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Retour à Tipasa, 1952
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Quelque chose pourtant, pendant toutes ces années, me manquait obscurément. Quand une fois on a eu la chance d'aimer fortement, la vie se passe à chercher de nouveau cette ardeur et cette lumière. Le renoncement à la beauté et au bonheur sensuel qui lui est attaché, le service exclusif du malheur, demande une grandeur qui me manque. Mais, après tout, rien n'est vrai qui force à exclure. La beauté isolée finit par grimacer, la justice solitaire finit par opprimer. Qui veut servir l'une à l'exclusion de l'autre ne sert personne ni lui-même, et, finalement, sert deux fois l'injustice. Un jour vient où, à force de raisonnement, plus rien n'émerveille, tout est connu, la vie se passe à recommencer. C'est le temps de l'exil, de la vie sèche, des âmes mortes. Pour revivre, il faut une grâce, l'oubli de soi ou une patrie. Certains matins, au détour d'une rue, une délicieuse rosée tombe sur le cœur puis s'évapore. Mais la fraîcheur demeure encore et c'est elle, toujours, que le cœur exige. Il me fallait partir à nouveau.
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..."je redécouvrais à Tipasa qu'il fallait garder intactes en soi une fraicheur, une source de joie, aimer le jour qui échappe à l'injustice, et retourner au combat avec cette lumière conquise. Je retrouvais ici l'ancienne beauté, un ciel jeune, et je mesurais ma chance, comprenant enfin que dans les pires années de notre folie le souvenir de ce ciel ne m'avait pas quitté. C'était lui qui pour finir m'avait empêché de désespérer. J'avais toujours su que les ruines de Tipasa étaient plus jeunes que nos chantiers et nos décombres. Le monde y recommençait tous les jours dans une lumière toujours neuve. O lumière ! c'est le cri de tous les personnages placés, dans le drame antique, devant leur destin. Ce recours dernier était aussi le nôtre et je le savais maintenant. Au milieu de l'hiver, j'apprenais enfin qu'il y avait en moi un été invincible.
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( un extrait de "retour à Tipasa", Albert Camus, 1952)
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Allongés sur des petits tapis de soie de style persan, à l'ombre des oliviers millénaires, le pique-nique à Tipasa ,_ en arabe Tefassed, « l'abîmée » _, se transforme ce samedi en un moment béni des dieux. Il est normalement interdit. Mais Ali, 25 ans, lieutenant de gendarmerie, à la tête aujourd'hui d'une escorte de treize autres gendarmes, laisse faire. Discret, il surveille, de loin, avec ses hommes cachés derrière les oliviers, que tout se passe bien, ne voulant en rien gâcher la joie et le plaisir de ce « retour à Tipasa ».
Qui pourrait penser, ici, être dans une Algérie faite « de bruit et de fureur » où les assassinats et les massacres sont en ce moment quotidiens ? Ici, Ahmed, Leïla, Ferryal, Djamila et les autres viennent goûter à la paix des lieux dans le silence des ruines, brisé par les cris des mouettes alliés au chant des cigales. Ils ont choisi l'un des plus beaux endroits, tout en haut de la colline, avec une vue superbe sur la Méditerranée et le Mont Chenoua, au vert si sombre qu'il en paraît presque noir. C'était aussi le lieu favori de l'écrivain Albert Camus qui, le premier, chanta Tipasa (voir ci-contre). Une stèle lui rend hommage, sur laquelle est gravée l'une des phrases mythiques de Noces : « Je comprends ici ce qu'on appelle gloire : le droit d'aimer sans mesure ». Leila et ses amis en ont fait leur devise.
