Ayant subi le joug impérial turc puis français, les Algériens sont bien placés pour trancher la dispute entre la France et la Turquie autour des questions d'histoire et de colonisation.
Des ouvriers algériens construisent la ligne Morice, le 16 décembre 1957, pendant la guerre d'AlgérieAFP/INTERCONTINENTALE
La France est restée 132 ans en Algérie, la Turquie trois siècles. Ces deux ex-empires et deux derniers colonisateurs de l'Algérie s'affrontent aujourd'hui autour du sang arménien et algérien, oubliant toutes deux leur passé colonial. Mais que reste-il comme traces de la Turquie et de la France en Algérie? Comparatif non exhaustif.
D'abord un texte législatif, français, pour reconnaître le génocide arménien commis par les Turcs. En réaction une statue érigée en Turquie, pour commémorer le génocide algérien commis par les Français, et reconnu par Erdogan. D'un côté une loi écrite, de l'autre une pierre gravée. Ensuite le Premier ministre algérien explique qu'il ne faut pas faire commerce avec les sang des martyrs algériens, renvoyant dos-à-dos les deux derniers colonisateurs de l'Algérie. Alors le ministre algérien des Anciens combattants s'en mêle à son tour et félicite la Turquie, tout en continuant à exiger la repentance de la France. Entre la Turquie et la France, peut-on mettre l'Algérie au milieu pour délimiter les polémiques?
Les navires de l'Apocalypse
De Marseille à Alger, il n'y a que 800 kilomètres, d'Istanbul à la capitale algérienne, près de 3.000. On doit donc déjà saluer l'empire ottoman turc d'avoir été plus loin dans ses projets, lui qui a fait d'Alger la capitale algérienne. Mais cela reste quand même une invasion, qui comme avant pour les Phéniciens, les Romains ou les Byzantins, après pour les Français, s'est faite par la mer, même si à l'origine, les Turcs sont venus en Algérie pour défendre les ports contre les assauts espagnols du XVIème siècle. Mais les colons étant tous deux partis, finalement la seule colonisation qui a réussi en Algérie s'est faite par la terre, les Arabes étant venus de l'est à cheval. Bref, si les Turcs sont restés trois siècles et les Français 132 ans, l'Algérie se sent beaucoup plus proche de la Turquie que de la France.
On peut le comprendre, ceux-ci partagent la même religion, une culture plus ou moins équivalente, les mêmes gâteaux et la chorba (soupe populaire) du ramadan. Mais surtout, les colonisations française et turque ne sont pas les mêmes. La première a pillé, déporté, torturé, brûlé, rasé, bombardé au Napalm et exproprié, jusqu'à déporter des familles entières de résistants jusqu'en Nouvelle-Calédonie. La seconde s'est contentée de lever des impôts, bien qu'elle ait aussi maté dans le sang toutes les rebellions, brûlant récoltes et villages, selon l'extrême-droite française. Mais faut-il aimer les Turcs? Il faut se rappeler que lorsque la France est arrivée en 1830 avec 10.000 navires pour s'emparer d'Alger, la régence turque lui a donné la ville sans tirer un seul coup de feu, avec la garantie de conserver sa liberté et ses biens personnels, laissant 40.000 soldats français entrer dans la ville pour la saccager par vengeance. Cet acte anti-héroïque pour des Algériens si guerriers aurait du mettre la Turquie au banc des accusés, au même titre que Boabdil qui a livré Grenade à Isabelle de Castille en 1492, sans se battre. La honte.
Les têtes de turcs et les kouffars
Les Turcs ou leurs descendants en Algérie sont bien considérés, ont même une association (Association des Turcs algériens), sont souvent des lettrés se fondant naturellement dans la société. Ils sont très au fait des us et coutumes, des langues et de la culture locale. Contrairement aux Français, lettrés aussi généralement mais qui en 132 ans n'ont appris que le mot kahwa (café), chouiya (un peu) et gourbi (maison traditionnelle). S'il y a très peu de descendants de Français d'Algérie du 19ème ou 20ème siècle, les quelques représentants de l'Hexagone, à quelques exceptions près, sont dans des quartiers chics, voire dans les hôtels. Les Kouloughlis (kulughlis en Turc) sont des descendants de Turcs ayant épousé des autochtones pendant la colonisation (la régence) au XVIème et XVIIème siècle. Les Français qui ont épousé des autochtones sont rares (on les appelle orientalistes ou traitres en Français) et leur descendance n'est pas identifiée. Si les Turcs et descendants n'ont pas de qualificatif particulier aujourd'hui à part Turcs, ce n'est pas le cas des Français. On les appelle Nsara (singulier Nasrani, Nazaréen, de Nazareth, c'est-à-dire Chrétien) ou Gwer (singulier gawri, appellation d'ailleurs d'origine turque) ou encore Kouffars (mécréants) quand on veut être méchants. Boucle amusante, on appelle encore dans toute l'Algérie les Français par le qualificatif roumis, dont le mot vient de Roum, la Constantinople de l'empire chrétien d'Orient, aujourd'hui Istanbul, la turque.
