- Synopsis -
Le lieu de la narration se situe à Alger, à une époque non déterminée mais qui se situe probablement dans les années trente, cette période correspond d’ailleurs à la jeunesse de Camus dans cette ville, où il est né en 1913. Le personnage principal, qui est aussi le narrateur, s’appelle Meursault, un modeste employé de bureau, ordinaire et athée, sans opinions ni convictions particulières. Meursault est une sorte d’anti-héros, terne et sans couleur, confronté à l'absurdité de l'existence. L'oeuvre est divisée en deux parties :
Première partie : l'existence de Meursault est présentée sous la forme d'un journal que tient le narrateur. Meursault y décrit avec application sa vie quotidienne, qui pourtant ne comporte pas d'événements significatifs. Survient alors la mort de sa mère, et son enterrement. Meursault accueille sans émotion cette disparition (il refuse de voir le corps de sa mère, il fume tranquillement durant la veillée funèbre). Durant l’enterrement, il suit avec indifférence le corbillard jusqu’au cimetière sous le puissant soleil d'Afrique du Nord. Le lendemain même de la mort de sa mère, il rencontre à la plage Marie Cardona, une ancienne collègue (extrait 1). Leur liaison commence immédiatement, ils se rendent le soir au cinéma pour voir un film comique puis passent la nuit ensemble. Plus tard, Marie exprime son désir de se marier avec Meursault, une idée que ce dernier accepte sans enthousiasme, comme si elle ne le concernait pas (extrait 2). Meursault admet qu’il n’éprouve pas de sentiment particulier envers la jeune femme, mais qu’il acceptera cette union si elle le désire. Enfin, cette première partie se termine sur un événement extraordinaire : sans motif apparent, sur une plage inondée de soleil, Meursault tue de quatre coups de revolver un Arabe qui semblait le menacer d'un couteau (extrait 3).
Deuxième partie : Meursault est jugé par un tribunal pour le meurtre qu’il a commis. Cette fois, le mode narratif change pour adopter la forme du récit rétrospectif, par lequel les actions de Meursault sont examinées et analysées par le procureur général qui mène l’accusation. Meursault ne choisit pas d’avocat pour le défendre, il accepte sa culpabilité sans paraître concerné. Meursault semble en fait assister à son procès comme témoin plutôt que comme accusé. Curieusement, au lieu de s’attacher à clarifier les circonstances du crime commis par Meursault, la justice se concentre sur la personnalité de Meursault, son athéisme, son indifférence envers la mort de sa mère, son caractère asocial, sa vie dissolue. Dans le contexte colonial de l’Algérie contrôlée par la France, l’assassinat d’un Arabe par un Français ne paraît pas avoir grande importance, Meursault aurait pu être facilement acquitté s’il avait plaidé la légitime défense. Pourtant, Meursault est finalement condamné à mort, plus pour son indifférence aux normes de la société que pour son crime.
Le comportement de Meursault est celui d’un étranger, étranger à la communauté sociale, aux moeurs, aux croyances, à la vie. "Ça m'est égal" est une phrase qu'il répète souvent, indiquant son éloignement des choses qui l'entourent. Son attitude envers la société est un crime d’indifférence. Même si Meursault n’en est pas conscient, il pressent l’absurdité du monde, l’absence d'un sens qui justifie fondamentalement l’existence.
La technique narrative de l'Etranger est caractéristique: les phrases brèves du récit se succèdent, sans apparentes articulations logiques entre elles. Le style indirect, volontairement sur-utilisé, provoque un sentiment de distance qui accentue l'étrangeté du personnage principal. L’usage du passé composé, plutôt que du passé simple, temps symbolique du récit romanesque, donne l'impression d'une accumulation de faits objectifs. Le lecteur éprouve ainsi un certain malaise, émanant de l'atmosphère pesante de l'oeuvre.
.
[Extrait 1 : Meursault et Marie à la plage]
J'ai pris le tram pour aller à l'établissement de bains du port. Là, j'ai plongé dans la passe. Il y avait beaucoup de jeunes gens. J'ai retrouvé dans l'eau Marie Cardona, une ancienne dactylo de mon bureau dont j'avais eu envie à l'époque. Elle aussi, je crois. Mais elle est partie peu après et nous n'avons pas eu le temps. Je l'ai aidée à monter sur une bouée et, dans ce mouvement, j'ai effleuré ses seins. J'étais encore dans l'eau quand elle était déjà à plat ventre sur la bouée. Elle s'est retournée vers moi. Elle avait les cheveux dans les yeux et elle riait. Je me suis hissé à côté d'elle sur la bouée. Il faisait bon et, comme en plaisantant, j'ai laissé ma tête en arrière et je l'ai posée sur son ventre. Elle n'a rien dit et je suis resté ainsi. J'avais tout le ciel dans les yeux et il était bleu et doré. Sous ma nuque, je sentais le ventre de Marie battre doucement. Nous sommes restés longtemps sur la bouée, à moitié endormis. Quand le soleil est devenu trop fort, elle a plongé et je l'ai suivie. Je l'ai rattrapée, j'ai passé ma main autour de sa taille et nous avons nagé ensemble. Elle riait toujours. Sur le quai, pendant que nous nous séchions, elle m'a dit : "Je suis plus brune que vous." Je lui ai demandé si elle voulait venir au cinéma, le soir. Elle a encore ri et m'a dit qu'elle avait envie de voir un film avec Fernandel. Quand nous nous sommes rhabillés, elle a eu l'air très surprise de me voir avec une cravate noire et elle m'a demandé si j'étais en deuil. Je lui ai dit que maman était morte. Comme elle voulait savoir depuis quand, j'ai répondu : "Depuis hier." Elle a eu un petit recul, mais n'a fait aucune remarque. J'ai eu envie de lui dire que ce n'était pas de ma faute, mais je me suis arrêté parce que j'ai pensé que je l'avais déjà dit à mon patron. Cela ne signifiait rien. De toute façon, on est toujours un peu fautif.