Une « Grande basilique chrétienne », sans doute construite au IVe siècle
« Comment pourrait-il en être autrement devant cette mer et ce ciel, au bleu parfois si semblable selon l'heure, devant ces colonnes, ces amphithéâtres, ces thermes, au beige rosé, virant au doré sous le soleil, mis en valeur par le vert des oliviers et des lentisques, ces arbrisseaux qui courent au milieu de toutes les vieilles pierres ? Que c'est beau ! », s'exclame la jeune fille étudiante en lettres. Leïla qui vit à Alger, à plus de 80 km de là, a fait le voeu de venir ici « au moins six fois dans l'année, pour me ressourcer. Quand il y a des massacres, j'en ai encore plus besoin ! » soupire-t-elle. « J'ai convaincu mes amis, étudiants comme moi, de faire de même. Des milliers et des milliers d'Algériens viennent à Tipasa. Ils sont comme envoûtés par son charme, mais un charme bénéfique. Qu'importe alors les tueries, les massacres, les barrages de policiers, de gendarmes, tout au long de la route ! ».
Tout à son plaisir d'être là, Ferryal, lui, regarde, silencieux, un jeune pêcheur au pied de la colline, là même où se baignait Albert Camus, avant de se retourner vers la « Grande basilique chrétienne », sans doute construite au IVe siècle, envahie par endroits d'absinthes et de genêts, aux fleurs toutes jaunes au printemps. « Je sais qu'à cet endroit, je foule une terre qui fût chrétienne, il y a bien longtemps. Je marche, comme vous, sur d'anciennes tombes de chrétiens, creusées dans le roc. Voyez, personne ne les a saccagées, personne n'a détruit la basilique. Cette présence chrétienne fait partie de notre histoire, même si nous, les Algériens, nous nous déchirons sur l'islam. Mais, moi, je crois à un islam tolérant, de la fraternité, ouvert aux autres. C'est ça, la « concorde civile » pour moi ! Cette concorde-là ne peut mourir ».
Nombreux furent les peuples à vouloir posséder la cité antique à l'abri des tempêtes
Tipasa est bien une cité antique de la Méditerranée, patrie des marins, dominant, comme bon nombre, une passe, elle-même à l'abri des tempêtes. Ils furent nombreux à vouloir la posséder : les Phéniciens, qui lui donnèrent son nom, les Romains, les Maures, les Berbères, les Vandales, les Byzantins et enfin les Arabes, avant que les Français aient aussi au coeur la passion pour les ruines de Tipasa...
Chaque époque a ses quartiers sur le magnifique site archéologique de Tipasa, à l'exception bien sûr des derniers « occupants », les Français, grands maîtres des fouilles pendant la colonisation. Il y a un cimetière punique d'un côté, les thermes et les villas romaines d'un autre, des sarcophages païens un peu plus loin ! Tout cela au beau milieu d'une végétation luxuriante. Et aujourd'hui, malgré la guerre, les fouilles se poursuivent...
La colline de Sainte-Salsa est l'une des plus belles nécropoles chrétiennes
Mais si la colline de la « Grande basilique », à l'ouest, est connue de tous les visiteurs algériens, ce n'est pas le cas de l'autre colline du site, celle de « Sainte-Salsa », à l'extrême-est. Et pourtant, la colline de Sainte-Salsa est l'une des plus belles nécropoles chrétiennes, chouchoutée et respectée par les archéologues algériens au nom de la préservation du patrimoine mondial mais aussi de la « fraternité des religions », bien loin d'être oubliée en Algérie, même en ces temps d'islamisme sanglant...
Vers le début du IVe siècle, Tipasa fut donc l'une des cités du royaume berbère de Maurétanie où la religion chrétienne fut pratiquée avec le plus de ferveur. La patronne de Tipasa était Sainte-Salsa, « toute jeune fille d'à peine quatorze ans, qui, dans son indignation de voir adorer au temple une idole de bronze, la jeta à terre, la brisa et en jeta la tête à la mer. Revenant au temple pour y chercher d'autres fragments, elle se heurta à la population qui la lapida et la précipita dans les flots... La mer se déchaîna dès qu'elle reçut le corps de l'enfant. Un marin venant de Gaule retrouva miraculeusement la petite morte. Dès lors, la mer s'apaisa et le vent tomba. Le corps de la jeune martyre fut porté dans une humble chapelle au-dessus même du port ». L'histoire de la petite Salsa est racontée... par un Tipasien du Ve siècle dont on peut trouver le texte à la Bibliothèque Nationale à Paris.
