Par : M. BELHASSEB
« Oui, c’est vrai. Des hommes et des sociétés ont marqué ce pays avec leur civilisation de sous-officiers. Ils se faisaient une idée basse et ridicule de la grandeur et mesuraient celle de leur Empire à la surface qu’ils couvraient. Le miracle, c’est que les ruines de leur civilisation soient la négation de leur idéal. Car cette ville squelette, vue de si haut dans le soir finissant et dans les vols blancs des pigeons autour de l’arc de triomphe, n’inscrivait pas sur le ciel les signes de conquête et de l’ambition. Le monde finit toujours par vaincre l’histoire. »
Albert Camus, Le vent à Djémila, p.,31.3.
La pose d’une plaque commémorative (sic) sur le frontispice de la maison natale d’Albert Camus à Dréan (ex Mondovi), il y a quelques jours, par l’ambassadeur de France en Algérie, ne relève pas de l’anodin vue des deux rives. Vue de l’autre rive, l’événement se prête bien à cette lecture chargée, voire même surchargée de sens, à la veille d’une élection présidentielle où se multiplient les gestes ravivant la mémoire commune entre l’Algérie et la France. Si François Hollande a préféré jeter des fleurs sur la Seine à la mémoire des victimes du 17 octobre 1961, Nicolas Sarkozy, qui voulait panthéoniser Camus au début de son mandat, a préféré le commémorer à la source, sur sa terre natale ! Vue de cette rive ci, rien n’a été dit et le wali d’El Taref qui accompagnait l’ambassadeur de la France faisait dans le diplomatiquement correcte puisque le silence pèse lourd sur l’homme et son œuvre parce qu’ici la mémoire de Camus n’a pas droit à la parole. Pareil encore pour le cinquantenaire de la mort de l’écrivain, il y a deux ans où toute parole était non seulement souhaitable mais interdite puisque une pétition circulait déjà pour interdire toute activité commémorative de cet événement.
Entre ces passions de part et d’autre des deux rives que reste-t-il aujourd’hui aux lecteurs algériens de cet homme et de son œuvre ?
La question est pertinente et se pose avec acuité chaque fois qu’il est question de Camus et de son œuvre qui porte l’Algérie dans ses moindres interstices. Car que serait cette œuvre si on lui ôtait sa terre nourricière, sa sève même ?
Le poids du silence sur Camus, ici, a bien une cause : c’est cette conviction que se sont faite, depuis l’indépendance de l’Algérie, certains de nos compatriotes parmi les plus instruits qu’Albert Camus reste un écrivain français, un colonialiste de la première heure. Ses écrits dépeignent le colonisateur et sa conscience d’hégémonie sur les autochtones et autres arabes qui constituent juste un élément du décor. Or, cette position est-elle indemne de parti pris politique et idéologique ? Un parti pris à la peau dure puisqu’il a résisté cinquante années durant sans même qu’il ait été soumis à la critique scientifique. Le peu de travaux universitaires ou autres contributions, d’ailleurs, ne font que reconduire cet établissement définitif. On se rappelle alors le numéro spécial de la revue de l’ILE de 1990, Albert Camus au présent, qui, dans son préambule affichait cette volonté d’une « lecture algérienne » celle justement de consacrer l’établissement définitif. A la veille de la célébration du cinquantenaire de l’indépendance, ne sommes-nous pas appelés à revoir cette lecture définitive de l’œuvre camusienne qui nous dit, qui nous écrit ? Cette entreprise relèverait alors du dépassement même des préjugés et autres égoïsmes car elle appellera à la pertinence scientifique, à la lecture productive, celle qui élargirai l’horizon de l’œuvre et l’inscrirai dans de nouveaux contextes puisque ceux qui ont vu l’écriture de l’œuvre sont largement consommés et largement dépassés ! Cette entreprise de renouvellement de la lecture des textes de Camus doit concéder, au moins, ce qui a été admis par les lectures, et qui reste la préoccupation fondamentale de Camus, à savoir : l’homme aux prises avec son destin. Du coup, la question de la réception de l’œuvre camusienne reste d’actualité. Il est évident, à en croire Paul Ricoeur , que l’œuvre reste ouverte et soumise à son lecteur à qui elle appartient et à qui revient le devoir d’élargir et/ou de renouveler son horizon en fonction de ses propres attentes. Cette perspective arracherait l’œuvre de l’horizon qui l’a vu naître et l’inscrirait dans un horizon nouveau celui du présent du lecteur. Il s’agit, pour dire simple, décontextualiser l’œuvre et la recontextualiser en permanence ce dont dépend, fondamentalement, la conscience de la lecture. Car, au demeurant, l’Algérie d’aujourd’hui n’est pas celle d’il y a cinquante ans !