Politiquement, l'avantage est encore aux Turcs. L'existence d'un Hizb Tork (le parti de la Turquie) en référence au MSP de Abou Guerra Soltani (islamistes modérés, proches de la doctrine Erdogan) est d'ailleurs perçu comme une allégeance naturelle, à l'inverse du Hizb França (le parti de la France), vu comme diabolique et négationniste, amalgame de traitres complexés à la mentalité de colonisé qui recherchent encore la reconnaissance de la métropole (terme qui renvoie à la colonisation). En gros et en 2012, 50 ans après le départ des Français et 182 ans après celui des Turcs, il vaut mieux être Turc en Algérie que Français. Encore que, un Français est théoriquement plus riche et raffiné, il est à ce titre plus courtisé, par les femmes faciles et les hommes véreux.
Baba Merzoug et la Clé d'Alger
Pour ne citer que quelques exemples, l'astrolabe de la grande mosquée d'Alger (le petit ordinateur de l'époque), les têtes coupées de statues à Cherchell ou les registres des musées d'Algérie, ce sont autant de reliques prises par les Français aux Algériens ( et donc aux Turcs) et qui n'ont toujours pas été restitués. Car au delà du lourd contentieux autour de la guerre et la colonisation entre l'Algérie et la France, bataille de la mémoire virtuelle, il y a aussi le conflit de la mémoire physique. En dehors de la problématique de l'ouverture des archives françaises et algériennes, depuis quelques années, une campagne a cours pour la restitution du mythique plus gros des canons qui défendait Alger, nommé Baba Merzoug (le «père bienfaiteur»), appelé «Le Consulaire» par les Français.
Pris après la bataille d'Alger de 1830 qui a signé la défaite algérienne et le début de l'entreprise coloniale française, Baba Merzoug est toujours détenu en France, au musée de la marine de Brest dans le Finistère. Véritable pièce d'artillerie sans équivalent à l'époque, bronze de sept mètres de long, d'un poids de 12 tonnes avec une portée de cinq kilomètres, il a été fabriqué par des artisans algériens dans la Casbah d'Alger, sous l'autorité turque. Un canon turc ou algérien? Justement, si l'actuel ministre de l'Intérieur français Claude Guéant, lors de son passage à Alger en novembre 2011, a promis la restitution de Baba Merzoug, l'ex-président français Jacques Chirac avant lui, avait restitué la Clé d'Alger, sceau officiel du Dey d'Alger, au président Bouteflika lors d'une visite d'état en Algérie. Mais cette clé, véritable bijou à forte teneur symbolique, prise aussi en 1830 à Alger par les Français, est le sceau du Dey, qui était un Turc. Fallait-il la remettre aux Turcs? Tout comme les archives antécoloniales de fonds turcs, arabes et espagnols, pris par les Français dans les musées et bureaux, non encore restitués par la France. Faut-il les rendre aux Turcs, aux Arabes, aux Espagnols ou aux Algériens?
Ce qu'il reste des Turcs en Algérie
De nombreux éléments culturels, culinaires ou architecturaux, de la musique, comme la Zernadjia, musique populaire de la Casbah encore utilisée dans les mariages et qui est à l'origine une musique militaire turque. La Casbah, bien que remodelée par les Turcs, est à l'origine berbère, elle n'a pas d'équivalent, même à Istambul, ou dans les ex-colonies turques. Dans les traces turques, on peut citer pêle-mêle la chechia stamboul, couvre-chef rouge de Turquie, la pizza, qui serait d'origine turque (rouge aussi) et non pas italienne, le tabac (le fameux turkish blend), la bureaucratie (d'abord turque, puis française), les gâteaux (à base d'amandes et de miel). Des mots et du vocabulaire, des noms patronymiques comme Othmani ou Osmane (de l'empire Ottoman), Stambouli (d'Istambul), Torki (Turc) ou des noms de métiers ou de fonctions, qui sont devenus des noms de famille avec le temps.
Ce qu'il reste des Français
Des immeubles, des boulevards et des lieux, le béret français, encore en vigueur dans certaines régions, l'accordéon, des fromages et du vin, bien que la consommation de cet élixir daterait de plusieurs siècles. Beaucoup de vocabulaire et des mots, très nombreux dans le langage algérien, mais pas de noms de famille. Pêle-mêle encore, on peut citer au chapitre colonisation positive baguettes à la française et croissants. Pour ce dernier point, il est amusant de rappeler que le croissant a été inventé lors du siège de Vienne par les Turcs ottomans, façon de «manger» du Turc, le croissant étant le symbole de l'Islam. Les Algériens ne le savent peut-être pas mais continuent à aimer la viennoiserie, oubliant que le croissant représente des Turcs, qu'ils mangent allègrement. Voilà pour les traces non exhaustives des deux derniers colonisateurs, Turcs et Français. Par contre, il n'y a pas d'Arméniens en Algérie. Ou alors on ne les a pas vus.
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Chawki Amari
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