite au centre de transit de Tiaret (suspects reconnus innocents, en transit entre l’interrogatoire et la corvée de bois). Entre autres : une jambe cassée, un crâne fêlé (constat médical), un fou qui se met au garde à vous et salue en criant « Vive la France, vive la France…. » dès qu’il voit un officier."
(Ingénieur rappelé, aspirant)
"La torture n’existe pas ? La torture existe. Je l’ai moi-même pratiquée en passant de l’électricité à la cravache (entendez tuyau de plastique) et à la baignoire."
(X., instituteur, sergent)
"Leurs prisons étaient des caves en ciment d’environ 3m x 2m x 4m. avec seulement une ouverture au sommet de 0,70 x 0,50 : ils étaient là toute la journée jusqu’à 8. Il fallait voir les loques humaines qui en sortaient lorsqu’il faisait 50° dehors ! Titubants, haletants, tout suintants de transpiration dans une atmosphère fétide où toute l’odeur animale remontait, ils zigzaguaient comme des fantômes en butte à la lumière du jour. Certains restaient jusqu’à huit jours sans sortir, très peu – ou même certains jours pas du tout – nourris et faisant leurs besoins dans ce même lieu.. A cela s’ajoutaient les interrogatoires laissés à la bonne volonté et au savoir-faire des gendarmes. Il fallait les voir revenir : paralysés, les yeux exorbités, les traits tirés et tremblants de tous leurs membres pendant plusieurs jours sous l’effet de l’électricité dispensée abondamment : il fallait les traîner puis les attacher et tirer comme un poids mort pour les remettre dans cette geôle affreuse. Certains gardèrent des traces de ces abus pendant longtemps : des brûlures aux deux bras (de la grandeur d’une main). Le plus écoeurant c’est bien de voir avec quelle facilité les gars s’habituaient à voir de pareilles choses. Et cette révolte intérieure que j’ai exprimée bien des fois, s’est heurtée à l’indifférence des copains ; ces « sales bougnoules » me disaient-ils, et de rage, ils frappaient encore sur ces loques humaines. D’ailleurs, à ce régime, plusieurs prisonniers essayèrent de se suicider, qui avec un couteau, qui avec son turban… L’un d’eux se précipita du haut des caves sur le sol et se fractura la tête. Il est curieux qu’un chrétien convaincu s’habitue à la mort et à l’indifférence : en face de cet homme étendu dans son sang et à côté duquel nous avons mangé d’un fort appétit, il m’a fallu faire un effort terrible pour réaliser que c’était un fils de Dieu qui était là, étendu, port, pour garder son secret en face de la torture qu’on lui faisait subir. Un autre s’est tranché la gorge avec des tessons de bouteille. Le matin, un copoain me dit : « Viens voir la jolie boucherie », pour me montrer cet être râlant qui s’était coupé la trachée artère."
(Cl. 56 2/C)
La France, les routes, l’assistance médicale, l’amitié.
« Mon meilleur souvenir ? Peut-être de pouvoir me déplacer sans arme là où il fallait deux sections pour passer en sécurité un an auparavant. Cette sécurité était valable pour les Musulmans comme pour les militaires, car les fellagas en ont sans doute tué plus que les militaires (là où j’étais). »
(Sous-lieutenant, 56 2 B, prêtre)
« Je n’oublierai pas le jour de Noël 1958, lorsque mes petits élèves furent récompensés par un magnifique arbre de Noël. Beaucoup eurent des jouets tout neufs, tous eurent des friandises, les plus pauvres des vêtements, des bottes, chemises, pull-over… Ce fut formidable ».
(Employé, 56 2/B, 1ère cl.)
« Le jour de ma libération, ayant réuni la population des trois villages du Douar Teffreg, plusieurs musulmans kabyles ont pleuré en apprenant que je partais. Ce souvenir (bon) est un des rares que j’ai ramenés de mon service en Algérie. Il me fait supposer que peut-être mon séjour n’a pas été inutile ».
(Employé PTT, 56 1/C, sous-lieutenant)
"Donnant des soins gratuits à la population civile du village de Temmera, à 20km au sud de Relizane, il m’a été donné de rencontrer beaucoup de jeunes femmes musulmanes, toutes passées par nos écoles françaises. Je les entends encore m’avouer larmes aux yeux et avec une sincérité qui ne trompe pas leur inébranlable attachement à la France et aux Français, leur confiance en nous, persuadées que nous avions été les premiers à les comprendre et à vouloir les aider. Elles percevaient fort bien que nous les respections…"
(57 1/C, médecin, aspirant)
Les justes
« Mon meilleur souvenir. J’ai parlé de la paix avec un vieux musulman qui avait son petit-fils près de lui et il m’a presque cité mot pour mot, la parole de Péguy : « Tout ce qu’on fait on le fait pour les enfants ».
(Agriculteur, 56 2/8, sergent)
« C’était au cours d’une escorte effectuée à 10km de Sebdou (département de Tiemcen). Nous étions arrêtés tout près d’une pièce qui faisait fonction d’école et là, un soldat de l’armée française (un Africain de l’A.O.F) apprenait à lire à des petits Algériens musulmans d’environ 5 à 8 ans. Ils chantaient très bien une chanson qui pouvait être : « J’ai lié ma botte » (je n’en suis pas sûr). Là, j’ai rencontré un exemple de pacification ».
(Agriculteur, cl. 56 1/C, 1ère cl.)
« Je me souviens de la soirée passée avec quatre camarades soldats chez un médecin musulman (qui avait une clientèle urbaine populaire) qui nous avait fait don de son amitié (malgré les temps difficiles) en même temps que de son hospitalité (cour mauresque et stéréophonie, Camus et Jacques Brel, une synthèse assez éloquente, ne trouvez-vous pas ? )."
(Sergent, 57 2/C, étudiant)
« Mon meilleur souvenir ? La fraternité avec les musulmans de la ferme. Mon camarade Robert était, lui aussi, très lié avec eux. Plus tard, j’ai quitté la ferme ; et un jour, à Bône, je rencontre Khemis, un Musulman de la ferme, qui me dit : « Robert vient d’être muté. C’était un ami. ». Il le regrettait, et moi aussi et j’étais pourtant joyeux de revoir Khemis. Lui, Robert et moi, étions frères ».
(Cl. 54 2/C, M.D.L.)
« Nous étions en opération en Grande-Kabylie. J’étais trainglot et je venais de porter les paras qu’on transportait au baroud. On s’est posté en base arrière et on n’a jamais su comment on a trouvé une petite Musulmane de 7 ou 8 ans qu’on a adoptée pour nos trois jours de stationnement. Elle était très belle et si mignonne qu’on a eu bien du mal à s’en séparer ».
(Cl.56 2/C, brigadier-chef)
« Un jour, je gardais des prisonniers et, malgré l’interdiction qui m’en était faite, je leur ai permis de se laver. Quelques semaines plus tard, un de ces prisonniers qui avait été libéré parce que non coupable m’a apporté une canne kabyle sculptée par lui ».
Cl. 56 2/C, fonctionnaire 1ère classe)
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Anne Guion - publié le 13/03/2012
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