Biographie d’Abd el Kader
Abd el Kader est né le 15 du mois de redjeb de l’année
de l’hégire 1223 (commencement de 1808 de notre ère). Il
est fils de Sidi Mahhi ed Din fi ls de Sidi Kada ben Mokhtar
et de Lella Zohra fi lle de Sidi Omar ben Dhouba.
Il a deux frères aînés, fils de Sidi Mahhi ed Din et.
d’une autre femme sa cousine, Sidi Mohammed Sâaïd et
Sidi Mustapha ; deux plus jeunes frères, Sid el Haussein et
Sid el Morteddi,de deux autres femmes, et enfi n sa soeur
du même lit, fille de Sidi Mahhi ed Din et de Lella Zohhra
mariée à Sidi Mustapha ben Tehmi son cousin germain.
Abd el Kader a épousé sa cousine germaine, soeur des
Ouled Sidi Bou-Taleb dont le père était frère de Sidi Mahhi
ed Din.
Abd el Kader possède, dans les archives de sa famille,
un arbre généalogique qui établit sa filiation avec Fatma, la
fi lle du prophète mariée à Ali Ben Abou Taleb. Il est par conséquent
Chérif.
Ses ancêtres, originaires de Médine, sont venus s’établir
au Maroc au temps de la dynastie des Edrissistes et c’est son
aïeul seulement, Sidi Kada Ben Nokhtar, qui a quitté le Maroc
et est venu s’établir chez les Hacheur Gheris au lieu qui a pris
le nom de Guiatna ou Zaouia Emtaa Oued-el-Hummam.
Sidi Mahhi ed Din joignit à l’influence spirituelle
qu’exerçait déjà son père, une autorité temporelle en fournissant,
autant qu’il dépendait de lu, et en aidant même de
sa fortune les zélés musulmans qui se rendaient à la Mecque,
lieu saint où il les accompagna plusieurs fois.
Dans un de ses pèlerinages, il emmena avec lui son fils
préféré le jeune Abd el Kader. Un marin français, le capitaine
Jouve, qui a visité longtemps le port d’Alger, les conduisit
tous deux à Alexandrie à bord d’un navire de commerce.
Sidi Mahhi ed Din ne se contenta pas de visité les deux villes
sacrées (la Mecque et Médine), il poussa son voyage jusqu’à
Baghdad; là plusieurs personnages élevés en dignité eurent
occasion de se trouver avec le jeune Abd el Kader et furent
séduits par les heureuses dispositions qu’il montrait déjà ; ils
firent à son sujet des prédictions de grandeur future qui n’ont
peut-être pas été sans infl uence sur les idées ambitieuses qui
se développèrent plus tard en lui.
Son père eut grand soin de recueillir ces prédictions et
il s’empressa, à son retour, de les répandre parmi les Arabes
de la province. Le bey d’Oran qui connaissait le fanatisme
des indigènes et leur penchant au merveilleux et qui ne voyait
pas sans déplaisir l’infl uence que cette famille acquérait dans le pays,
craignant d’ailleurs de nouveaux soulèvements dans
une population qui n’avait cessé d’être agitée depuis la célèbre
insurrection du marabout Ben Cherifa (1799 à 1802), le
bey d’Oran, dis-je, fi t saisir Sidi Mahhi ed Din et le jeta en
prison.
Les Turcs étaient habitués, on le sait, à ne pas user de
ménagements, et la mort du prisonnier aurait sans doute: suivi
sa captivité de près, si le père d’Abd el Kader n’était parvenu
à intéresser en sa faveur une des femmes du bey Hassan : il
dut au crédit de cette favorite la vie et la liberté. La persécution
que le marabout avait eu à souffrir de la part des Turcs
augmenta son influence sur les Arabes qui virent en lui une
sorte de martyr, au double point de vue religieux et national;
aussi lorsque après avoir conquis Alger les Français vinrent
prendre possession d’Oran et y détruire la puissance turque,
Sidi Mahhi ed Din se trouva naturellement placé à la tête des
populations, qui voulaient, en combattant les chrétiens défendre
ce que les hommes ont de plus sacré, la foi et la patrie. A
plusieurs reprises il les conduisit au Djihad (guerre sainte) et,
comme lui-même n’était pas un guerrier il emmenait ses fils
qui combattaient pour lui. Sa présence dans les endroits les
plus dangereux animait le courage des Arabes qui le regardaient
avec admiration s’exposer au feu le plus terrible.