Un constat : si les lecteurs d’aujourd’hui ont conscience de ce fait ils auront conscience certainement que l’œuvre les interpellent…! Le problème encore est que notre mémoire de Camus est vouée au silence et que toute tentative de se le remémorer s’avèrerai vaine du fait que des gardiens de la conscience sont là veillent à ce que cette mémoire camusienne soit vouée aux oubliettes, aux silences. Le paradoxe est que la mémoire qui travaille l’œuvre de part en part, et nous travaille, refuse tout enfermement dans le passé au profit du présent même s’il faut créer des morts conscientes : « Créer des morts conscientes, c’est diminuer la distance qui nous sépare du monde à jamais perdu, et entrer sans joie dans l’accomplissement, conscient des images exaltantes d’un monde à jamais perdu. » C’est bien cette âpre leçon de la terre d’Algérie que Camus a commencé à apprendre dès sa tendre jeunesse. S’il faut s’en apprivoiser, il suffit de parcourir ses premiers écrits écrits entre 1933 et 1935 et publiés entre 1937 et 1939, à savoir L’envers et l’endroit et Noces. Ecrits dans lesquels Camus, il le dit dans la Préface de la réédition de L’envers et l’endroit de 1958, n’a pas beaucoup marché. Il est resté le même. Ces essais sont définitifs, emblématiques même, dans l’ensemble de l’œuvre. Ils racontent les tribulations d’un jeune homme aux prises avec son destin qu’il essaye d’apprivoiser en cherchant des évidences dans la contemplation de la terre d’Algérie et de sa lumière ; où le jeune homme empoignant ses angoisses errait et allait à la rencontre du monde avec sa conscience lucide : « A cette extrême pointe de l’extrême conscience, tout se rejoignait et ma vie m’apparaissait comme un bloc à rejeter ou à recevoir. J’avais besoin d’une grandeur. Je la trouvais dans la confrontation du désespoir profond et de l’indifférence secrète d’un des plus beau paysage du monde. J’y puisais la force d’être courageux et conscient à la fois. » Ne trouve-t-on pas ces traces dans le « Premier homme » puisque cette errance conduit l’écrivain, le jeune homme, vers cet immense oubli, vers la patrie des hommes de sa race, le lieu de l’aboutissement d’une vie commencée dans ses racines ; le lieu même de la lecture si, toutefois, la lecture accèderait à la conscience de l’œuvre ! Toute conscience d’une œuvre est conscience de lecture, nous dit encore Ricoeur. L’Algérie de Camus telle qu’il l’écrit tout au long de son œuvre se concentre dans ses premiers écrits forgés dans ces « images simples et éternelles », source unique que l’écrivain a gardé au fond de lui. Pour Camus de cette époque, et même pour celui de l’après Nobel, cette source unique irriguée des senteurs et des odeurs de la terre ocre de son enfance algéroise, son ciel bleu écru et la mer argentée, et de loin en loin encore le désert qui se révéla une nuit à Janine… l’a forgé comme homme et comme artiste et lui a donné sa mesure profonde ce sur quoi, en effet, il revient dans la Préface de 1958 : « Pour moi, je sais que ma source est dans L’envers et l’endroit, dans ce monde de pauvreté et de lumière où j’ai longtemps vécu et dont le souvenir me préserve encore des deux danger contraires qui menacent tout artiste, le ressentiment et la satisfaction. »
