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Je viens de refermer l'imposant ouvrage de Michel Onfray, « L'ordre libertaire, la vie philosophique d'Albert Camus » (Flammarion). Autant le dire sans plus attendre, je l'ai lu avec émotion, vif intérêt et ravissement.
Mais alors, sans plus attendre non plus ceci : je ne comprends toujours pas et moins encore après son Camus, comment Michel Onfray, libertaire, peut soutenir un Mélenchon « Fideliste » et « Chaviste », « socialistes césariens » s'il en fut ces deux-là, et, en outre admirateur d'un Mitterrand dont Onfray rappelle fort pertinemment que s'il abolit la peine de mort en 1981, refusa, comme ministre de la Justice de Guy Mollet, en 1956, « quatre-vingts pour cent des recours en grâce qu'on lui propose » et qu'il « envoie à la guillotine quarante-cinq nationalistes algériens » (p. 435). Mystère.
Tout le monde le savait
Mais venons-en au livre. J'y ai retrouvé « mon Camus » celui que je découvrais, adolescent, dans les années cinquante, ces années de « l'Homme révolté » et, pour moi, de « l'Étranger », de « la Peste », du « Mythe de Sisyphe », ces livres engloutis en peu de jours au détriment de mes apprentissages scolaires. Ils furent, ces livres, déterminants.
Et ce n'était pas si simple car, comme le montre Onfray, régnait à l'époque, la pensée rude, la théorie terrorisante qui, de marxisme en phénoménologie, dévalait la montagne Sainte-Geneviève et montait de Saint-Germain-des-Prés pour étouffer toute velléité libertaire sur le pavé du Quartier-Latin.
Ce n'était pas simple alors d'aller à contre-courant, de suggérer que le régime soviétique était une horreur bien que, je l'affirme, tout le monde le savait mais que la dialectique de la fin et des moyens commandait de le taire. Car nous le savions depuis Voline et sa « Révolution inconnue », depuis Makno réfugié à Paris, depuis le congrès de la troisième Internationale communiste en 1921, congrès auquel participa Boris Souvarine qui n'allait pas tarder à dénoncer le stalinisme, mais aussi l'anarcho-syndicaliste Gaston Leval (en compagnie de Andreu Nin et Angel Pestaña), ami de Camus auquel il rapportera de vive voix ce qu'il avait vu et entendu à Moscou.
Et ce n'était pas facile de dire, seulement dire, avec Camus et quelques autres, « Paix en Algérie » plutôt que « FLN vaincra », car nous savions aussi, tout le monde le savait, que le FLN n'instaurerait pas le socialisme, moins encore un socialisme autogestionnaire mais, comme le reconnaîtra Simone de Beauvoir, « un capitalisme d'État » avec retour « aux valeurs “ arabo-islamiques ” (p.465). Ce n'était pas facile et, dans les manifestations nous risquions autant les matraques rouges des services d'ordre “ césariens ” que les pèlerines cloutées des gardes-mobiles.
Monsieur Néant
Et l'auteur a bien raison de souligner, que dis-je ? de décortiquer la haine et le mépris avec lequel fut accueilli “ l” Homme révolté ». Il faut rappeler le procès en incompétence philosophique instruit par Sartre. Il faut se souvenir de ce que subit Camus pendant la guerre d'Algérie et à l'attribution du Nobel.
Ce que ne fait guère Olivier Tood, biographe de Camus, dans son commentaire du livre d'Onfray (Le Monde, 13 janvier 2012), qu'il accuse de « sanctifier le premier (Camus) pour démoniser le second » et « d'oublier ainsi le principal, la littérature ».
Curieuse réflexion que celle-ci puisque, fidèle à sa méthode de « lecture croisée de tous les livres de Camus », de tous les textes publiés ou inédits, Onfray ne cesse d'analyser l'œuvre littéraire de Camus et cela dès l'introduction qu'il met à profit pour examiner minutieusement « une petite pièce méconnue » intitulée « l'Impromptu des philosophes » qui met en scène une sorte de Scapin nommé... Monsieur Néant.
Alors, en effet, l'auteur cogne fort sur Sartre et Beauvoir mais beaucoup moins fort qu'ils ne l'ont fait, eux, sur Camus. En revanche ce qui est ici mis en évidence en s'autorisant toujours de textes et en donnant systématiquement les sources, c'est l'opposition entre le philosophe nietzschéen, solaire, méditerranéen, hédoniste et le professeur de philosophie barbotant dans les marécages glauques du concept glacé.
Ce qui est souligné ce n'est pas seulement l'affrontement de l'apollinien et du dionysiaque, mais l'opposition irréductible entre le libertaire Camus et le marxiste autoritaire Sartre, entre le socialisme libertaire de Camus et le socialisme césarien de Sartre.
L'alternative libertaire
Ce qui est mis en évidence enfin c'est l'opposition frontale entre une philosophie de l'immanence, de l'homme vivant sur cette terre et par cette terre et une philosophie de la « transcendance » (ou du « transcendantal » ? : prudence ici, attention aux mots « transcendantal » et « ontologie » qui constellent le texte et dont Onfray joue, me semble-t-il, sur un mode quelque peu provocateur) qui renvoie la vie à un monde mythique sur la terre ou aux cieux, mais demain, toujours demain.