En le voyant revenir sans blessures des luttes les plus
acharnées et les plus meurtrières, ils finirent par le croire
invulnérable, opinion qu’il entretint, car il lui importait de
persuader au peuple que Dieu le protégeait.
Parmi les enfants de ce vénéré marabout celui qui
déployait la plus brillante bravoure, celui qui se montrait le
plus habile cavalier parmi tous, c’était le jeune Abd el Kader;
outre ces vertus guerrières qui l’entouraient d’un grand prestige
parmi les populations belliqueuses de la province d’Oran,
il était encore remarquable par son ardeur dans l’étude de la
religion. Nul n’était donc plus populaire que lui dans l’ouest
de l’Algérie après son père Sldi Mahhi ed Din.
Aussi lorsque au retour de l’expédition contre Oran, les
Hacheur-Gheris et quelques autres tribus voulurent nommer
Sidi Mahhi ed Din sultan des Arabes, le vieux marabout qui
sentait sa fi n approcher et qui avait jugé quel était celui de ses
fi ls capable de continuer l’oeuvre qu’il allait laisser inachevée,
le vieux marabout refusa cet honneur : « Le doigt de Dieu,
dit-il à ceux qui lui offraient le souverain pouvoir, a désigné
depuis longtemps celui qui est destiné à vous commander. »
Et il leur présenta son fi ls Abd el Kader alors âgé de 24 ans qui
fut aussitôt proclamé sultan (juin 1832).
Aisi qu'on me l'avait dit, il occupait seul le fond
de la tente en face de l’entrée; je m’avançai lentement vers
lui, les yeux baissés, je m’agenouillai et lui pris la main pour
la baiser, ainsi que c’est l’usage ; il me l’abandonna et après
cette formalité je levai mes regards sur lui. Je crus rêver quand
je vis fixés sur moi ses beaux yeux bleus, bordés de longs
cils noirs, brillant de cette humidité qui donne en même
temps au regard tant d’éclat et de douceur. Il remarqua l’impression
qu’il venait de produire sur moi; il en parut fl atté et
me fi t signe de m’accroupir devant lui. Je l’examinai avec
attention.
Son teint blanc a une pâleur mate ; son front est large
et élevé. Des sourcils noirs, fins et bien arqués surmontent
les grands yeux bleus qui m’ont fasciné. Son nez est fi n et
légèrement aquilin, ses lèvres minces sans être pincées ;
sa barbe noire et soyeuse encadre légèrement l’ovale de sa
figure expressive. Un petit ouchem entre les deux sourcils
fait ressortir la pureté du front. Sa main, maigre et petite, est
remarquablement blanche, des veines bleues la sillonnent;
ses doigts longs et effilés sont terminés par des ongles roses
parfaitement taillés ; son pied, sur lequel il appuie presque
toujours une de ses mains, ne leur cède ni en blancheur ni en
distinction.
Sa taille n’excède pas cinq pieds et quelques lignes, mais
son système musculaire indique une grande vigueur. Quelques
tours d’une petite corde en poils de chameau f xent autour de
sa tête un kaïk de laine fine et blanche ; une chemise en coton
et par-dessus une chemise en laine, de même couleur, le haïk,
qui après avoir fait le tour de la tête enveloppe le corps, et un
burnous blanc recouvert d’un burnous brun, voilà tout son
costume. Il tient toujours un petit chapelet noir dans sa main
droite. Il l’égrène avec rapidité et lorsqu’il écoute, sa bouche
prononce encore les paroles consacrées à ce genre de prière.
