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Pour rendre justice à Albert Camus, je vous invite à lire (ou à relire) le chapitre qu’il a consacré à Nietzsche dans L’homme révolté. Michel Onfray, dans son dernier livre, L'ordre libertaire. La vie philosophique d'Albert Camus (Flammarion, 596 p., 22,50 €) tire abusivement Albert Camus dans le fan-club des nietzschéens. Soit ce philosophe ne sait lire que d’une façon hyper sélective, tenant exclus de sa conscience ce qui ne convient pas à son intérêt, soit il se trompe et nous trompe volontairement pour servir ses passions idéologiques.
Albert Camus, qui s’était donné comme règle morale de résister à tous les fanatismes et à tous les pouvoirs abusifs, y compris celui d’idolâtrer ou d’être idolâtré, aurait sans doute désapprouvé tant l’adulation de Michel Onfray à son endroit que la récupération fallacieuse de son œuvre qu’il opère aujourd’hui.
Ce texte de Camus en son intégralité est, à ma connaissance, l’écrit le plus pertinent et subtil sur Nietzsche. Les trois dernières pages, qui commencent par « Mais sa responsabilité involontaire va encore plus loin », montrent un Camus si critique à l’égard de Nietzsche qu’il est impossible d’en faire un nietzschéen.
Si le Camus jeune homme, celui qui a écrit Le Mythe de Sisyphe, peut être éventuellement apparenté à Nietzsche, celui de L’homme révolté (dix ans plus tard) dépasse ses positions existentielles de jeunesse, les critiquant même magnifiquement en introduction à cet ouvrage. Dès la fin du Mythe de Sisyphe, il avait déjà l’intuition que les arguments qu’il venait d’écrire pour parler de sa révolte étaient un « point de départ » et non pas une « conclusion », qu’il y avait « du provisoire dans son commentaire. »
Adulte, Camus n’est plus un « ascète de l’absurde». Il perçoit la condition déchirée de l’homme, non plus comme désespérément absurde, mais comme la conséquence inévitable de notre nature double. Cette nature double, telle qu’il la concevait nouvellement, pouvait être vécue comme heureusement double et non plus déchirante si nous savions la travailler comme des artistes de la vie, d’une façon créative susceptible de nous libérer des nos « intempérances d’absolu ». Et ce travail contre le mal d’intempérance, sans cesse à recommencer, pouvait faire de nous des « Sisyphes heureux », suffisamment heureux et non plus seulement des êtres déchirés, désespérément déchirés jusqu’à la folie.
Parvenu à ces pensées sur notre humaine condition, son intention était de prolonger son œuvre philosophique en écrivant sur l’amour. La mort l’en a empêché. Sous couvert de vénérer Camus, le récupérer en l’alignant sur Nietzsche revient à le trahir.
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Sylvie Portnoy Lanzenberg, Paris
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