La réédition par la maison Dahlab d’un important ouvrage de Mohammed Harbi, Les archives de la Révolution algérienne, vingt ans après leur première parution en France, est le fil rouge de cet entretien dans lequel l’éminent historien révèle comment il a réuni cette masse de documents inédits qui composent son ouvrage. M. Harbi plaide pour une histoire plurielle du Mouvement national, affranchie des manipulations politiques. Il répond au passage au ministre de l’Intérieur, Daho Ould Kablia, qui l’accuse d’avoir accaparé des archives de Krim Belkacem.
- Selon le quotidien Waqt El Djazaïr, le ministre de l’Intérieur, Daho Ould Kablia, vous aurait accusé d’avoir accaparé des archives de Krim Belkacem dont, rappelle-t-on, vous étiez le chef de cabinet au moment où il était ministre des Forces armées au sein du GPRA. Quelle réaction cela vous inspire ?
J’ai attendu un démenti du ministre de l’Intérieur avant de m’exprimer sur les propos qui lui sont attribués. Le démenti n’est pas venu. Chacun sait que nos gouvernants ont, à quelques exceptions près, tété au biberon de l’impunité. Cela ne les gêne pas de dire n’importe quoi au mépris des faits. Le ministère des Forces armées, dont Krim Belkacem était le chef, n’était pas la caverne d’Ali Baba qu’imagine le ministre de l’Intérieur après coup. Le cabinet civil, dont j’étais le directeur, avait ses propres locaux et nous ne disposions pas d’archives. Nous étions deux au cabinet, le lieutenant Ferhat et moi-même. Nous n’appartenions pas, non plus, au clan dont Krim était le chef. En dépit de sa centralisation au niveau du GPRA et l’existence d’une bureaucratie segmentée, l’appareil du FLN était loin de correspondre à la constitution d’intérêts publics. La distribution du pouvoir s’opérait entre des chefferies qui n’ont cessé, surtout après le CNRA d’août 1957, de contrarier le processus d’étatisation et de gouverner en manipulant l’information à leur seul profit. Le huis clos sur les archives et le culte du secret étaient des armes destinées à instaurer un pouvoir incontrôlé. Tous ceux qui se sentaient responsables devant le pays, et non devant de nouveaux maîtres, s’informaient comme ils le pouvaient dans un environnement où le recrutement des élites ne répondait ni à la capacité sociale, ni à la capacité technique, ni au mérite. Quel patriote, soucieux de l’avenir du pays, oserait nous le reprocher ? Les critères de sélection du personnel sont ceux de la loyauté personnelle, de l’appartenance à une cour servile, de la soumission dénuée de sens critique. Ne parvenaient au sommet de la pyramide que des exécutants obéissants et autoritaires, d’où cette sélection à rebours, responsable de la «médiocrisation» progressive de ce qu’on appelle, à tort, la classe politique. Une classe où chaque niveau s’édifie sur la manipulation du niveau inférieur. N’est-ce pas manipuler les commis de l’Etat, les commissaires de police que de leur faire croire que j’ai accaparé les archives de Krim ? Dans quel but ? Les préparer à un procès en sorcellerie ? Leur inculquer une doctrine où les non-conformistes sont définis comme l’ennemi intérieur ?!
La publication, vingt ans après de leur première parution, des Archives de la Révolution algérienne, troublerait-elle autant le sommeil de nos gouvernants ?!
- La maison Dahlab a réédité, récemment, un de vos ouvrages les plus importants, Les archives de la Révolution algérienne. Comme vous le précisez d’emblée, le livre est composé dans sa quasi-totalité de documents inédits. Comment avez-vous réussi à réunir tous ces documents ?
Mon intérêt pour les archives vient de loin. Dès 1950, alors que j’étais encore lycéen, j’ai commencé à collecter toutes sortes de documents : tracts clandestins, discours de leaders politiques, publications du Mouvement national dans toutes ses composantes. C’est un travail mené sous la pression de l’événement et des grands débats politico-historiques sur l’interprétation de l’histoire algérienne : processus de formation de la nation algérienne, réflexions sur la culture.