Et il est question dans ce livre de cette « hypothèse libertaire » que j'évoquais ici voici peu à propos de Rosanvallon. Cette hypothèse d'une alternative libertaire, Onfray en fait une présentation historique et philosophique fort convaincante. Grâce à Camus. Car il montre que la réponse à la fameuse question posée dans le « Mythe de Sisyphe », celle du suicide, n'est autre que le choix de la vie, la vie sur cette terre et de toute urgence, la vie stimulée par la révolte et à laquelle la révolte donne sens.
L'alternative libertaire vient ici opportunément en ces temps d'écroulement d'un vieux monde dont le socialisme autoritaire, c'est-à-dire marxiste, fut une des composantes.
Car au centralisme césarien, montagnard et bolchévique est opposé le « fédéralisme proudhonien » fonctionnant de bas en haut, démocratiquement. A la violence de la compétition dite libérale comme au centralisme autoritairement planificateur est opposée l'organisation décentralisée fondée sur « l'Entraide » et la solidarité kropotkinienne également évoquée par Rosanvallon. Au nationalisme, qui peut être parfois un régionalisme rabougri jamais tant satisfait de lui-même qu'après avoir tracé de nouvelles frontières et brandi de nouveaux étendards, il oppose l'internationalisme qui abolit les frontières et qui n'a que faire d'oriflammes et d'hymnes vengeurs (décidément, que fait Michel Onfray chez J.-L. M. ? ).
La justice et la mère
Je ne peux éviter de dire un mot du traitement qui fut infligé à Camus à la suite de l'attribution du Nobel et de la conférence qu'il donna le 14 décembre 1957 à l'université d » Uppsala et à l'issue de laquelle, répondant à un jeune Algérien, il prononça la fameuse phrase à propos de la justice et de sa mère. Voici cette phrase également reproduite par Jean Daniel dans son amical commentaire du livre (Le Nouvel Observateur, 12 janvier 2012) :
J'ai toujours condamné la terreur. Je dois condamner aussi un terrorisme qui s'exerce aveuglément dans les rues d'Alger, par exemple, et qui, un jour, peut frapper ma mère ou ma famille. Je crois à la justice mais je défendrai ma mère avant la justice.
Pour ma part et quoique très jeune, j'ai immédiatement compris et approuvé le sens de cette opposition apparente entre mère et justice et été horrifié par les tombereaux d'immondices qui s'abattirent sur Camus.
Mais voici la fin de l'histoire telle que nous la raconte Michel Onfray : le jeune homme, désormais octogénaire, qui interpella Camus se nomme Saïd Kessal et il dit ceci : « En fait, les relations qui ont été faites de l'incident sont assez éloignées de la réalité ». A la suite de l'incident il lit Camus et souhaite le rencontrer. Jules Roy lui apprend sa mort accidentelle. « Saïd Kessal descend à Lourmarin et dépose des fleurs sur la tombe de Camus » (p.464).
Les libertaires sont les anarchistes de l'anarchie
Je ne peux, contrairement à Jean Daniel et Olivier Todd, consentir à exonérer Sartre de ses erreurs sur la foi du beau texte qu'il publia le 7 janvier 1960 au lendemain de la mort de Camus. Car ce ne furent pas de simples erreurs mais des condamnations portées par un homme qui n'hésita pas à écrire dans sa préface aux « Damnés de la terre » de Frantz Fanon (reprise dans Situations V) des mots aussi terrifiants que « la patience du couteau » (p.493) dans un texte non moins terrifiant.
Il est vrai que Jean Daniel, comme Tood, a bien besoin de faire de son ami Camus un social- démocrate avec lequel il eut, comme il le dit dans son article, d'ailleurs fort élogieux à l'égard de Onfray, des « rapports douloureux » à propos de l'Algérie. Car donner totalement raison à l'anarcho-syndicaliste, à l'internationaliste, au libertaire Camus, c'est reconnaître que non seulement on ne sut pas voir la véritable nature du FLN (on lira avec attention la relation de Onfray concernant les événements de Melouza en 1957), mais c'est questionner vigoureusement cette social-démocratie quand elle parvient au pouvoir. C'est la questionner aujourd'hui sur ce qu'elle sera et fera demain, parvenue au pouvoir.
Et c'est la raison pour laquelle, je crois, le terme « libertaire » se retrouve aujourd'hui dans bien des bouches et sous bien des plumes, non sans confusion. Ainsi celle introduite par Tood (p.233) avec la curieuse lecture qu'il fait de ce passage où, contrairement à ce qu'il affirme, Onfray n'adopte pas la définition du « Dictionnaire culturel en langue française » mais en corrige un point historique (c'est Déjacque et non Proudhon qui le premier emploie le mot) et donne sa propre définition à laquelle je souscris absolument : « Les libertaires sont donc les anarchistes de l'anarchie ». Albert Camus est l'un d'entre eux, ajoute-t-il.
Car l'auteur, dans sa charge contre tous les dogmatismes, n'oublie pas le dogmatisme anarchiste, celui qui croit avoir inscrit dans le marbre, une fois pour toutes, les tables de la Loi, celui qui a fait de l'abstention électorale un credo et de l'État, de tout État, une construction démoniaque. L'un des fondements de l'alternative libertaire serait alors le refus de tout dogme. C'est en tout cas ce que je retiens pour ma part du philosophe de l » « absurde », de cet absurde auquel il oppose la révolte, c'est-à-dire la vie... sans plus attendre.
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Restez assis les enfants !
Le blog de Nestor Romero, ancien enseignant qui, toujours, cherche à penser l'école.
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