Il y a dans l’œuvre de Camus une conscience réelle de sa terre natale. N’est-elle pas d’ailleurs la force unique qui le travaille chaque fois qu’il se mettait à écrire ? Oui, cette conscience est aigue chez ce petit pauvre de blanc de Beb El oued que Jean Grenier, le maître et le tuteur incontestable, avait bien orienté vers des réflexions profondes. C’est lui encore qui l’orienta vers Saint Augustin et Plotin dans ses débuts universitaires. Son mémoire de DES traitait déjà de ces deux philosophes de cette rive ci, deux hommes du Sud, comme lui, méditerranéens et nord africains ! L’homme Camus, et l’artiste aussi, était obscurément, comme il le dit, resté attaché à ses racines du sud, comme Faulkner, à jeter de la lumière sur cette partie obscure en lui que la critique française de l’époque, et même d’aujourd’hui, a oubliée. Ni L’Etranger, ni La Peste, ni L’Exil et le royaume ni encore moins Le Premier homme n’ont fait l’économie de l’Algérie. Elle est cette conscience aigue de l’œuvre qui la ferait accéder à l’éternité de la lecture ! Il n’a point de risque dès lors de dire que cette terre natale tant aimée est celle là même qui dessine cette géographie de l’absurde, quant on sait que l’absurde est ce dur face à face de l’homme avec son destin ; elle serait alors la terre de la révolte, la révolte même faible de l’esprit !
S’il est question, pour le lecteur aujourd’hui, de saisir la profondeur du questionnement absurde n’est-ce pas la terre d’Algérie qui lui apporterait des réponses ? Non seulement des réponses mais les évidences même sur une réflexion profondément humaniste et franchement orienté vers l’universel. S’il est en effet un sens auquel pourrait accéder l’œuvre, et de ce fait de sa lecture ce serait cet universel humain car au demeurant que serait l’Algérie sans cette aspiration à l’universel !
Le travail de renouvellement de lecture qu’il nous appartient aujourd’hui d’effectuer à propos de Camus devrait dégager notre mémoire des clivages idéologiques pour l’inscrire dans l’ordre universel du monde : « Ce pays est sans leçons. Il ne promet ni ne fait entrevoir. Il se contente de donner, mais à profusion. Il est tout entier livré aux yeux et on le connaît dès l’instant où l’on en jouit. Ses plaisirs n’ont pas de remède, et ses joies restent sans espoir. Ce qu’il exige, ce sont des âmes clairvoyantes, c’est à dire sans consolation. Il demande qu’on fasse un acte de lucidité comme on fait un acte de foi. Singulier pays qui donne à l’homme qu’il nourrit à la fois sa splendeur et sa misère ! » Au delà de la guerre des mémoires, comme le dit si bien Mohamed Harbi, ces mots retentiront comme un cri de grâce et délivreront l’œuvre et son lecteur des jougs idéologiques de circonstance. Ce qu’il faut au travail de renouvellement de lecture, à la décontextualisastion et recontextualisation de l’œuvre c’est de donner parole à notre mémoire sourde, interdite de parole, victime alors d’égoïsmes qui n’apporterait rien aux aspirations universelles de l’Algérie d’aujourd’hui. Camus reste un écrivain de chez nous, un écrivain d’ici. Il mérite la place qui est la sienne parmi nous, sans préjugés ni égoïsmes, car au moins il nous ouvre les yeux sur notre présent, sur un présent impérissable…!
M.BELHASSEB( enseignant de littérature française à l'université de Guelma ), le 30 janvier 2012.
1 - Albert Camus Au présent, revue de l’ILE d’Alger, OPU, 1990.
2 - Paul Ricoeur, Temps et Récit, TIII, particulièrement le chapitre IV, le monde du texte et le monde du lecteur, Seuil, Paris, 1986.
3 - Albert Camus, Le Vent à Djémila, p., 31.
4 - Albert Camus, La mort dans l’âme, p., 94.
5 - Préface de la réédition de 1958, p., 2.
6 - Albert Camus, L’été à Alger, p.,34.
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