Si un artiste voulait peindre un de ces moines inspirés du
moyen âge que leur ferveur entraînait sous l’étendard de la
croix, il ne pourrait, il me semble, choisir un plus beau modèle
qu’Abd el Kader.
Un mélange d’énergie guerrière et d’ascétisme répand
sur sa physionomie un charme indéfi nissable.
«Sois le bienvenu, me dit-il, sois le bienvenu, car tout
bon musulman doit se réjouir devoir augmenter le nombre des
vrais croyants. Notre saint prophète a dit :
«Il vous sera plus profitable au grand jour du jugement
de vous vanter d’avoir acquis un chrétien à l’islamisme que
d’en avoir tué mille dans les combats. Dieu t’envoie à nous,
c’est à nous de te conserver, de t’instruire et de t’aimer plus
que nos autres frères.» Je fus surpris de sa voix saccadée et
pour ainsi dire sépulcrale. Elle sied mal à sa figure; sa parole
est brève et rapide ; il conserve l’accent et emploie l’idiome
des provinces de l’ouest.
(ABD.) Comment te nomes-tu ?
(Moi.) Les musulmans d’Alger m’ont nommé Omar,
mais à toi, seigneur, appartient le droit de me donner le nom
qu’il te plaira.
(ABD.) J’approuve le choix du nom d’Omar; c’est
le nom que portait le premier compagnon du prophète de
Dieu, qui, comme toi, de chrétien était devenu musulman ;
tâche d’imiter ses exemples.
Qui t’a porté à embrasser l’islamisme ?
(Moi.) Plusieurs motifs réunis qu’il serait trop long de
t’exposer ici, mais le plus puissant, c’est le désir de connaître
l’homme dont j’admirais le courage et les vertus, et l’espoir
d’apporter au grand oeuvre de la régénération des Arabes
qu’il a entrepris le concours modeste de mon dévouement.
(ABD.) Je savais que deux Français avaient embrassé
l’islamisme et qu’ils vivaient au milieu des tribus de la Mitidja.
Un d’eux, nommé el Bordji, m’est pourtant signalé
comme un de nos ennemis acharnés. Quel est l’autre ?
(Moi.) L’autre, c’est moi. Une grande différence existe,
pourtant, entre el Bordji et moi ; lui est soldat au service de
la France, et il a prêté serment de ne pas abandonner ses drapeaux.
Moi je suis libre et n’ai jamais été militaire ; si j’étais
déserteur, je mériterais ton mépris plutôt que ton estime.
(ABD.) La religion n’admet pas de semblables subtilités;
lorsqu’on est chrétien on doit vivre avec les chrétiens,
lorsqu’on est musulman on doit vivre avec les musulmans,
et c’est un crime de cohabiter avec les chrétiens. Aussi je
regarde comme indignes du nom de musulmans tous ces
lâches Arabes qui ont vendu leur foi et perdu la vie éternelle
pour une vie passée dans l’opprobre ; que la malédiction du
Seigneur s’appesantisse sur eux !
Il me fit ensuite plusieurs questions sur mes antécédents,
sur ma famille, sur mon père qui était à Alger, sur la religion.
Il parut satisfait de mes réponses, me recommanda vivement
au khalifa de Milianah, Oul’d Sidi Embarek, et me fi t signe
que je pouvais me retirer.
Mon domestique arabe qui était dans un coin de la tente,
vint alors déposer devant l’émir le kamous (dictionnaire)
et le fusil Lefaucheux dont je lui faisais présent. Il demanda
d’où venaient ces objets; le bey de Milianah lui dit que c’était
Omar qui lui offrait ces cadeaux.