Mon père a voué au feu, en mon absence, les documents accumulés après l’arrestation de mon frère cadet, Mahmoud, en décembre 1955. J’en ai reconstitué une partie, mais c’est une perte irréparable. L’ensemble des documents qui nous initiaient en tant que militants MTLD aux débats pakistanais sur la nature de la nation dans une société musulmane, sur ses fondements, etc. n’ont pu être retrouvés. L’histoire du nationalisme n’a jamais été monolithique, même avec le FLN. La place de l’échelon régional dans la politique nationale a suscité, très tôt, ma curiosité. J’ai cherché, au moment des controverses sur la création de l’Ugema à m’informer sur ce sujet. Mon regretté ami Smaïn Mana m’a appris qu’en 1949, ses amis, dont Mabrouk Belhocine, ont rédigé une brochure à cet effet. J’ai fait la connaissance de Mabrouk Belhocine en 1956.
Cette brochure intitulée L’Algérie libre vivra, signée de Idir El Watani, était en sa possession. Il me l’a confiée. En 1959, j’en ai parlé à Tunis à un ancien dirigeant du MTLD, Mustapha Ferroukhi. Je lui ai prêté cette brochure. Nommé ambassadeur en Chine en 1960, il périt dans un accident d’avion en rejoignant son poste à Pékin. Le document s’est perdu. Mabrouk Belhocine l’a retrouvé dans les années quatre-vingt chez Embarek Djilani, membre du comité central du MTLD. J’ai publié, en 1987, cette brochure censurée, à la fois par le colonialisme et par la direction du MTLD, dans la revue Sou’al que j’ai créée en 1981 à Paris.
Les situations les plus propices à l’acquisition des documents sont celles de crises : scission du MTLD, luttes entre factions dirigeantes du FLN en 1959, implosions du FLN en 1962, etc. Ce sont des moments où ceux d’en haut lèvent le secret pour s’assurer l’appui de ceux d’en bas et débaucher les clientèles de leurs adversaires. Parfois, les secrets qu’on nous cache figuraient dans les publications de l’ennemi. C’est le cas, par exemple, des controverses sur le Congrès de la Soummam, évoquées, documents à l’appui, en 1957, dans la Revue militaire d’informations ou dans le quotidien Le Figaro. Mais il était de bon ton de faire passer leurs révélations pour de la propagande, ce qui laissait sceptiques les plus naïfs.
- La problématique de l’accès des historiens aux archives revient avec insistance dès qu’il est question de lever le voile sur certaines séquences de la guerre de Libération nationale. D’aucuns regrettent par exemple que l’accès aux archives présentes en Algérie soit difficile, y compris aux chercheurs. Avez-vous, à titre personnel, rencontré des entraves dans ce sens ?
A titre personnel, non. Je ne suis rentré en Algérie qu’en 1990, après 17 ans d’exil forcé. A cette date, mes travaux pionniers étaient déjà publiés sans recours aux archives d’Etat. Mais les travaux de mes collègues qui les ont utilisées, à l’exception de ceux du regretté Mohamed Teguia, d’un acteur donc, ne m’ont pas appris grand-chose, ce qui signifie que leur accès pose problème. J’ai par contre eu à constater le triste état de la Bibliothèque nationale. J’étais intéressé par le journal des débats de l’Assemblée constituante en 1962-1963 et les publications parues de juin 1965 à janvier 1966. Amine Zaoui, alors directeur de la Bibliothèque nationale, m’avait confié aux bons soins d’un de ses collaborateurs.
Mais il a été impossible de retrouver le journal des débats parlementaires. Il n’existe pas, non plus à l’Assemblée nationale. A Mabrouk Belhocine qui a voulu consulter ses propres interventions, il a été répondu que les archives ont été transférées dans un lieu inconnu après l’élection de la nouvelle Assemblée.
A Constantine, les archives de la wilaya ne possèdent que quelques exemplaires du journal des débats. Manque, entre autres, le débat sur le Code de la nationalité. Autre exemple, j’ai offert à la Bibliothèque nationale une collection d’El Oumma, journal de l’Etoile nord-africaine, mais les étudiants à qui je l’ai recommandée n’y ont pas eu accès. Elle serait introuvable. Quant aux journaux que je voulais consulter à la bibliothèque, il semble qu’ils aient été perdus, mais on peut, heureusement, les trouver dans la bibliothèque du Centre diocésain, à la rue des Glycines à Alger.
- Une certaine confusion entoure l’accès aux archives françaises de la guerre d’indépendance. On lit çà et là que «les archives seront ouvertes en 2012». Pouvez-vous nous éclairer sur ce point précis ? Quelles sont exactement les archives qui seront ouvertes à la consultation en 2012 en France ?
