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Dernier roman de Yasmina Khadra, l’Equation africaine est une plongée dans un univers violent et dramatique. En plaçant ses personnages au plus près de la mort, l’auteur algérien les rend plus vivants que jamais.
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Misère et fierté d’un continent
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Avec l’Equation africaine, Yasmina Khadra confirme sa position parmi les plus doués écrivains francophones d’aujourd’hui. Son roman, à cheval entre les maux de deux continents, est le reflet du mal-être occidental dans un miroir de drames africains. C’est cette plongée d’un mal de vivre européen — dont Houellebecq est la figure de proue — dans une lutte acharnée pour la vie dans les déserts de l’Afrique qui donne à l’ouvrage ses notes d’universalité.
Jessica, l’épouse de Kurt, un médecin allemand, se suicide car elle n’a pas obtenu sa promotion de directrice. D’une vie bien rangée, Kurt s’enfonce dans le désespoir : pourquoi vivre si la raison de son existence n’est plus là ? Le monde s’écroule pour Kurt. Mais très vite, le deuil prend une autre dimension. Il devient un moyen de quitter ses certitudes individuelles, sa vie tranquille sans grande joie ni grand malheur, pour se retrouver face à un univers trop important pour être intégralement saisi. Khadra place ainsi Kurt dans le rôle de l’homme en quête de sens. Telle une allégorie, Kurt connaît la mort, le néant puis la renaissance. Le suicide de sa femme agit comme la bêtise des hommes sur Zarathoustra : Kurt retourne dans sa grotte après avoir perdu ses illusions naïves sur la vie. « Chaque chose recouvre sa juste mesure. J’ai recouvré la mienne, je ne suis qu’une goutte d’eau parmi les milliards de trombes d’eau », dit Kurt face à l’immensité. La première étape, celle du rejet de ses certitudes, est passée.
Mais très vite, l’histoire s’emballe. Pour oublier son deuil, Kurt prend la mer avec Hans, son ami, sur un petit voilier qui se fait arraisonner par des pirates au large de la Somalie. Tao, le cuisinier, est jeté à la mer sans savoir nager. Face à la mort, le silence du deuil disparaît. Kurt, muet et emmuré dans sa tristesse, a maintenant « besoin de parler, de dire n’importe quoi, de poser des questions auxquelles il n’exigera pas de réponse ». La mort devient paradoxalement la thérapie qui met fin au deuil.
Si le deuil prend fin pour Kurt, une nouvelle introspection apparaît plus sombre et plus profonde. Face à la misère du Darfour, face à la violence et aux massacres et toujours aux mains de ravisseurs sans pitié, Kurt découvre une humanité sans limites. Dans le mal comme dans le bien, l’homme est capable de tous les excès. Désormais très loin de sa petite vie rangée, Kurt comprend, petit à petit, que chaque instant est à saisir. « Le jour se lève, et puis après ? Pour moi, ce n’est qu’un étranger qui passe son chemin sans me regarder ». La renaissance peut alors commencer.
Dans une Afrique ravagée, Khadra campe des personnages forts et violents en évitant tout manichéisme. Joma, un ravisseur, était tailleur dans un village quand une bombe a tué son épouse. Poète décoré, il prend les armes pour défendre ses convictions qui ne font que le pousser vers davantage de violence barbare. L’horreur n’est jamais très loin dans l’Equation africaine.
Pourtant, malgré les meurtres sauvages, l’auteur parvient à faire aimer ce qu’il décrit comme une Afrique sans foi ni loi. La vie prend toujours le pas sur l’existence, aussi misérable soit-elle. Petit à petit naît une affection pour des personnages ivres de sang, mais aussi de résistance. Une résistance et parfois un dédain face à la mort qui rappelle les épopées de Kessel, le romantisme en moins.
Khadra pose ainsi la question du destin, refusant de voir l’Afrique soumise aux hordes sauvages comme s’il en était ainsi dans sa nature. Les hommes qu’ils jettent au hasard des chemins dans le meurtre et le crime ne sont là ni par croyance, ni par conviction. Ils cherchent à survivre et, dans cette lutte, se retrouvent face à d’autres hommes qui mènent le même combat. La mort de l’autre, qu’il soit villageois ou otage, est un moyen de repousser la sienne. Tuer l’innocent pour survivre : tel est le dilemme quotidien de la plupart des personnages du roman.
Toujours partagé entre plusieurs désespoirs, le roman de Khadra souhaite capter le plus profond de la vie, quand il ne reste plus rien, quand juste un fil la sépare du néant. En plaçant ses personnages dans un état de survie extrême, l’auteur parvient à cerner l’espoir avec justesse. Non pas l’espoir d’une vie meilleure, mais l’espoir de vivre, même une minute de plus.
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Alban de Ménonville
Yasmina Khadra, L’Equation Africaine, éditions Julliard, 2011.
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