Il admira le kamous, ouvrage d’un grand prix, que j’avais
acheté à un Algérien, et parut très étonné de l’ingénieux système
du fusil :
« C’est à nous à te faire des présents et non à toi, me dit-il,
mais je suis sensible à ton offre que j’accepte ; or, je n’accepte
jamais que de ceux que je veux aimer. » Je m’avançai pour lui
baiser la main; il la retira et me baisa l’épaule, habitude qu’il a
toutes les fois qu’une personne de distinction vient le saluer.
Il me témoigne du reste beaucoup de bienveillance, et
m’à promis de me faire enseigner le Coran par le kadhi du
camp qui a été son premier instituteur : « Car, me dit-il, il ne
suffi t pas de dire : je suis musulman ! Il faut comprendre et
connaître ce que doit être un musulman. La grâce que Dieu t’a
déjà faite en t’inspirant le désir d’entrer dans la vraie religion,
me donne l’assurance de ton ardeur à la connaître et à la pratiquer.
Garde-toi d’imiter l’exemple du plus grand nombre des
Arabes que tu vois dans mon camp.
Dieu a daigné me choisir pour les régénérer et pour rallumer
dans leurs coeurs de pierre le flambeau éteint de la foi.
Gouvernés depuis des siècles par des soldats ignorants
qui n’avaient de musulman que le nom, habitués à ramper
devant leurs maîtres qui leur donnaient l’exemple de l’injustice
et de la cruauté, ils ont abandonné les pratiques de notre
sublime religion; ils sont tombés dans l’indifférence, ils sont
semblables aux bêtes de somme qu’ils conduisent.
Mais Dieu dans sa miséricorde, a chassé les tyrans contre
lesquels notre loi nous défendait de nous révolter, et a amené,
à leur place, ces chrétiens que nos glorieux ancêtres allaient
combattre jusque dans leurs pays.
Oui, Omar, c’est la miséricorde de Dieu qui les a
amenés, car nous avons été forcés de leur faire la guerre pour
défendre notre sol, nos femmes, nos enfants, et plus que tout
cela, notre religion, et cette guerre est une guerre sainte.
Le sang musulman qui a coulé et qui coulera dans cette
glorieuse lutte, nous lavera de nos souillures, notre foi attiédie
se réchauffera au feu des combats, et nos bras se fortifi eront
en frappant sur l’infidèle.
Nous serons alors moins indignes des illustres devanciers
qui ont conquis notre patrie et fait triompher la loi de
Dieu de l’Orient à l’Occident. Ah ! si l’ardeur qui les enflammait
nous avait animés lorsque les Français ont mis le pied
sur la terre musulmane, crois-tu qu’un seul eût échappé ?
Crois-tu que les ossements de leurs cadavres, dévorés par les
oiseaux de proie, n’eussent pas à jamais frappé de terreur les
audacieux qui auraient voulu de nouveau fouler notre sol ?
Mais les décrets immuables de Dieu devaient s’accomplir
et nous devions expier nos crimes.
Je demande au Très-Haut de regarder enfin d’un oeil de
bonté et de miséricorde son peuple malheureux; s’il daigne
écouter ma faible voix, je consacrerai ma vie à réveiller la
foi endormie de l’islamisme : descendant de nos seigneurs,
les Ali, les Abd Alla, les Eukba et tant d’astres, je combattrai
dans la voie du Seigneur, et alors, malheur aux chrétiens,
trois fois malheur ! car celui qui met tout son espoir en Dieu
et qui n’attend la victoire que de lui, celui-là peut rencontrer
le lion et repousser ses bonds impétueux. Omar, pénètre-toi
profondément de cette pensée, base de notre conduite en ce
monde, que le succès de toute entreprise dépend de la foi de
celui qui l’entreprend.
Dieu récompense la foi, même chez les infidèles. Le
juif, lé plus immonde des êtres, est capable de grandes choses
si dans son coeur avili; la foi parvient à remplacer l’avarice.