Je n’ai pas d’informations particulières sur ce point, mais il s’agit, sans doute, des archives sonores et de la filmographie de la guerre auxquelles des chercheurs ont déjà eu accès par dérogation. Mais, il y a quelques jours, un doctorant m’a assuré que certains dossiers concernant les personnes sont, depuis peu, ouverts à la consultation.
En lisant votre ouvrage, on prend la mesure des divergences qui faisaient rage entre les protagonistes de la Révolution, sans compter les guerres fratricides FLN-MNA. Vous plaidez personnellement pour une rupture avec les «mythologies héroïques et les récits moralisateurs» que l’on nous sert habituellement pour parler de la guerre de Libération. Comment dire la vérité aux Algériens sur leur histoire ? Comment en finir concrètement avec la censure et «le culte du secret» que vous dénoncez ?
L’intrusion de la politique dans l’enseignement de l’histoire est difficilement évitable. Un pays ne peut vivre sereinement avec des cadavres dans le placard. C’est une erreur de concevoir l’enseignement comme un discours moral. C’en est une autre de confondre l’histoire et la mémoire des faits. Si on veut rendre, par exemple, des questions comme l’identité ou la question linguistique moins vives, il faut définir de manière précise les enjeux et y entrer par une réflexion sur les concepts pour éviter toute approche émotionnelle. En un mot, il faut s’attacher à créer une situation qui permette une mise à distance. En vous disant cela, je ne sous-estime pas, pour autant, la difficulté qu’il y a à se mettre à distance, surtout pour les questions où plusieurs traumatismes se superposent.
- Votre livre a le mérite d’accorder une place importante aux archives de Messali Hadj et autres responsables du MNA, ainsi qu’au Parti communiste algérien. Pensez-vous qu’on a été injustes envers ces acteurs, et en particulier Messali ?
Confondre l’histoire de l’Algérie avec celle du FLN est une erreur. On ne peut pas accepter d’apprécier le déroulement des événements à travers l’exigence de monopole du FLN. Il faut faire parler le passé depuis le présent et donc écouter tous les acteurs du Mouvement national, des radicaux aux modérés. A quoi bon invoquer le modèle démocratique si on ne veut pas repenser l’aventure qui nous a amenés à l’autoritarisme ? C’est dans cette optique qu’il faut réexaminer les orientations de Messali Hadj et du PCA et cesser de les diaboliser, sans laisser croire qu’avec eux la démocratie était au bout du chemin. L’injustice à l’égard de Messali a été plus grave qu’à l’égard du PCA. Il a été accusé de trahison. En donnant son nom à l’aéroport de Tlemcen, le président Bouteflika lui a rendu justice. Il était souhaitable que cela se fît en toute clarté sur la base d’un discours argumenté et porté à la connaissance de l’opinion pour éviter les déclarations intempestives de ses détracteurs.
- D’après vous, y a-t-il encore de nombreux documents inédits qui seraient entre les mains de militants du Mouvement national ou de leurs proches et qui gagneraient à être rendus publics ?
Sans doute. C’est une question politique qui ne peut être traitée que par des moyens démocratiques, une fois le patrimoine foncier et immobilier devenu, effectivement, l’affaire de la nation. On n’en est pas encore là.
Le pillage, par exemple, du patrimoine foncier et immobilier est, à cet égard, instructif. La nation a besoin d’histoire pour faire face aux interrogations qui la traversent et pour surmonter ses traumatismes. Elle a besoin d’une culture fondée sur le partage de repères communs.
Elle dit, à voix haute, que le despotisme colonial ne doit plus être le prétexte à la défense du despotisme plébéien. Elle aspire à la vérité sur son histoire et on la lui refuse. Un exemple : le 25 juin 2008, on apprend par la presse et sans explication aucune que l’Académie de Cherchell a donné, en présence du président de la République, le nom de Lakhdar Bouchema à trois promotions d’officiers. Lakhdar Bouchema a été assassiné, avec d’autres compagnons, en Wilaya IV, pour son implication dans une rencontre avec le général de Gaulle, à l’insu du GPRA. Comment en est-on arrivé à cette décision ? On doit le savoir. Des acteurs de cette tragédie sont encore en vie. Qu’en pensent-ils ? Et pourquoi se taisent-ils ? Les officiers éliminés ont été, certes, les victimes d’une situation, mais la procédure utilisée pour les réhabiliter ne favorise pas le civisme.
Mohammed Harbi. Les archives de la Révolution algérienne. Éditions Dahlab 2010. 2000 DA.
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