Le soir, Marie avait tout oublié. Le film était drôle par moments et puis vraiment trop bête. Elle avait sa jambe contre la mienne. Je lui caressais ses seins. Vers la fin de la séance, je l'ai embrassée, mais mal. En sortant, elle est venue chez moi.
Quand je me suis réveillé, Marie était partie. Elle m'avait expliqué qu'elle devait aller chez sa tante. J'ai pensé que c'était dimanche et cela m'a ennuyé : je n'aime pas le dimanche. Alors, je me suis retourné dans mon lit, j'ai cherché dans le traversin l'odeur de sel que les cheveux de Marie y avaient laissée et j'ai dormi jusquà dix heures.
.
[Extrait 2 : La demande en mariage]
Le soir, Marie est venue me chercher et m'a demandé si je voulais me marier avec elle. J'ai dit que cela m'était égal et que nous pourrions le faire si elle le voulait. Elle a voulu savoir alors si je l'aimais. J'ai répondu comme je l'avais déjà fait une fois, que cela ne signifiait rien mais que sans doute je ne l'aimais pas. "Pourquoi m'épouser alors?" a-t-elle dit. Je lui ai expliqué que cela n'avait aucune importance et que si elle le désirait, nous pouvions nous marier. D'ailleurs, c'était elle qui le demandait et moi je me contentais de dire oui. Elle a observé alors que le mariage était une chose grave. J'ai répondu : "Non." Elle s'est tue un moment et elle m'a regardé en silence. Puis elle a parlé. Elle voulait simplement savoir si j'aurais accepté la même proposition venant d'une autre femme, à qui je serais attaché de la même façon. J'ai dit : "Naturellement." Elle s'est demandé alors si elle m'aimait et moi, je ne pouvais rien savoir sur ce point. Après un autre moment de silence, elle a murmuré que j'étais bizarre, qu'elle m'aimait sans doute à cause de cela mais que peut-être un jour je la dégoûterais pour les mêmes raisons. Comme je me taisais, n'ayant rien à ajouter, elle m'a pris le bras en souriant et elle a déclaré qu'elle voulait se marier avec moi. J'ai répondu que nous le ferions dès qu'elle le voudrait. Je lui ai parlé alors de la proposition du patron et Marie m'a dit qu'elle aimerait connaître Paris. Je lui ai appris que j'y avais vécu dans un temps et elle m'a demandé comment c'était. Je lui ai dit : "C'est sale. Il y a des pigeons et des cours noires. Les gens ont la peau blanche."
.
[Extrait 3 : Le meurtre]
J'ai pensé que je n'avais qu'un demi-tour à faire et ce serait fini. Mais toute une plage vibrante de soleil se pressait derrière moi. J'ai fait quelques pas vers la source. L'Arabe n'a pas bougé. Malgré tout, il était encore assez loin. Peut-être à cause des ombres sur son visage, il avait l'air de rire. J'ai attendu. La brûlure du soleil gagnait mes joues et j'ai senti des gouttes de sueur s'amasser dans mes sourcils. C'était le même soleil que le jour où j'avais enterré maman et, comme alors, le front surtout me faisait mal et toutes ses veines battaient ensemble sous la peau. A cause de cette brûlure que je ne pouvais plus supporter, j'ai fait un mouvement en avant. Je savais que c'était stupide, que je ne me débarrasserais pas du soleil en me déplaçant d'un pas. Mais j'ai fait un pas, un seul pas en avant. Et cette fois, sans se soulever, l'Arabe a tiré son couteau qu'il m'a présenté dans le soleil. La lumière a giclé sur l'acier et c'était comme une longue lame étincelante qui m'atteignait au front. Au même instant, la sueur amassée dans mes sourcils a coulé d'un coup sur les paupières et les a recouvertes d'un voile tiède et épais. Mes yeux étaient aveuglés derrière ce rideau de larmes et de sel. Je ne sentais plus que les cymbales du soleil sur mon front et, indistinctement, le glaive éclatant jailli du couteau toujours en face de moi. Cette épée brûlante rongeait mes cils et fouillait mes yeux douloureux. C'est alors que tout a vacillé. La mer a charrié un souffle épais et ardent. Il m'a semblé que le ciel s'ouvrait de toute son étendue pour laisser pleuvoir du feu. Tout mon être s'est tendu et j'ai crispé ma main sur le revolver. La gâchette a cédé, j'ai touché le ventre poli de la crosse et c'est là, dans le bruit à la fois sec et assourdissant, que tout a commencé. J'ai secoué la sueur et le soleil. J'ai compris que j'avais détruit l'équilibre du jour, le silence exceptionnel d'une plage où j'avais été heureux. Alors, j'ai tiré encore quatre fois sur un corps inerte où les balles s'enfonçaient sans qu'il y parût. Et c'était comme quatre coups brefs que je frappais sur la porte du malheur.
.
Albert Camus, L'Étranger, 1942.
.
Denis C. Meyer-2009
Les commentaires récents