D’ailleurs, je redoute bien moins les Français depuis
que je les connais. Je les croyais encore semblables à
ceux qui allèrent combattre Souleyman (Soliman) pour
reconquérir la ville où ils supposent qu’a été enseveli Sidna-
Aissa Notre Seigneur Jésus-Christ).
«Malgré la haine que tout musulman doit nourrir contre
les infidèles, j’ai souvent admiré leur courage, leur générosité
et leur fidélité à tenir leur parole et leur observance rigoureuse
des pratiques de leur religion ; mais ceux qui ont fait la conquête
d’Alger ne ressemblent en rien à leurs ancêtres. J’entends
dire que quelques-uns ne reconnaissent pas de Dieu ; en
effet, ils n’ont construit aucune église, et les ministres de leur
religion sont peu respectés par eux-mêmes.
Ils ne prient jamais; ils manquent à leur paroleet trahissent
leurs alliés. Dieu les abandonnera puisqu’ils l’abandonnent
! »
« En faisant la paix avec les chrétiens, me répondit-il, je
me suis inspiré de la parole de Dieu qui dit dans le Coran : La
paix avec les infidèles doit dire considérée par les musulmans
comme une grève pendant laquelle ils doivent se préparer à
la guerre. » J’ai souscrit à des conditions que j’observerai tant
que les Français observeront celles que je leur ai imposées.
La durée de la paix dépendra de leur conduite à mon égard, et
pour la rupture, ce n’est point de mon côté qu’elle viendra.
Lorsque l’heure de Dieu aura sonné, ils me fourniront
eux-mêmes des causes plausibles de recommencer la guerre
sainte.
« J’espère en outre que les Français réfléchiront, d’un
côté aux sacrifi ces d’hommes et d’argent qu’ils ont faits, sans
avoir pu étendre leur domination au delà des murs de leurs forteresses,
et de l’autre à l’extension de ma domination qu’ont
acclamée, les tribus de toute l’Algérie où j’ai fait succéder
l’ordre et la tranquillité à l’anarchie et au désordre. J’espère,
dis-je, qu’ils renonceront à vouloir gouverner par la force un
peuple qui sera toujours leur plus mortel ennemi.
Les maîtres d’Alger les ont offensés, ils les ont chassés
par la permission de Dieu, qu’ils se contentent donc d’Alger.
Je regarde donc comme un bienfait de la Providence la
venue auprès de moi, Omar, car si tu es dévoué à la cause
musulmane, tu pourras m’aider puissamment à la faire triompher.
»
Voilà donc ce chef que je considérais comme un allié
sincère de la France, comme l’homme qui devait nous aider à
civiliser l’Algérie !
J’avoue qu’il joue un rôle bien plus noble que celui que
je lui attribuais. Il veut régénérer son peuple, il veut réveiller
sa foi, il veut chasser l’ennemi de sa patrie; quoi de plus louable
et de plus glorieux à son point de vue ?
Mais quelle sera ma position auprès de lui ? En le servant
fidèlement, ne serais-je pas amené forcément à desservir
mon pays ! Je ne désespère pas, toutefois; peut-être la paix
se prolongera-t-elle plus longtemps que je ne le pense, peutêtre
aussi les idées actuelles de l’émir se modifi eront-elles ?
En tout cas, je n’épargnerai nul effort pour tâcher de lui faire
comprendre tous les avantages qu’il peut retirer-d’une paix
longuement observée.
J’ai remarqué qu’il a des opinions très fausses sur
tout ce qui n’est pas son pays ; aussi, lorsque je serai plus
avant dans ses bonnes grâces et que je lui aurai inspiré de la
confi ance, mon premier souci sera-t-il de rectifi er ces opinions.