L'étrange « Mausolée royal maurétanien », sorte de ruche gigantesque
De tout temps, la petite Salsa a eu la vedette volée par un superbe et étrange Mausolée, circulaire, aux dimensions impressionnantes, sorte de ruche gigantesque, au volume de 80 000 m3, visible du site de Tipasa, mais à cinq kilomètres de là, sur la route d'Alger. « Vous, les Français, vous l'appeliez à tort le « Tombeau de la Chrétienne ». Nous, nous l'appelons depuis des années « le Mausolée royal maurétanien », souligne Hamid, 21 ans, les yeux bleus-verts, aux couleurs du ciel, de la mer et des oliviers, dont la famille est, dit-il, tipasienne « depuis des siècles ». « Surtout, ajoute-t-il en confidence, ne le prenez pas mal, mais en l'appelant ainsi, vous protégez le Mausolée. La région n'est pas sûre : elle est infestée de groupes armés islamistes. On ne sait jamais, ils pourraient s'en prendre au « Tombeau de la Chrétienne » et non au « Mausolée royal de Maurétanie »... »
Alors l'on rêve de trouver, comme Albert Camus, revenu à Tipasa après vingt ans d'absence, une petite pièce de monnaie datant de l'antiquité, « à une face visible, un beau visage de femme, écrit Camus, qui me répète tout ce que j'ai appris dans cette journée (...) : « Heureux celui des vivants sur cette terre qui a vu ces choses (1)»... la beauté immuable de Tipasa...
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Julia FICATIER
(1) Extraits de Noces à Tipasa et retour à Tipasa (cf Noces. Ed. Gallimard)
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Cherchez l'erreur :-
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A. Camus
Tipasa est à lui seul l’Algérie, cette terre ocre et rouge aux odeurs de la méditerranée, façade ouverte à la diversité des cultures et des langues où se mêlent l’Afrique, l’Europe et l’Orient. Camus a 23 ans, il revendique à la fois l’amour de la vie, de la beauté et de la lucidité; La barbarie humaine, les injustices, les humiliations du système colonial, la guerre qu’il pressent en Europe font partie du paysage. Tipasa, pleine de soupirs de la mer. En 1953, c’est un homme de 40 ans qui revient à Tipasa après avoir vécu les tyrannies, la guerre. Camus sait que son départ sera, cette fois une rupture définitive.
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Qui, après Camus, ose écrire sur Tipasa sans trembler ? La ville est tellement marquée par son empreinte qu'on est saisi de frayeur à l'idée d'en parler. C'est que Noces et Retour à Tipasa donnent le vertige. Ils demeureront à tout jamais l'étalon d'or pour évaluer tout texte que quiconque osera écrire sur une ville qui, si elle n'est peut-être pas habitée par les dieux, l'est certainement par l'âme de Camus. Qui ose défier Camus ? Tipasa lui appartient comme Paris appartient à Zola, Dublin à James Joyce et La Havane à Hemingway.
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Ali El Hadj Tahar
Texte paru dans TASSILI magazine n° 15
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LE MINOTAURE
LES AMANDIERS
PROMÉTHÉE Aux ENFERS
PETIT GUIDE POUR DES VILLES SANS PASSÉ
L'EXIL DHÉLÈNE
L'ÉNIGME
RETOUR À TIPASA
LA MER AU PLUS PRÈS
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Une édition électronique réalisée à partir du texte d'Albert Camus, L’ÉTÉ. Paris: Les Éditions Gallimard, 1954, 191 pp. Les Essais LXVIII. [Une édition numérique réalisée par François Gross, bénévole, France.]
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