Ce qui porte surtout atteinte à l’optimisme, fond de mon
caractère, c’est la politique d’Abd el Kader. Elle est certes
très habile, mais elle menace nos intérêts et je dirai même
notre honneur national. Qu’on en juge : tandis que les Français,
peuple éclairé et civilisé, négligent les seuls avantages
que le traité de la Tafna pouvait leur procurer, tandis qu’ils
se confi ent en la bonne foi des Arabes et qu’ils se renferment
avec la plus incroyable sécurité dans des limites qu’ils ont
obscurément défi nies et qu’ils ne cherchent même pas à bien
connaître, Abd el Kader, soi-disant sultan ignorant et barbare,
s’empresse de tirer parti des clauses du traité qui lui sont favorables.
Il s’est d’abord dirigé sur Tlemcen, a pris tous les fusils
que les Français avaient donnés aux Turcs et aux Coulouglis
du méchouar, et a enrôlé, par force, trois cents de nos braves
alliés dans son armée régulière, en proclamant que la France
les lui a vendus par le traité de paix.
Tranquille de ce côté, il se dirige vers Tagdempt, combat
et soumet quelques tribus rebelles du Kabla (Sud), fait prisonnier
un marabout qui s’intitulait Moul el Saâ (maître de
l’heure) et qui avait la prétention de lutter contre son autorité,
et arrive dans la province de Tittery, d’où il combine la prise
en possession de l’immense région qui s’étend depuis notre
camp de Kara Mustapha, dans l’est de la Mitidja, jusqu’à
Constantine.
Mais, cette région ne fait pas partie du territoire
sur lequel le traité lui permet d’étendre sa domination.
Telle était, j’en suis certain, la pensée du général négociateur;
mais:cette pensée a été si mal exprimée en arabe
qu’Abd e1 Kader revendique le droit de faire reconnaître son,
autorité par les populations musulmanes qui occupent cette
région, et il l’exerce les armes à la main.
Il nomme Sid el Hadj.Mohamed ben Abd el Salem el
Mqkrani khalifa de la Medjana, et Ahmed ben Salem Oul’d
Sidi e1 Taieb: khalifa de Sebaou.
Dans toutes ses expéditions, il ne néglige pas de lever
l’impôt sur les tribus dont il traverse le territoire, d’abord
parce que cette mesure lui procure des ressources précieuses,
et aussi parce que, chez les indigènes, c’est le principal signe
de la souveraineté et qu’ils ne regardent pas comme maître réel
et légitime le chef qui n’exige pas le paiement de l’impôt.
Il se garde bien de communiquer aux Arabes la teneur
entière du traité ; il porte seulement à leur connaissance les
articles favorables à l’exécution de ses desseins. Du reste, ce
traité, ainsi qu’il a soin d’en faire répandre le bruit, ne peut
être, suivant l’esprit du Coran, qu’une trêve conclue avec les
infi dèles, afi n de mieux se préparer à recommencer el-djihâd,
la guerre sainte.
Cette politique, je le répète, renverse toutes mes idées.
Au lieu d’une paix franchement conclue, pendant laquelle
j’espérais coopérer avec un chef éclairé à la civilisation des
Arabes, j’entrevois un armistice qui sera funeste à la France.
Oh ! si l’on avait bien réfléchi que les Arabes de l’Algérie
sont encore les Numides qui combattaient les Romains il
y a deux mille ans, et qu’Abd el Kader est un Jugurtha qui, à
la haine du chef numide, contre les oppresseurs de son pays,
joint le fanatisme musulman ; si on avait lu avec attention les
traités si clairs et si laconiques que dictaient les Romains aux
peuples barbares qu’ils avaient vaincus, nous n’aurions pas
rempli deux longues pages d’un mauvais arabe que l’habileté
d’un des contractants devait interpréter aux dépens de l’autre.
Puissions-nous ne pas avoir trop à nous repentir de notre générosité
et d’une confi ance trop légèrement accordée !
.
LÉON ROCHES
Interprète en chef de l’armée d’Afrique,
Ancien secrétaire intime de l’émir Abd el Kader,
Ministre plénipotentiaire.
Dix ans à travers l’Islam
1834 - 1844
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